Questions de société

éditos

Savoir ou périr

Savoir ou périr

Les réformes de l’Éducation nationale forment en France un puzzle, dont l'image d'ensemble n'est plus un mystère : le projet vient mettre en concurrence tout ce qui peut l'être — établissements, enseignants et élèves. Dans On achève bien l'école, efficacement sous-titré Empêcher les professeurs d'enseigner et les élèves d'apprendre, Gabriel Perez rend compte des heures qu'en tant que professeur de philosophie, psychologue du travail et syndicaliste, il a consacrées à entendre ses collègues en souffrance. "À travers l’enchaînement des récits de travail, une réalité tout autre que le discours officiel sur l’école m’est apparue clairement : celle d’un monde éducatif où la fraude et la falsification des résultats sont devenues les nouvelles normes. À la triche des élèves pour s’assurer les bonnes grâces des algorithmes s’ajoutent désormais les notes clientélistes accordées par les enseignants pour sauver leurs heures de spécialité. Dès lors, un risque majeur pèse sur le système scolaire : celui d’aboutir à une déconnection structurelle entre les notes et le niveau réel des élèves." Et si la révolution organisationnelle de l’école constituait la préfiguration d’une véritable révolution politique ?

Bernard Lahire fait paraître de son côté un "Libelle" (Seuil) intitulé Savoir ou périr : à l'heure où les sciences sont attaquées de toutes parts, il devient vital de rompre avec ces logiques destructrices et de mettre en œuvre une politique révolutionnaire de l’enseignement et de la création scientifique.

Peut-être faudrait-il commencer par dénoncer Le mythe du prof héros, qui remonte aux "hussards noirs de la IIIe République" et qu’ont alimenté la littérature, la musique et le cinéma depuis cent-cinquante, comme nous y invite Jérémie Fontanieu. Du maître d’Albert Camus au Cercle des poètes disparus, la genèse critique de cette figure si populaire permet d’en présenter les zones d’ombre insoupçonnées : la solitude, l’épuisement et la culpabilité des enseignants, la passivité scolaire des élèves et des familles, le cynisme de l’Éducation nationale. Et si l’on arrêtait de demander aux profs d’être des héros ?

À contre courant, Flammarion réédite dans la collection Champs le plaidoyer de Maxime Rovere, L'École de la vie, qui montre que les savoirs sont les fruits de corps avides d’interactions, animés de blessures et de désirs. Et c’est précisément cette énergie, qui circule dans les conflits comme dans les dialogues, qui nous fait grandir. Étudier ne sert finalement qu’à une seule chose : apprendre à interagir avec les autres. Fabula vous invite à feuilleter l'ouvrage…

Écouter les morts avec les yeux

Écouter les morts avec les yeux

Les Éditions du Collège de France rééditent la leçon inaugurale de Roger Chartier, imprimée en 2008 chez Fayard. Son titre tient dans un vers de Quevedo, Écouter les morts avec les yeux, sous l'égide duquel le nouveau professeur avait souhaité placer un enseignement consacré "aux rôles de l'écrit dans les cultures qui, depuis la fin du Moyen Âge et jusqu'à notre présent, ont caractérisé les sociétés européennes". Relire ces pages aujourd'hui, c'est prendre la mesure des effets de la révolution numérique désormais accomplie, qui a bel et bien "brisé le lien ancien noué entre les textes et leur matérialité" en nous obligeant à "une radicale révision des gestes et des notions que nous associons à l'écrit".

Jeux de cartes

Jeux de cartes

Comment parler de ce que l’on a vu, aimé ou pas compris, après un spectacle ou une présentation de maquette ? Imaginé par Chloé Déchery & Marion Boudier et édité par Les Presses du Réel, Le Jeu des Cartes du Retour veut contribuer au développement d’une "culture du retour" dans les milieux de la création, de la diffusion et de l’enseignement artistique. Le jeu peut être utilisé dans différents contextes de réception : un bord plateau tout public après un spectacle, une sortie de résidence, une situation pédagogique, une répétition ouverte, etc. Les cartes sont des supports et des incitations pour accompagner l’exploration de différents regards et relations à l’œuvre. Elles proposent de conscientiser, de documenter et de partager ces expériences sensibles. Le jeu vient prolonger le travail des deux chercheuses, rendu public par l'ouvrage Artistes-chercheur·es, chercheur·es-artistes – Performer les savoirs, paru dans la Grande Collection ArTeC des mêmes Presses du Réel. Rappelons au passage, déjà saluée par Fabula, la plateforme Comment sont reçues les œuvres ? animée par des chercheurs et des chercheuses issu.es des études théâtrales, littéraires ou cinématographiques et de la sociologie de la culture (Anne-Claire Marpeau, Aurélien Maignant, Marine Lambolez).

Les Presses de la Sorbonne nouvelle éditent dans le même temps le Jeu des 7 vies de l’enseignante-chercheuse, conçu par Maud Pérez-Simon sur le  modèle du jeu des 7 familles : Gabriel, 12 ans, jette sur sa mère, maîtresse de conférences à l’université Sorbonne nouvelle, un regard amusé et critique. Ses dessins alertes croquent un quotidien dense et hétéroclite. 

Voir les aveugles

Voir les aveugles

Au cœur de la pratique et de la théorie de l'art, les yeux fonctionnent comme des outils de perception et d'évaluation, d'enregistrement et d'appréciation. Ils sont les instruments indispensables pour comprendre, déchiffrer, assimiler les réalités du monde et sont tout aussi indispensables pour en produire une interprétation dans ce que l'on nomme justement les arts visuels. Or, paradoxalement, une image hante toute l'histoire de l'art : celle de l'aveugle, de l'individu atteint de cécité. Dans Aveuglements. Les artistes et la cécité (Les Presses du Réel), Maurice Fréchuret propose une histoire de la représentation de la cécité et du regard porté sur les aveugles dans l'art, de Brueghel à Louise Bourgeois. Fabula vous invite à en découvrir quelques pages sur le site de l'éditeur…

(Illustr. : L'aveugle quelquesfois a consolé le voyant, Georges Rouault, 1914)

Un philosophe russe

Un philosophe russe

On connaissait Alexandre Kojève comme l’un des introducteurs de la pensée hégélienne en France par l’enseignement qu’il avait dispensé à l’École pratique des hautes études dans les années 1930. Un enseignement qui allait exercer une influence cruciale sur la philosophie d’après-guerre en raison de l’auditoire de choix qui le suivait, de Raymond Aron à Jacques Lacan en passant par Georges Bataille, Raymond Queneau ou Maurice Merleau-Ponty. On connaissait les grandes lignes de cette lecture de la Phénoménologie de l’esprit par le compte rendu qu’en avait donné Queneau en 1947 sous le titre d’Introduction à la lecture de Hegel. Mais c’est un Kojève bien différent que révèle le manuscrit  de Sophia, dont Nicolas Rambert vient de traduire le premier tome pour les éditions Gallimard. Livre au destin compliqué, écrit fiévreusement entre novembre 1940 et juin 1941 et laissé inachevé qui révèle un Kojève profondément enraciné dans la philosophie russe. Un Kojève, ensuite et surtout, qui donne à sa lecture de Hegel un tour résolument politique, si ce n’est propagandiste, en la plaçant sous le signe du "marxisme-léninisme-stalinisme". C’est une justification de l’URSS qu’il entreprend, en conceptualisant le rôle de l’Empire russe aux prises avec l’histoire universelle, c’est-à-dire contre l’Occident et la social-démocratie bourgeoise. Fabula vous invite à feuilleter quelques pages de ce premier volume…

Nicolas Rambert accompagne sa traduction d'un essai : La Conscience de Staline. Kojève et la philosophie russe (Gallimard), qui analyse la lutte entre la philosophie religieuse russe fondée par Soloviev dans le dernier tiers du XIXe siècle et la philosophie athée soviétique construite par Kojève : deux façons de penser la "parole" que la Russie devait lancer à la face du monde pour le transfigurer. Fabula vous propose d'en découvrir également un extrait…

Le Coran européen

Le Coran européen

Quel rôle a joué le Livre sacré de l’Islam, le Coran, dans l’histoire de la pensée européenne  ? Comment a-t-il été lu et compris en Europe depuis ses premières traductions au Moyen Âge ? Si on traduisait le Coran pour pouvoir mieux réfuter l’islam, ces traductions donnaient lieu à d’autres lectures moins polémiques : les Lumières, par exemple, y ont vu une célébration de la raison et de la religion naturelle, tandis que les romantiques l’ont salué comme étant un chef-d’œuvre littéraire… Pour des Européens non musulmans, le Coran est un objet ambigu, provoquant tour à tour la polémique, la fascination, et de l’admiration. La place complexe qu'occupe le Coran dans la culture européenne est au centre programme de recherche The European Qur n. Islamic Scripture in European Culture and Religion 1150-1850 (EuQu), financé par le Conseil européen de la recherche, qui a donné lieu à une série d’expositions au Weltmuseum de Vienne, à la Bibliothèque nationale de Tunisie, à la Bibliothèque municipale de Nantes et à l’Hospital Real de Granada. Un volume supervisé John Tolan, Naima Afif et Jan Loop vient également rendre publics les résultats de ces recherches, sous le titre Le Coran européen (Hermann). Une bande-dessinée documentaire, Safar, l'histoire du Coran en Europe, l'accompagne pour éclairer 700 ans d’échanges et de résistances, de découvertes et de luttes autour du Coran, entre les chrétiens d’Europe et les mondes musulmans.

Ce programme fait l'objet depuis avril dernier d'une campagne de diffamation d’abord orchestrée par les médias du groupe Bolloré, puis relayée par des députés RN et LR au Parlement européen. Fabula diffuse une tribune qui rappelle la nécessaire indépendance de la recherche scientifique.

À titre d'hommage à John Tolan, Philippe Josserand et Annick Peters-Custot publient aux Presses Universitaires de Rennes un fort ouvrage collectif : Au Moyen Âge et par-delà : Passeurs, échanges et transferts en Méditerranée

(Illustr. : Côtes de la mer Méditerranée. Carte marine de l'école majorquine, ca. 1660, Bibliothèque de l'Hôpital royal, Univ. de Grenade).

Brûler Pouchkine ?

Brûler Pouchkine ?

Statues déboulonnées, artistes russes dé-programmés, œuvres mises au ban : après le déclenchement de la guerre à grande échelle en Ukraine en 2022, les objets culturels russes se sont parfois retrouvés sur la sellette, accusés d'avoir été un maillon dans la généalogie de la violence. Que penser des suppressions des livres d'auteurs russes des bibliothèques ukrainiennes ? Après Portraits de l’écrivain romantique en conteur nocturne et Maître Tolstoï. L’instituteur dont vous ne voulez pas, Victoire Feuillebois publie Faut-il brûler Pouchkine ? aux éditions du CNRS, sur le site desquelles la page dédiée au livre demeure inaccessible sans que nul ne s'en émeuve. L'ouvrage cherche à comprendre pourquoi, dans le contexte de la guerre, la culture s'est retrouvée en première ligne. Comment se fait-il que l'art semble tout d'un coup l'ombre portée du pouvoir ? Pourquoi soupçonner que la " grande littérature russe " pourrait être chargée d'un message idéologique ? Que nous révèle la guerre en Ukraine sur la construction et la valorisation des fonctions sociale, politique ou existentielle de ces œuvres ? Rappelons qu'on peut lire au sommaire d'un récent Colloque en ligne de Fabula, "Le XIXe s. actuel ou intempestif", les prolégomènes de la réflexion de Victoire Feuillebois : "Regarde Pouchkine tomber : le phénomène du « Pouchkinopad » dans le contexte de la guerre à grande échelle en Ukraine". Et saluons aussi au passage le Dictionnaire amoureux de Pouchkine d'André Markowicz ?

(Le buste d'Alexandre Pouchkine est retiré de son socle, dans le centre d'Oujhorod en Ukraine, le 7 avril 2022)