Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2022
Novembre 2022 (volume 23, numéro 9)
titre article
Cyrille François

Le monde rural dans la littérature contemporaine

The rural world in contemporary literature
Jean-Yves Laurichesse, Lignes de terre. Écrire le monde rural aujourd’hui, Paris : Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque des lettres modernes », 2020, 339 p., EAN 9782406104018.

1Le titre de l’étude de Jean-Yves Laurichesse exploite une métaphore évoquant le lien étroit entre monde rural et littérature, où il n’est pas rare que le paysan apparaisse comme « figure paradoxale de l’écrivain » (p. 314). Citant plusieurs emplois métaphoriques du travail paysan pour décrire l’écriture littéraire depuis l’Antiquité1, l’auteur prévient toutefois son lecteur :

Gardons-nous de prendre ces différentes formulations pour des jeux un peu vains avec les mots. Les textes montrent qu’elles sont intimement vécues, car elles s’écrivent dans ce sentiment d’une perte que l’écriture tente de réparer, et comment le ferait-elle mieux qu’en se rêvant semblable à l’objet perdu, en faisant du geste d’écriture le reflet lointain, dérisoire peut-être, mais aussi sublimé, du geste paysan ? (p. 318)

2Le livre s’achève ainsi sur un avertissement qui invite à ne pas se méprendre sur les intentions de l’auteur : le sous-titre du livre, « écrire le monde rural aujourd’hui », ne délimite pas seulement un corpus contemporain, mais il repose sur une coupure temporelle nette entre l’époque actuelle et celle, disparue, à laquelle fait référence la « perte d’un objet perdu ». Dans le sillage d’Henri Mendras, qui avait décrété en 1967 la « fin des paysans » dans un ouvrage éponyme ayant fait date, Laurichesse se demande ce qu’il en est de la « littérature du monde rural »2 depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire depuis le moment historique marquant non pas « la fin de l’agriculture, ni la mort des campagnes, mais la fin de la civilisation paysanne telle qu’elle s’était perpétuée […] jusqu’à la Seconde Guerre mondiale » (p. 35). Prenant cet ouvrage comme « fil conducteur » (p. 282), ses Lignes de terre montrent que la « littérature de la terre » n’a pas disparu avec cette civilisation paysanne, mais qu’elle perdure sous d’autres formes, exploitant notamment la dimension de perte qui constitue le sujet du dernier chapitre (« Poétiques du perdu »).

Une thématique actuelle

3Le lien entre littérature et ruralité est une thématique actuelle, comme en témoignent plusieurs évènements, passés ou à venir, qui abordent la question selon différentes perspectives : littérature pour la jeunesse, genre du polar, ou encore « écrivains paysans »3. Malgré cette actualité de recherche, il manquait encore un livre de référence sur le monde rural dans la littérature contemporaine. Claire Jaquier a ouvert la voie en 2019, avec une étude qui abordait la question par une réflexion sur les lieux4. Laurichesse exploite un corpus plus ou moins proche (pour les écrivains français du moins, nous y reviendrons) en s’intéressant moins au « lieu » qu’à cette « civilisation » paysanne dont Mendras décrit la fin. C’est d’ailleurs dans ce sens extensif que l’on comprend le mot « monde » employé par l’auteur. L’expression « monde rural », dont l’introduction du livre rappelle la difficulté de le définir en opposition à un « monde urbain », dépasse ainsi les considérations socio-économiques et géographiques. On serait tenté de parler plutôt de « mondes ruraux », au pluriel, en considérant la diversité à l’œuvre dans les romans étudiés par Laurichesse, mais le singulier employé par l’auteur souligne une convergence de pensée, à défaut d’un référent géographique stable.

4Lignes de terre propose une étude d’une grande richesse sur seize auteurs contemporains (auxquels s’ajoute un corpus secondaire de onze auteurs) qui rend compte des différentes générations d’écrivains, mais aussi de leur « inscription biographique […] dans le monde rural » (p. 17). La trajectoire de Marie-Hélène Lafon, qui a grandi dans une ferme du Cantal, se distingue ainsi de celles d’auteurs qui ont fréquenté la campagne pendant leurs vacances d’été (à l’instar de Pierre Jourde). Si Laurichesse relève des points de convergence entre les auteurs, il est également sensible à leurs différences et souligne la diversité des œuvres portant sur le monde rural, notamment du point de vue générique, puisqu’il existe des récits de filiation, des récits d’enfance, des romans engagés, ou encore de romans de type « rural noir » (p. 319). L’analyse de plusieurs ouvrages d’un même écrivain permet en outre de prendre en compte l’évolution de sa poétique du monde rural.

5Le panorama est complet et convaincant, les œuvres sont bien présentées et les nombreuses citations permettent d’apprécier le style des auteurs, sans donner pour autant une impression de mosaïque, car les analyses encadrent efficacement les extraits et les inscrivent dans la problématique de l’étude.

Une étude bien documentée

6Dans son introduction, Laurichesse prend soin d’étayer son propos en s’appuyant sur les travaux d’historiens (Georges Duby et Armand Wallon), d’anthropologues (Philippe Descola), de géographes (Augustin Berque, Edward Soja), et de sociologues (Henri Mendras). Alors que le monde rural représente souvent une forme de retour à la nature et de rejet du monde urbain depuis les années 1970, l’auteur s’inspire de ces différentes études pour revenir sur les oppositions convenues nature/culture ou rural/urbain, et rappelle que la campagne est d’abord un espace gagné par l’être humain sur la nature « sauvage ». L’histoire du monde rural, telle qu’il l’envisage, remet ainsi les paysans au centre des considérations. Cependant, la « fin des paysans » étudiée par plusieurs sociologues et historiens ne coïncide pas, selon lui, avec la fin de la « littérature du monde rural », dont la tendance est plutôt croissante depuis les années 2000.

7Laurichesse développe ces différents points dans deux chapitres très clairs qui posent les bases de son étude. Le premier, intitulé « une histoire sociale et littéraire », met en parallèle l’évolution du monde rural et des œuvres littéraires qui le mettent en scène. Il y est question de révolutions sociales, démographiques et techniques qui mènent à un « âge d’or » entre 1852 et 1880, avant que ne frappent les guerres, entre autres. Les années d’après-guerre voient ensuite apparaître une série de révolutions techniques qui favorisent « le passage de la ferme à l’entreprise, du paysan au producteur » (p. 35), ce qui entraîne la « fin des paysans » décrite par Mendras.

8Le « roman de la terre » suit la même courbe et connaît lui aussi un « âge d’or » avec la publication de livres de René Bazin, Louis Pergaud, Émile Guillaumin, Ernest Pérochon, Maurice Genevoix, ou encore Henri Pourrat. Instrumentalisé par le régime de Vichy, le « roman de la terre » est ensuite discrédité, avant de connaître une nouvelle jeunesse dans les années 1970, quand le « retour à la terre » des mouvements anticapitalistes et des écologistes cherche à dépasser ses « connotations réactionnaires » (p. 41).

9Cet historique se termine comme annoncé par l’époque contemporaine. Face au déclin du nombre d’agriculteurs, malgré l’accroissement démographique des campagnes Laurichesse affirme que « monde rural et agriculture doivent être définitivement dissociés » et que « la distinction même entre ville et campagne devient relative » à la suite du développement de nouveaux espaces intermédiaires, ces campagnes urbanisées parfois désignées « par le mot-valise rurbain » (p. 44-45). La représentation littéraire de cette réalité contemporaine des campagnes est au cœur du deuxième chapitre.

10Ce chapitre, intitulé « Écritures contemporaines », présente les écrivains du corpus, que Laurichesse oppose à la « littérature de terroir », qui constitue selon lui une autre forme de « littérature du monde rural ». La distinction rejoint en partie celle de Dominique Viart entre « art » et « artisanat »5, mais repose principalement sur un article de Daniel Fabre opposant la « littérature “de terroir” », où « le territoire local impose a priori ses caractères typiques de l’écrivain qui le célèbre », et la « littérature “moderne” du monde rural », « déterminée par l’auteur qui choisit d’inventer une autre manière de territorialiser ses fictions »6.

11Les écrivains du corpus sont ensuite répartis en trois catégories reposant sur des regroupements par génération. La première concerne « les précurseurs » (Robert Marteau et Jean-Loup Trassard), qui ont « apporté un nouveau souffle à une littérature de la ruralité dégagée de son héritage régionaliste » (p. 61). La deuxième catégorie, « la génération de la fin », est portée par les écrivains nés dans les années 1950, qui voient « à la fois l’entrée de la France dans la modernité et la “fin des paysans” » (p. 64). Il s’agit de Pierre Michon, Pierre Bergounioux et de Richard Millet, déjà réunis dans une étude de Sylviane Coyault à laquelle renvoie Laurichesse7, qui ajoute quant à lui Pierre Jourde à cette liste. La troisième catégorie regroupe des écrivaines et écrivains nés pour la plupart après les années 1960 et qui publient à une époque postérieure à la « fin des paysans » : Marie-Hélène Lafon, Emmanuelle Pagano, Jean-Baptiste Del Amo, Aurélien Delsaux, André Bucher (né en 1946), Franck Bouysse, Benoît Minville et Michel Houellebecq (né en 1956).

L’espace & le temps

12Les trois chapitres centraux abordent la question de manière thématique, en comparant les dimensions géographique et temporelle dans les œuvres du corpus. Le troisième chapitre, « Les pays », dresse ainsi une cartographie des régions évoquées et s’intéresse à la manière de nommer les lieux. Laurichesse relève notamment que le Massif central « mérite bien son nom » (p. 80), puisqu’il est mis en scène dans une majorité des romans, qu’il s’agisse de la Creuse (Michon), de la Corrèze (Michelet, Bergounioux, Millet, Bouysse), du Cantal (Jourde, Lafon) ou de l’Aveyron (Pagano).

13Le chapitre 4, « Le temps d’avant », étudie ce que les œuvres du corpus « nous disent des campagnes “d’avant”, du temps de la civilisation paysanne » (p. 19). Ce temps d’avant peut être évoqué de plusieurs manières : en racontant une histoire qui se déroule à cette époque (Marteau) ; à travers l’histoire d’une famille sur plusieurs générations (Michelet, Millet) ; en situant le récit « dans le moment de bascule, ce moment de la fin qui permet de témoigner à la fois de ce que fut la civilisation rurale et de sa disparition accomplie ou prochaine » (p. 110 ; Trassard, Lafon) ; ou en plongeant dans ce passé « à partir d’un présent inscrit dans le texte » (p. 110 ; Michon, Millet, Pagano). Cette dimension temporelle permet d’aborder des caractéristiques de cette civilisation paysanne : le rapport à la terre et aux animaux, les travaux de la terre, la « vie matérielle », les relations familiales, ou encore les croyances.

14Reposant également sur une approche temporelle, le chapitre 5 s’intéresse à l’époque contemporaine, aux « campagnes au présent ». La méthode diffère des chapitres précédents, qui abordent chaque thématique dans une perspective comparatiste. Celui-ci propose une succession de monographies qui rendent compte des spécificités des œuvres que Laurichesse souhaite étudier « dans la diversité de leurs problématiques » (p. 19). Ce format permet d’offrir une analyse plus détaillée de certaines œuvres. L’auteur étudie chez Lafon la coexistence des « ultimes représentants de la civilisation paysanne et des formes de vie modernes qui témoignent d’une certaine adaptation des campagnes au monde d’aujourd’hui » (p. 193). Sérotonine, de Michel Houellebecq, permet d’aborder la crise agricole et les « luttes paysannes » ; Le Cœur blanc, de Catherine Poulain invite à se pencher sur la précarité, autour du travail des saisonniers. Sont abordés aussi la cause animale (Del Amo), qui permet une réflexion sur la bestialité, les grands espaces (Bucher), offrant un parallèle avec la littérature américaine, et le « rural noir » (Bouysse et Bucher), qui fait du monde rural le décor de romans policiers.

« Poétiques du perdu »

15Bien que le chapitre 5 souligne l’ouverture de la « littérature du monde rural » aux problématiques actuelles, Laurichesse termine son étude sur un point de convergence entre les œuvres du corpus, qui mettent en scène un sentiment de perte. C’est sans doute ce qui caractérise cette littérature postérieure à la « fin des paysans » : les auteurs thématisent la fin d’une époque, la perte d’un monde souvent lié à l’enfance8. Deux mélancolies coïncident alors, celle de la disparition de la civilisation paysanne et celle de l’enfance, « comme si la fin de la civilisation rurale était la métaphore de celle de l’enfance » (p. 282). Le nombre d’occurrences des mots « fin », « finir », « perdu », « dernier », et les évocations de la mort témoignent de cette nostalgie déployée dans les œuvres. L’analyse aurait sans doute gagné ici à s’appuyer sur la notion de « paradigme des derniers », introduite par Daniel Fabre9. Le constat d’une fin, vers lequel convergent les auteurs, provoque un besoin de raconter : il s’agit moins, cependant, de préserver un patrimoine culturel sur le point de disparaître, que de dire la perte d’une civilisation10, d’un « monde », selon le titre de Laurichesse qui prend ici tout son sens. Le corpus retenu par l’auteur permet par ailleurs de prolonger la pensée de Fabre en s’interrogeant sur ce qui vient « après les derniers », pour reprendre l’oxymore de Lignes de terre : « La fin, et après ? ». Certains auteurs sont des témoins directs de cette fin, alors que d’autres sont nés bien plus tard. Mettre en scène les « derniers » ne répond plus alors à l’urgence de préserver un patrimoine, mais procède bien de ce que Laurichesse nomme une « poétique du perdu », puisque l’époque est déjà révolue.

16Le sentiment de perte concerne également la langue, autour de la question du patois, qui était « proscrit en classe » (p. 312). Les écrivains n’ont pas tous la même manière de l’aborder dans leurs romans, mais la relation entre les « petites langues » et la « belle langue » est centrale11. Elle touche également la question du style : les auteurs du corpus cherchent à bousculer la « belle langue » des dominants tout en proposant une « littérature contemporaine formellement exigeante » (p. 302-305).

17Ces « poétiques du perdu » constituent un point commun entre les auteurs étudiés dans Lignes de terre. Néanmoins, la conclusion souligne à nouveau leurs différences, indiquant que l’intérêt des écrivains pour le monde rural peut porter sur divers éléments. Laurichesse évoque notre rapport à l’espace et au temps, et plus particulièrement à l’enfance, qui entraîne un « désir de retrouver, par l’écriture et par la lecture, ces expériences premières » du monde rural dans l’enfance ; notre rapport à l’identité collective, car la « société tout entière [chercherait] dans son passé paysan […] les éléments d’une identité que la révolution technologique, l’accélération des mutations économiques, sociales et culturelles, ont mise à mal » ; ainsi qu’une « manière de prendre en charge les maux de notre époque », « pour dire les inquiétudes, voire les angoisses collectives d’aujourd’hui » et tenter de « réparer le monde »12 (p. 320-321).

Après la fin

18La richesse du corpus retenu et des chapitres introductifs font de Lignes de terre un ouvrage de référence sur la « littérature du monde rural ». Les analyses des chapitres centraux présentent également une étude des plus pertinentes sur la littérature contemporaine et sur certains de ses auteurs les plus créatifs. La dimension stylistique abordée dans le denier chapitre souligne d’ailleurs l’intérêt de ces auteurs pour « l’invention de nouvelles formes » (p. 306) et l’on imagine qu’il y aurait là matière à de futures études. D’autres recherches pourraient également se pencher sur la réception des romans afin de voir comment les comptes rendus envisagent (le cas échéant) les thématiques analysées par Laurichesse.

19Il s’agit là de pistes à explorer que l’on ne pourrait reprocher à l’auteur de ne pas avoir prises en compte dans son étude. Un point, en revanche, aurait mérité une place dans ce livre : la comparaison avec des œuvres étrangères, y compris de pays francophones comme la Belgique ou la Suisse, qui présentent des politiques agricoles différentes de celles de la France. Les États-Unis sont évoqués par endroits, en fonction de l’influence de certains auteurs (William Faulkner, Ron Rash, Larry Brown, etc.), mais d’autres œuvres plus proches pourraient offrir des points de comparaison intéressants. On pense par exemple à Campagne perdue, de Gustave Roud13, dont le titre fait écho au dernier chapitre du livre de Laurichesse.

20L’extrait de Ma vie parmi les ombres placé en exergue de Lignes de terre mentionne ainsi l’« un des derniers étés de la paysannerie européenne »14. Cette expérience est en effet partagée avec d’autres pays, comme le rappelle Laurichesse lui-même lorsqu’il parle de « contexte européen, voire mondialisé » (p. 15) ou d’une « très forte identité [du monde paysan traditionnel] à l’échelle non seulement nationale, mais européenne voire au-delà » (p. 321). Il rappelle cependant certaines caractéristiques françaises, notamment dans la partition ente une « littérature régionaliste [qui] ne pourrait prétendre à une valeur artistique selon les critères de la modernité » et « une autre littérature de la terre [qui] accèderait à la légitimité de la “vraie”, voire de la “grande” littérature » (p. 57)15. Ces différents points susciteront peut-être la curiosité des lecteurs qui aimeraient savoir plus précisément ce que la « littérature du monde rural » française partage avec celles de ses voisins, et ce qui les distingue. L’ouvrage de Claire Jaquier propose une première comparaison en mettant en relation les écrivains français du corpus de Lignes de terre avec des écrivains romands16.

21La comparaison pourrait également se déployer sur l’axe diachronique. Le premier chapitre du livre présente « L’âge d’or du roman de la terre », mais il serait aussi intéressant de voir si les thématiques étudiées dans les romans contemporains étaient déjà abordées par les écrivains « d’avant la fin des paysans », et, le cas échéant, de quelles manières. Notons ainsi que les métaphores de la terre pour décrire l’activité d’écriture étaient déjà employées au début du XXe siècle, notamment par Émile Guillaumin, alors que le geste paysan n’était pas encore « perdu »17. Elles donnaient plutôt à voir l’écriture comme un travail d’artisan précis et exigeant.

*

22Si l’on pouvait craindre que la « fin des paysans » annoncée par Mendras entraîne également la disparition d’un certain regard littéraire sur le monde rural, Laurichesse montre au contraire que « notre époque n’en a pas fini avec le monde rural » (p. 18), car « le sentiment que quelque chose d’essentiel s’est perdu avec la “civilisation paysanne” hante les poétiques contemporaines »18. Lignes de terre le prouve magistralement, et les œuvres mentionnées dans la conclusion indiquent que la tendance se poursuit au-delà de la période prise en compte dans l’étude.