De Ramuz aux romans ruraux contemporains, la « salutation paysanne » revisitée
1Ramuz fut-il un « écologiste visionnaire », comme le suggérait l’appel du colloque de Sion, ou même un « remarquable lanceur d’alerte »1 ? Nul doute que nombre de textes de Ramuz énoncent des questions qui nous paraissent prémonitoires. Ainsi lorsqu’il interroge le progrès, dans Questions (1935) :
Jusqu’où peut aller ce qu’on appelle le progrès ? En d’autres termes […] : jusqu’où la nature va-t-elle se laisser faire ?
Nous voyons bien qu’elle cède à notre pression sur elle : nous voyons mal quelles seront ses réactions.
L’expérience ne fait guère que commencer : nous voyons bien les forces que nous lui empruntons, nous ne voyons pas encore très bien si elle ne va pas les retourner contre nous une fois ou l’autre. […] N’avons-nous pas à craindre quelque terrible retour de manivelle ?2
2Les craintes de Ramuz, exprimées ici sur un ton prophétique, personnalisent la nature et lui prêtent une intentionnalité. Si la rhétorique de la vengeance est efficace, elle n’obsède pas celui qui affirme ailleurs, en matérialiste, que l’homme fait partie de la nature et que la conscience, loin d’être une faculté spécifiquement humaine, appartient tout aussi bien aux êtres vivants :
on oublie souvent que la nature n’est pas qu’extérieure à l’homme, qu’elle est encore intérieure à lui. L’homme qui modifie la nature extérieure est aussi incessamment modifié par elle dans ses dedans.3
3Si Ramuz ne voit « pas encore très bien » comment les menaces vont se concrétiser, nous le savons très bien, en 2023. Dès lors, ne cédons-nous pas à une forme d’illusion rétrospective en interprétant les inquiétudes de l’essayiste dans les termes d’une clairvoyante intuition de l’avenir ? Il convient de rappeler en tout cas que ses positions à l’égard du progrès sont partagées : elles relèvent d’un courant d’opinion historiquement situé, qui dénonce en particulier le sacrifice de la culture paysanne traditionnelle, au profit de l’innovation technique, de la mécanisation et de l’économie de marché.4
4Ramuz fait un usage littéraire fécond de la figure du paysan : sur une vision historiquement documentée du déclin du monde paysan, mais orientée aussi par une méfiance idéologique à l’égard du progrès, il greffe non seulement une éthique, fondée sur une homologie entre l’attitude du paysan et celle du poète, mais aussi une poétique avant-gardiste qui assimile la langue et le style du poète au geste du paysan. Construit dès Raison d’être, cet imaginaire de la création se développe jusque dans les années 1930 et devient une pensée globale, comprenant une réflexion politique et des convictions métaphysiques. Cette matière paysanne intensément interrogée, explorée et exploitée permet à Ramuz de poser un diagnostic aujourd’hui peu contesté, par lequel nous expliquons la crise climatique et environnementale. Mais un diagnostic résulte d’une recherche des causes, et non pas d’une vision du futur. Ramuz est donc moins visionnaire que doué d’intelligence historique et de compréhension anthropologique. Soixante ans avant que Philippe Descola ne parle de ce « grand partage »5 construit en Occident à partir du XVIe siècle, qui oppose la nature et la culture, la science et les croyances, l’esprit rationnel et la magie, Ramuz décrit en poète ce que l’anthropologue français nomme « naturalisme », opposant le type de relation à la nature qui est le nôtre à l’« animisme », cosmologie propre à certaines sociétés amérindiennes qu’il a longuement fréquentées. En témoigne cette note du journal de juin 1940 :
Nous ne sommes plus reliés à rien. Le primitif ne dispose pas de moyens rationnels pour s’expliquer le monde ; il ne dispose que de raisons affectives, mais qui du moins lui permettent de donner un sens à ce qu’il perçoit, étroitement relié par là à ce qui est, car tout s’anime, la terre, l’eau, l’air, le feu ; et, s’il ne connaît pas le monde, du moins le monde le connaît. Le primitif « communique », nous ne communiquons plus. Nous sommes séparés de la nature par la connaissance que nous en avons ou que nous croyons en avoir, par les pouvoirs nouveaux que nous en avons tirés et qui nous donnent le pas sur elle.6
5Ramuz porte un jugement sur la relation d’extériorité que l’homme civilisé entretient avec la nature et nourrit un espoir : l’avatar contemporain du primitif – le paysan, tout comme le poète qui en adopte la « Weltanschauung »7 – pourrait venir guérir l’homme civilisé, comme il en forme le vœu dans Besoin de grandeur (1937).
6Ramuz attribue à la figure mythique et littéraire du paysan intemporel des fonctions et un rôle majeurs et lui accorde une grande dignité, même si son espoir dans une régénération du monde social demeure mesuré.
Statut littéraire du paysan et du monde rural après Ramuz
7Qu’est-ce que la littérature fait du paysan et du monde rural dans les décennies suivantes, et jusqu’à nous ? Ramuz est-il l’inspirateur de modèles ou de formes qui font souche dans la littérature ultérieure ? Des traces ou des réminiscences de son paysan intemporel sont-elles perceptibles dans les décennies de l’après-guerre et, à partir des années 1980, dans la littérature contemporaine ?
8La disparition du type historique qu’est le terrien est annoncée de manière récurrente après la Première Guerre, cependant le paysan et la ruralité demeurent des sujets littéraires vivaces, même après la Deuxième Guerre, quand tout pourrait compromettre leur survie littéraire. La civilisation paysanne traditionnelle perd en effet la dignité, voire le rôle salvateur que Ramuz, Gustave Roud, Henri Pourrat ou Jean Giono leur prêtaient et qui justifiaient leur célébration. Les causes de cette perte de légitimité sont connues8 : d’abord le discrédit idéologique qui frappe la littérature de terroir, soupçonnée d’avoir contribué au succès de l’idéologie nationale-socialiste du Blut und Boden ; puis, à partir des années 1970, la mise en lumière des perturbations environnementales, des méfaits de l’élevage industriel et du rôle de l’agriculture dans la crise écologique.
9Les sujets ruraux ne disparaissent pas pour autant de la littérature. On peut identifier deux générations d’écrivains postérieures à Ramuz, qui comme lui ont inscrit les figures et les valeurs rurales dans leur univers personnel. La première rassemble des auteurs nés vers le milieu du XXe siècle, auxquels on peut associer Michel Serres, avec son essai Le Contrat naturel (1990), et Jean-Loup Trassard qui fait figure de précurseur9. Ayant assisté en direct à la réalité de la déprise agricole ou de l’exode rural, ils considèrent ce monde perdu avec plus ou moins de nostalgie et de mélancolie, en disant leur attachement et leur solidarité à son égard (Bergounioux), mais en recourant aussi parfois à la violence dénonciatrice (Rochat), au détachement cynique (Jourde) ou à la révolte contre l’aliénation sociale induite par le progrès (Sterchi). Une deuxième génération regroupe des auteurs nés à partir des années 1960. Ils ont su et compris très tôt quant à eux, dès l’enfance, que le monde rural traditionnel était condamné10. Leur détachement est beaucoup plus sensible que dans la génération de 1950. Les traces subsistantes de la ruralité les intéressent, les fascinent parfois, mais les détournent de toute forme de nostalgie, de regret ou de déploration, au profit de l’humour et de l’ironie, de la violence énonciative (Revaz), du burlesque et de la satire (Maggetti).
Gustave Roud héritier de la « salutation paysanne »
10On peut se demander s’il est possible de repérer, entre Ramuz, mort en 1947, et les générations d’écrivains de la ruralité qui le suivent, une transmission, une filiation, des héritages ou des traces d’intertextualité. L’héritier direct, qui prolonge et en même temps renouvelle l’imaginaire ramuzien du paysan et du monde rural, est assurément Gustave Roud, né en 1897, à peine vingt ans après le romancier. Parmi la dizaine de textes critiques ou d’hommages que Roud a consacrés à Ramuz11, citons d’abord ces lignes de 1957, où le poète rend hommage à la lucidité de son aîné à l’égard du monde paysan et de son évolution :
Il recherchait ses traits d’autrefois, tels qu’on peut les lire encore dans une belle architecture campagnarde, par exemple, du temps où l’artisanat possédait encore un vrai pouvoir créateur. Ramuz lisait aussi mieux que personne ses traits actuels et prévoyait encore sa figure à venir, les bouleversements profonds qui s’annonçaient, tels que le triomphe de la machine et l’empire absolu de la chimie, cela non sans tristesse, parce qu’il y déchiffrait la fin proche de son monde paysan à lui, d’un certain climat où une vaste part de son œuvre avait pu naître et grandir.12
11Dans un texte antérieur, Roud souligne la vertu de « salutation », propre aux textes de Ramuz :
Ce regard [celui de Ramuz] a donné ce pays à lui-même. Il se connaît enfin. Il a été dit par le poète. Il a été salué par le poète.
Rien en lui, […], rien qui n’ait tiré de cette salutation un surcroît d’existence.
Ou même, – sa seule existence.13
12Le regard de Ramuz, son attention aux lieux, aux choses, aux paysages et aux gestes de métier, Roud assurément s’en est inspiré. L’œuvre de Roud compte nombre de textes d’inspiration ramuzienne, qui font penser au premier morceau de Salutation paysanne (1921), où l’on voit le personnage de l’amant sortir du bois où il a « connu » Louise, marcher puis s’arrêter pour saluer un à un les parties du paysage et les êtres vivants qui le peuplent. En voici un exemple :
J’ai suivi sous le soleil déjà chaud un chemin de pierre et de tuile écrasée, de longues flaques d’ombre bleue aux ornières profondes. C’est vers la fin de juillet, le temps où les moissons achèvent de mûrir ; les champs d’avoine ont la couleur bleuâtre d’une eau épaisse et trouble, ceux de froment et de seigle sont encore verts ou déjà devenus jaunes. Debout dans l’odeur étrange des pavots en fleurs, je considère, comme on écoute un chant, la double couleur de cet espace de corolles pressées, transparentes dans le soleil, d’un bleu délicat dans l’ombre que verse un chêne solitaire.14
13Le promeneur est d’abord en mouvement, il marche dans la campagne, à un moment précis de l’année. Il est attentif à un environnement, à un climat révélés par les couleurs et les jeux de lumière, puis il s’arrête : « debout », il « considère » le champ de pavots qu’il a devant lui, avec trois de ses sens : la vue, l’odorat, l’ouïe. La description des pavots est le fruit d’un processus de perception où sont impliqués un corps en mouvement dans un temps et un lieu définis, un engagement sensoriel intense et l’attention d’un sujet. Comme il le dit à propos de Ramuz, Roud donne « un surcroît d’existence » à cet espace et à ce champ de pavots, en le saluant, en faisant écho et en rendant justice à son « chant ».
14Dans plusieurs des textes, composés entre 1917 et 1920 et réunis sous le titre « L’atelier de Salutation paysanne » – par exemple « Description de ce que je vois » ou « Trains contre la pente », – Ramuz tente de cerner ce qui constitue l’attitude et l’opération par lesquelles le poète perçoit, salue et fait advenir un monde où se révèle dans le texte la communion d’un pays – il s’agit le plus souvent d’un lieu rural –, des gens qui y vivent et des choses qui le constituent. Alors que la nouvelle intitulée « Salutation paysanne » qui ouvre le recueil de 1921 est écrite tardivement15, le dispositif qui donne lieu à la reconnaissance du pays par la salutation s’élabore sur plusieurs années de travail. Ramuz développe en 1913 déjà, dans un morceau inédit intitulé « Salutation au lac »16, l’idée de l’adresse et de l’interpellation d’un élément du pays. Le lac est salué à la deuxième personne du singulier par un sujet qui le contemple, assis en face de lui : « Tel que tu es, je te salue et cherche pour te saluer non les grands mots de la poésie, mais le langage coutumier d’ici, quand deux pêcheurs se rencontrent, et ils parlent encore patois. »17 Le texte met en scène la salutation du sujet et la réponse du lac, en un colloque où les deux entités, l’une humaine, l’autre vivante, se reconnaissent et éprouvent leur identité profonde ainsi que leurs transformations potentielles.
15La « salutation paysanne » est tout le contraire d’un défilé de choses vues et décrites par un regard spectateur et extérieur au spectacle contemplé. Elle n’est pas un morceau descriptif ponctué d’exclamations lyriques ; elle n’est pas un jugement d’existence, un « c’est beau » qui qualifierait le monde ; elle n’est pas non plus une scène d’idylle rurale. La « salutation paysanne » est un récit d’expérience. Faite d’une succession d’étapes, elle intègre le sujet dans le monde des objets qu’il salue et auxquels il se trouve accordé par un engagement corporel et perceptif. Des circonstances de temps et de lieu sont requises, qui déterminent l’acte d’un sujet qui prend acte du réel dans l’acte de la marche, avant de s’arrêter pour mieux éprouver son contact avec la matière, présence extérieure qui devient « matière du dedans » :
Que soient sur cette page les régions que nous portons en nous, toute cette sainte matière, cette matière du dedans qu’il faut faire sentir et toucher ; qu’appellent-ils esprit que je n’appelle d’abord matière ? Et l’esprit n’est rien sans cette présence, – sentie, perçue, vue, touchée, respirée, – où ensuite seulement il trouve son habitation, l’élevant par là même à plus de dignité, à plus de durée ; élevant les formes à la forme ; élevant au général ce qui est particulier.18
16La « salutation paysanne » est le fruit d’une participation, d’une adhésion charnelle du sujet au monde. Elle témoigne d’une expérience euphorique, sorte de révélation du sacré qui a chez Ramuz les traits de l’extase mystique, et chez Roud ceux de la manifestation d’un lien entre la terre et le ciel19. C’est le cas en particulier lorsque la salutation rend compte du désir interdit pour le corps des paysans. « Sommeil », l’un des poèmes en prose d’Essai pour un paradis, fait advenir en la saluant la grâce d’Aimé endormi :
C’est un moissonneur qui dort au midi d’août dans l’herbe flétrie. Caressé par le vent, caressé par la glissante ombre des nuages plus hauts que le soleil, caressé par les cloches de midi que le feu de cent clochers roule comme une fumée sur le monde, homme de toute éternité choisi pour être celui qui est, en qui terre et ciel se complaisent parce qu’en eux il s’est complu. La terre le donne au ciel, à l’extrême de sa colline la plus pure, la première visitée par l’aurore. Aimé ! laissez-moi lui donner son nom ; que soit dite une fois au moins la salutation attendue ! Et mon devoir me sera remis.20
17Le paysan devient une sorte de dieu « offert comme sur un autel parmi le peuple des collines prosternées sous leur vêture de froment dans la fournaise, jusqu’à la neige pure des montagnes »21. Contemplé, nommé, tutoyé, touché par le geste lyrique, Aimé est métamorphosé en « fils de la terre »22, relié au ciel dans une union à la fois amoureuse et cosmique.
18Omniprésente dans les textes de Roud, l’apostrophe « ô » signale une adresse qui est à la fois une invocation : outre le paysan désiré ou le « frère » interpellé, un paysage, une terre, un pays, des constellations, des fleurs sont appelés, comme l’est aussi la rivière dans un poème inédit de jeunesse intitulé « l’inverse lumière » :
Et maintenant, debout sur le sable, ô rivière,
je regarde, les yeux baissés vers ta lumière,
l’arbre dont le reflet penche vers l’autre bord
un éblouissement de larges feuilles d’or.23
19L’adresse lyrique vise à atteindre un être du monde, muet le plus souvent, mais sollicitant néanmoins une réponse humaine :
Élans, tendresse inaccoutumée pour tout ce qui m’entoure. Adoration ? Salutation du moins, et vers le moindre brin d’herbe. Les moissons sont si belles (et si beau leur accord retrouvé sous le soleil du soir avec le vert épais des prairies et des arbres) qu’il me semble sans cesse avoir à les dire, et ce monde qui cherche avec une plénitude émouvante la plénitude correspondante d’une voix me submerge et me travaille. À son épanouissement (sourdement l’idée, par éclairs, de son déclin et d’un hiver à venir) mon épanouissement de paroles devrait répondre. Ma muette adoration ne m’apporte ni délivrance ni repos.24
20Salué, le monde répond, il « cherche avec une plénitude émouvante la plénitude correspondante d’une voix ». Sans partager les certitudes romantiques quant aux voix de la nature qui relaient la voix du divin, Roud veut croire à l’entretien toujours possible avec le monde vivant, en deçà du verbe humain :
Est-ce que c’est tellement puéril au reste, cette espèce de salutation dans l’ombre aux fleurs déjà grises qui se ferment sous la rosée ? Elle me venait aux lèvres comme un jet de sang. Nulle réponse, ou une réponse comme éparse et vague qui m’était douce. Qu’importe si je l’inventais ? Mais je ne le crois pas : un matin, sur la route de R., au bord d’une prairie où le troupeau des fleurs buvait le soleil de ses milliers de lèvres fragiles, une touffe bleue a frôlé ma main, puis s’est lentement redressée. Pourtant l’air était mort.25
21De même, « Épaule », l’un des textes qui composent Pour un moissonneur, s’ouvre sur une adresse aux fleurs qui instaure un échange entre les « voix sans lèvres » et les noms par lesquels le poète les salue :
Fleurs des talus sans rosée, pitoyables au voyageur, qui le saluez une à une, douces à son ombre, douces à cette tête sans pensée qu’il appuie en tremblant contre vos visages, signes, timide appel, caresse à l’homme qui ne sait plus rien des hommes sinon ce murmure d’une voix sans lèvres et le frôlement des suppliantes ombres, vous tout autour de l’année comme une couronne de présences, la petite étoile du faux-fraisier sous sa frange de neige noircie (un papillon nu s’est trompé de soleil et vacille comme une feuille morte), l’épi du sainfoin rose, la scabieuse de laine, bleue comme le regard de mon ami perdu, la sauge, la sauge de novembre refleurie et la brunelle, vous que je nomme et vous que je ne sais plus nommer, […]
22Muette aussi bien que les fleurs, une étoile adresse au poète qui l’observe une « salutation indubitable » :
La tête tournée (par hasard) vers le rectangle plus pâle que dessine aux montants de la fenêtre le ciel de nuit scié à sa base par l’arête des montagnes, les yeux rouverts (par hasard) sur ce vide espace, on voit naître soudain quelque chose de si pur qu’il point l’âme et l’œil tout ensemble, quelque chose d’immense et d’imperceptible, un timide appel, une salutation indubitable, une palpitation suprême à l’autre bout du monde, le suprême écho d’une danse de la lumière au fond de l’univers, un scintillement fauve, puis argent, puis rose, puis vert, puis doré, puis fauve, puis d’argent.
Une étoile.26
23Si la salutation est chez Ramuz comme chez Roud l’expression d’un accord et d’un échange, d’une participation avec le monde, elle implique chez le plus jeune une réciprocité. Roud postule en effet une réactivité possible des êtres naturels. Il ne croit pas à l’impassibilité de la nature :
J’ai toujours souri de l’impassible théâtre27 : non, la nature sent nos adorations, elle appelle, elle désire elle aussi l’échange ; bien plus, elle en vit.28
Marie-Hélène Lafon à l’école de Ramuz
24Après Roud, arrêtons-nous à un autre cas de transmission explicite, cinquante ans après la mort de Ramuz : en 1996, Marie-Hélène Lafon lit « La faneuse dans son pré », dans Salutation paysanne. Elle raconte une première fois cette découverte – elle ne connaissait qu’Aline, jusque là – dans le cadre d’une table ronde lors du colloque de Tours en 201429. Elle reprend dans Les étés, en 2016, le récit de cette découverte de Ramuz, à la faveur d’une rencontre à Ambert, en août 1996, avec Jérôme Meizoz qui lui offre son exemplaire de Salutation paysanne. En ouverture des Étés, elle cite quelques phrases de la nouvelle de Ramuz :
Les bras qu’elle allonge vont en avant, reviennent. Les deux bras qu’elle tend ensemble, il faut savoir. L’une des mains glisse le long du manche poli par le frottement, l’autre tient le manche serré ; le coude remonte dans le mouvement d’avant en arrière qu’il a. Ensuite elle donne un coup sec des deux bras.
J’aurais voulu écrire ça, avec ces mots impeccables, cette poignée de points, les virgules, et le point-virgule ; j’aurais voulu l’écrire au corps à corps avec le geste immémorial et la phrase têtue ; c’est « La Faneuse dans son pré », celle de Ramuz, qui sait tout dire, au plus serré, sans faire le malin.
Le geste de cette faneuse suisse de 1921 fut le mien, le nôtre, quand, dans les étés des années soixante-dix, ma sœur aînée et moi râtelions au bord de la Santoire.30
25Marie-Hélène Lafon reconnaît tout – les gestes, le travail, les sensations – malgré l’écart historique, géographique et culturel. Elle est en effet d’une génération qui constate la déroute du monde paysan mais elle conserve un attachement à ce monde. La « salutation paysanne » est chez elle complètement déconnectée de tout arrière-plan métaphysique, en revanche la poétique de la salutation ne lui est pas étrangère. Elle dit encore sa dette à l’égard de Ramuz dans Millet, pleins et déliés, petit essai de lecture d’un tableau du peintre Jean-François Millet, La brûleuse d’herbes. Pour cerner l’effet que produit cette figure de la paysannerie traditionnelle, elle recourt à plusieurs reprises au verbe « s’enfoncer » : la paysanne est une figure arrêtée, surprise par le peintre dans un moment suspendu, où elle paraît « s’enfoncer » en elle-même et dans le paysage :
La brûleuse m’arrête, nous arrête, parce qu’elle s’arrête, elle suspend le cours des choses, elle s’enfonce dans la fumée, et en elle-même, peut-être, dans les méandres de sa vie, dans les plis que font les vies, dans les plis du temps.31
26Lue par Marie-Hélène Lafon, la brûleuse d’herbes apparaît comme une mise en abyme du travail des artistes qui comptent pour elle, Millet et Ramuz : tous deux inscrivent la « salutation paysanne » dans un art de l’incarnation qui suppose une attention intense au réel, une participation intime ou une incorporation de la matière ou de l’espace :
Ramuz sait. Millet sait. […] Ils savent, ils font ; et nous lisons, nous regardons, nous nous enfonçons dans la phrase, dans la matière, dans la couleur, dans la fumée, dans le bleu, dans le rose fugace, dans la moire du ciel, dans les blancs moelleux.32
27Lafon rejoint Ramuz qui écrit dans « Remarques » :
MATIERE. Ce n’est pas en s’éloignant d’elle, c’est en s’enfonçant en elle qu’on touche enfin à la spiritualité.33
28Toucher à la spiritualité c’est-à-dire s’élever à la forme, ou atteindre l’universel. Lafon ne parle pas dans ces termes, mais elle évoque l’élargissement et l’ouverture qui sont le pendant nécessaire de l’enfoncement :
Le premier devoir serait peut-être de ne pas s’enfermer et de ne pas enfermer ceux dont on parle dans l’étroit pré carré des particularismes locaux, sans toutefois capituler sur le front de l’exactitude et de la précision ; ça n’a l’air de rien mais c’est assez vertigineux. Être juste et être large ; d’où le recours essentiel à la Faneuse de Ramuz qui se tient droite et magnifique dans son pré et sur cette corde raide.34
29Reprenant à son compte les figures de la faneuse et de la brûleuse d’herbes, elle donne à sa manière une leçon de poétique ramuzienne. Comme le paysan enfoncé dans un lieu, arrimé à sa terre, elle s’arrête devant les choses, s’enfonce en elles, cependant sa condition d’auteur fait d’elle une passante, une promeneuse. Comme le vannier Besson dans Passage du poète, comme le poète roudien, Marie-Hélène Lafon n’est pas sédentaire en son pays auvergnat : la « salutation paysanne » n’est jamais qu’un moment, que vient interrompre ou menacer la séparation (Ramuz), l’adieu (Roud) ou l’arrachement (Lafon).
30Les séquences qui relèvent de la « salutation paysanne », dans l’œuvre de Lafon, se caractérisent par l’absence de lyrisme, alors qu’on y reconnaît les composantes du dispositif de la salutation. En voici une :
Il [Rémi] ne sort que par les nuits de pleine lune, en juillet et en août. […] Au lieu-dit Les Chazeaux, au-dessus du bourg, il s’arrête. […]
Il sait un endroit pour lui, en redescendant vers la maison, dans un pré enclos de haies, à droite du chemin. Quelquefois il s’allonge là ; il ôte ses chaussures ; il est couché sur le dos […]. La rosée le perce. Le monde se rassemble. Il compte les étoiles filantes. Il ne fait pas de vœu. La maison est derrière lui, dans le creux, noire dans la nuit pâle. Il n’a pas de rêves. Il sent à son côté l’ombre chaude du chien.35
« Salutations paysannes » contemporaines
31Le lyrisme de la célébration, qui est le registre dominant de la « salutation » chez Ramuz et chez Roud, est absent chez des auteurs contemporains qui y recourent mais sans se réclamer de Ramuz. Des avatars de la « salutation paysanne », assez nombreux, sont en effet repérables dans la littérature contemporaine de la ruralité. Leur registre n’est plus celui de la contemplation ou de l’hymne lyrique. Il emprunte à d’autres sources émotionnelles – le besoin de participation sur fond d’inquiétude, l’attention amicale ou émerveillée, le souci de la singularité de chaque forme ou espèce du vivant. Entre « chant du monde », « parti pris des lieux » et attention au « détail du monde »36, la « salutation paysanne » n’a pas disparu, mais elle a changé de signe. Elle témoigne d’une forme contemporaine de sensibilité à la nature où le besoin de communion et le sentiment de précarité sont indissociables.
32La « salutation paysanne » est par ailleurs éparse dans les textes, le plus souvent sur fond de ruralité dysphorique, et elle n’a plus aucun ancrage métaphysique, éthique ou poétique. Elle s’inscrit sous forme de bulles, d’instants euphoriques déconnectés de l’intrigue principale ou de sa tonalité générale. On trouve ainsi, disséminées dans le roman de Serge Joncour, Nature humaine, des bouffées de « salutation paysanne ». Ce roman retrace, entre 1976 et 1999, les catastrophes qui affectent l’histoire française de la ruralité. Observé par un jeune agriculteur du Lot, Alexandre, le monde rural est confronté aux catastrophes naturelles aussi bien qu’à de rudes contraintes économiques et politiques. Alexandre ne voit pas la beauté du pays dont il tire son revenu. C’est par les yeux de Constanze – une jeune Allemande, militante anti-nucléaire, dont il tombe amoureux – qu’il découvre le « monde enchanté »37 qui se déploie devant eux, lors d’une promenade. Alors que la jeune femme s’éloigne de son horizon, Alexandre n’oublie pas le regard qu’elle a un jour porté sur les prés et coteaux de son domaine – son « émerveillement », son « parfait éblouissement »38. Par ses mots, sa présence et son regard, elle lui a révélé un paysage qui dès lors porte son empreinte et se confond avec elle. Alexandre salue la vallée comme le jeune amoureux de la nouvelle de Ramuz, qui confond et superpose les beautés du pays et le corps de la femme aimée. L’arrière-plan patriarcal de la nouvelle de Ramuz a cédé la place à un univers où le jeune paysan a perdu tous les attributs qui en faisaient le maître d’un domaine. C’est grâce à une femme qu’il fait l’expérience de son propre pays, de la « liberté »39 qu’il pourrait lui offrir.
33Le roman de Joncour offre une autre « salutation paysanne » : trois personnages assistent à la survie, inespérée, d’un papillon capturé, alors que tous savent que ce sont des insectes menacés :
L’insecte semblait pétrifié, ou mort. Ils se tinrent tous trois un petit moment sans plus bouger. Les vaches étaient encore loin, à trois parcelles de là, et à des kilomètres à la ronde il n’y avait personne, sinon le pavillon des grands-parents quelque part dans la vallée, tout cet espace était suspendu au sort de ce papillon, allait-il s’envoler ou pas, le pouvait-il seulement… Au bout de quelques minutes, finalement, il se mit à battre des ailes pour se déprendre du filet qui l’avait piégé, et là il fusa vers le ciel. À cette heure, normalement, les papillons volaient plutôt bas, au ras du sol, mais la petite tache jaune continua de monter comme ça en direction du ciel promis à la nuit, alerte comme une prière exaucée.40
34L’écart semble immense, abyssal, entre la ruralité représentée par Ramuz et celle que mettent en scène une Marie-Hélène Lafon ou un Serge Joncour. Si la « salutation paysanne » est un topos que la littérature préserve, tel un imaginaire consolateur, au même titre que les traces de pastorale judicieusement qualifiées d’« Arcadie pulvérisée »41 par Jean-Christophe Bailly, elle recourt aujourd’hui à un registre inédit où se conjuguent attention vigilante au « détail du monde », sentiment d’inquiétude et fragile euphorie. À ce titre, on ne peut pas la considérer comme une simple trace textuelle d’un monde disparu. Même égarée dans des récits où dominent les pertes et les catastrophes, elle livre des parcelles non altérées du paysage rural et en prolonge textuellement l’expérience ; elle donne la mesure d’un sentiment de liberté et de force intérieure procuré par cette épreuve de participation au monde. C’est le sentiment même qu’éprouvent la faneuse, ou l’homme amoureux de Ramuz : « Il marche, il regarde de nouveau, il regarde à la fois dehors et dedans. Force du cœur de le pouvoir »42.