Colloques en ligne

La conquête de la langue

Les textes qui composent ce volume intitulé La Conquête de la langue sont issus d’un séminaire d’équipe, celui de l’Équipe d’Accueil Lettres, Idées Savoirs (EA LIS 4395) de l’Université Paris–Est-Créteil. L’EA LIS est une équipe transdisciplinaire et transséculaire qui rassemble des littéraires de littérature (française, comparée et francophone) et des philosophes de l’Antiquité au XXIe siècle. Le LIS  travaille ainsi à l’intersection des discours esthétiques et des discours de savoir en sciences humaines. Les recherches entreprises par cette équipe résolument interdisciplinaire ont pour objet d'approfondir les phénomènes d'élaboration, de circulation et de réception des textes philosophiques ou littéraires, dans une perspective critique, intertextuelle et interculturelle. Le séminaire d’équipe a été créé en 2009 à l’initiative de Marie-Emmanuelle Plagnol, directrice du laboratoire, afin de stimuler et de rassembler de manière visible et institutionnelle les recherches menées dans ces différents domaines par les enseignants–chercheurs et les doctorants de l’UPEC, mais également des universités avec lesquels l’UPEC a des liens de recherche, d’enseignement, de partenariat sous diverses formes, voire de co-diplomation. C’est donc dans ce creuset de personnalités (enseignants-chercheurs, étudiants, professeurs et conférenciers invités) et de domaines de recherche avec cette spécificité qui est celle de l’EA de travailler entre littéraires et philosophes autour de la naissance du texte, de son élaboration et de sa diffusion qu’est né ce sujet que l’EA doit à Karine Gros, maître de conférence en littérature du XXe siècle autour de « La Conquête de la langue ». Ce programme nous a occupés durant trois années et s’est arrêté à la rentrée 2012[1].

Si la réflexion littéraire, psychanalytique, sociologique, anthropologique ou philosophique moderne et contemporaine aborde le questionnement sur la langue en affirmant les droits et les pouvoirs de la langue et en développant une critique de ses formes et de ses enjeux, les études présentées dans cet ouvrage ont considéré la langue selon un axe particulier : celui d’une conquête. Considérer la langue sous l’angle d’une conquête a permis d’interroger les raisons de sa légitimation, de sa non-légitimation ou de sa re-légitimation théorique, pratique, éthique, sociale ou politique. Explorer les problématiques ouvertes par un tel questionnement a incité les contributeurs à aborder les liens entre langue et écriture, langue et conscience de soi, langue et espace (« territorialisation » pour reprendre le terme de G. Deleuze), langue et identité, langue et identification etc.. Les études ont notamment dessiné les contours de la notion de «  conquête de la langue » à partir de trois dimensions : la conquête difficile de la langue (violence, négation, déformation), la conquête de la langue étrangère(écrire avec la langue de l’autre, traduire la langue de l’autre), la conquête de la langue par des écrivains nés dans les Colonies, entre deux idiomes, le leur et celui de l’autre, et qui décident de s’approprier l’idiome de l’autre pour y faire entendre le leur.

Si ces dimensions ont déjà été abordées, elles n’ont, jusqu’à présent, jamais été rapprochées. Qu’ont en commun cesphénomènes ? Quelles conséquences communes ou non ont-ils sur l’écriture de ces écrivains, sur leur conscience linguistique ? Quels sont leurs enjeux interculturels, interartistiques et intertextuels, mais aussi leurs enjeux intellectuels, politiques, historiques, socio-symboliques, psychologiques et éthiques ? Telles sont quelques-unes des problématiques qui ont été développées au cours du séminaire.

 Une des raisons de son succès doit sans doute être trouvée dans la façon dont le sujet a pu ménager à la fois la spécialité de chacun et une interrogation commune autour de la langue comme origine, signe et signature d’un auteur que celle-ci soit étudiée dans son rapport à l’écriture de l’auteur ou à sa diffusion, notamment par la traduction, puisque le versant international de l’EA et de ses invités nous a fructueusement entraînés vers le versant de la traduction, à la fois dans un certain nombre de débats théoriques sur le rendu de la langue de l’ouvrage source et dans des cas concrets de travail de traduction liés à la langue que se forge l’auteur et que (re)trouve le traducteur dans une constante interaction avec les contextes historico-politiques qui sont les leurs.

Ainsi formulé, le sujet ou plutôt la vaste enquête qu’il appelait a immédiatement séduit l’ensemble des participants comme le montre la liste ouverte des différents contributeurs. Sur les dix-huit textes que nous publions dans ce volume, nous en devons onze à des collègues invités qui exercent dans des universités avec lesquelles l’UPEC a des liens privilégiés (Roumanie, Turquie, Serbie, Autriche, Suède), quatre à des collègues de l’EA LIS et/ou de l’UPEC et enfin trois à des doctorants de l’UPEC ou d’une autre université. Nous avons opté pour une réécriture légère de ces textes qui ont été prononcés sous forme de conférences– donc de manière orale -  suivies de débats dans le temps long d’un séminaire à la différence des communications plus minutées des colloques. C’est également par respect  de ce cadre initial que deux communications ont été gardées dans la langue de leurs communicants, une en anglais et une en allemand : nous pensons que le cadre européen et international des travaux universitaires le justifie aisément. Le plan de l’ouvrage a été en revanche entièrement repensé car les aléas des invitations au fil des mois et de ces trois ans n’auraient pas rendu assez explicites les recoupements et les résultats auxquels le séminaire dans son ensemble aboutit.

La première partie intitulée « Forger sa langue »  s’intéresse à la naissance de l’écrivain, non dans un rapport social ou institutionnel, mais dans le rapport qu’il établit en termes de conquête, c’est-à-dire de prise et de détachement, d’adoption et de rejet avec les pratiques langagières, littéraires et culturelles qui l’environnent. Cécile Voisset-Veysseyre montre ainsi dans son article « Violence dans la langue : le cran d'arrêt vu par Roland Barthes » comment pour Barthes, ici à mi-chemin entre théorie et praxis, le rapport à la langue et à son emploi politique et social repose sur un système de forces qu’il s’agit de dompter, voire de subvertir. Ce substrat théorique indispensable, s’il est moins explicite dans les autres communications, n’en est pas moins présent qu’il s’agisse de la conquête de sa propre langue, voire de son identité, dans le cas de Beyle devenant Stendhal (avec toutes les variations que l’on sait) comme l’explique Francis Claudon à partir des œuvres de jeunesse de Beyle que sont ces Vies de Haydn, Mozart et Métastase liées à Carpani, ou du système d’interférences et de connexions qui s’établit, à partir de mouvements littéraires dans des sphères géographiques éloignées comme la France et la Roumanie, d’auteur à auteur comme l’analyse Marina Muresanu à propos de Nerval et d’Eminescu. Les trois communications suivantes, à travers le filtre d’œuvres bien différentes (Robbe-Grillet, Artaud et les romans ekphrastiques contemporains) montrent comment s’élabore, au terme d’une alchimie complexe, dans un procédé de lente appropriation, une écriture nouvelle à la fois dans l’œuvre de l’auteur et dans le panthéon des œuvres reconnues. C’est le cas de l’accès à l’écriture autobiographique chez Robbe-Grillet dont Angelika Corbineau-Hoffmann étudie la trilogie intitulée Romanesques (composée du Miroir qui revient, Angélique ou l’enchantement et Les Derniers jours de Corinthe) ou du recours à la traduction telle que la pratique Antonin Artaud pour nourrir sa propre œuvre en détournant les pratiques traditionnelles dans Le Moine raconté par Antonin Artaud, à partir du Monk de Lewis ou les adaptations de textes de Lewis Carroll réalisées dans le cadre de l’Art-thérapie de l’hôpital de Rodez comme le montre Jean-Yves Samacher. Alexandra Vranceanu, pour sa part, s’intéresse à la transposition langagière d’œuvres plastiques dans un corpus de romans contemporains en mettant en lumière la place tenue par la critique dans cette conquête du visuel par la langue et ce dès le XIXe siècle s’agissant de l’Olympia et du Déjeuner sur l’herbe de Manet.

La deuxième section rassemble cinq articles et s’intitule « Politiser la langue ». Elle s’articule autour de l’idée, étudiée à travers un certain nombre de pays et d’auteurs, acteurs ou victimes des contextes historiques dans lesquels ils ont écrit, que la langue constitue un enjeu politique majeur de diffusion, de résistance, d’affirmation de soi et de son groupe d’appartenance langagière ou culturelle, d’unification ou de préservation de son identité, jusqu’au cas de figure extrême d’assimilation de la langue maternelle à l’horreur qui fait rejeter la langue ou s’interroger sur sa nature  et son lien intrinsèque à l’être profond acculé au silence ou poussé à adopter une autre langue ou un autre langage... Largement chronologique, la section s’ouvre sur un vaste panorama conduit par Alain Vuillemin de la diffusion de la langue française dans les pays du Sud-Est de l’Europe : Albanie, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Grèce, Hongrie, Kosovo, Macédoine, Moldavie, Roumanie, Serbie, Monténégro, Slovénie, Tchéquie, Slovaquie, Turquie et des littératures d’expression française de 1683 à 2010. Osman Senemoğlu étudie le cas particulier de la langue turque et des réformes linguistiques conduites lors de la création de la république turque, puis l’influence exercée sur les études linguistiques turques par l’arrivée, au moment de la montée du nazisme de Leo Spitzer et d’Erich Auerbach, notamment sur Berke Vardar traducteur du Cours de linguistique général de Ferdinand de Saussure et des Éléments de linguistique générale d’André Martinet. Les deux conférences suivantes, l’une en allemand, l’autre en anglais, envisagent le rapport conflictuel à la langue maternelle devenue langue de l’oppression et de l’oppresseur à travers les œuvres de Primo Levi et de Hans Mayer alias Jean Aymery dont Barbara Agnese présente le cheminement à travers la langue, retrouvée et ressourcée grâce au témoignage de l’indicible. La poétesse Nelly Sachs présente un itinéraire linguistique et poétique légèrement différent, comme le montre Daniel Pedersen puisque son œuvre se situe également dans une démarche de réappropriation, mais dans un contexte d’émigration forcée en Suède, qui lui fait connaître et traduire le poète suédois Erik Lindegren. Enfin, la dernière conférence d’Emmanuel Fraisse sur « La Traduction, indicateur des relations culturelles mondiales de l'inégalité parmi les langues » clôt cette partie qui inscrit la conquête (ou la défaite) de la langue dans un contexte politique, en situant le phénomène de la traduction, point d’ancrage de la troisième partie, dans le système politico-économique de la mondialisation et en faisant le révélateur de ses inégalités.

La troisième section enfin rassemble sept articles qui interrogent les enjeux de la traduction considérée comme un moyen de trouver voire de retrouver sa langue. Les articles interrogent la langue selon ses enjeux politiques, sociaux, identitaires et éthiques. Charles Brion expose les raisons explicitant l’infériorité du texte traduit (impossibilité de reproduire le rythme, les assonances, les métaphores) avant d’étudier les procédés par lesquels le traducteur compense cette infériorité qualifiée de statutaire : des ajouts conformes au style de l’auteur jusqu’à la mise en valeur du sens du texte. S’attachant notamment aux enjeux de l’analogie, François Thomas établit un autre rapport entre les langues, non plus d’infériorité, mais d’expansion et d’hospitalité. Il montre ainsi comment la langue allemande peut s’enrichir et se développer par l’intermédiaire de la traduction et comment la traduction est calcul et jeu de substitutions de signes. Ce sont les mises en valeur réciproques entre les langues que souligne Françoise Barthélemy dans son étude sur Goethe traducteur de Diderot. Elle montre dans quelle mesure la traduction de Goethe amplifie et intensifie le texte français, tout en recourant à des idiomatismes respectant les intentions du texte français et son niveau de langue. Elle définit ainsi un véritable dialogue entre les langues. Dans l’étude qu’elle consacre aux traductions roumaines de Voyage au bout de la nuit de Céline, Bianca Romaniuc-Boularand montre que la traduction est une nouvelle façon d’interpréter la signification d’une œuvre, sa propre essence. Ljiljana Matic, s’emparant de la notion de littérature migrante à propos des écrivains serbes Négovan Rajic,et Ljubica Milićević, de l’auteur italien Fulvio Caccia, de l’écrivain québécois d’origine juive irakienneNaïm Kattan, de Ying Chen, la « Dame de Shanghai » montréalaise et d’auteurs francophones tels Hélène Dorion, étudie comment les cultures migrantes changent profondément le système littéraire au Canada, en particulier celui du Québec et dans quelle mesure les traductions serbes des auteurs québécois ont un réel impact sur le public serbe. L’ouvrage s’achève avec deux articles sur la langue afrikaans. Centrant son étude sur Bitterkomix, revue de bande dessinée sud-africaine underground de langue afrikaans, Catherine du Toit souligne les difficultés de traduction présentées comme le signe que le multilinguisme sud-africain n’implique pas une interchangeabilité ou une perméabilité des différentes cultures. Noami Morgan clôt l’ouvrage en insistant sur le défi que doit affronter le traducteur : trouver des équivalents sémantiques et culturels dans la langue source, notamment pour le mot Afrikaans, terme d’allégeance pour faire partie intégrante d’un continent, pour être-au-monde, avec le monde.

Au terme de ce panorama certes trop rapide, il nous est apparu que cette question de « la conquête de la langue » envisagée sous ses multiples aspects : conquête de soi-même comme sujet écrivant en devenir d’auteur, conquête d’un genre, conquête ou reconquête de sa langue d’écriture, appropriation de la langue et de la culture de l’autre par le biais de la traduction avec tout le travail des effets de réception visés que sous-entend le dispositif, réflexion sur la langue comme outil, jeu, enjeu, espace de confrontations et d’affrontements philosophiques, esthétiques, poétiques, politiques et économiques constituait une véritable interrogation à laquelle les différentes conférences ont apporté à chaque fois un éclairage passionnant. C’est cet intérêt renouvelé à chaque séance du séminaire que nous souhaitons partager par la publication en ligne.

Karine Gros et Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval (Paris–Est-Créteil, EA LIS)


[1]Lui fait actuellement suite un nouveau cycle autour de « L’écrivain et son public » traité par les philosophes et les littéraires et dont les communications filmées seront publiées à la fin du cycle.

 

Textes réunis par Emmanuelle Plagnol-Diéval et Karine Gros