Colloques en ligne

Ljiljana Matic

Traduire les écrivains québécois selon qu’ils appartiennent à la littérature migrante ou à la littérature de souche

1La traduction est une forme de l’activité humaine nécessaire dans la communication entre les gens qui ne parlent pas la même langue et qui désirent recevoir le message en dépassant la barrière linguistique. La littérature source et la littérature cible, c’est-à-dire celle qui envoie un message et celle qui le reçoit, établissent un rapport d’interaction car le choix de l’ouvrage à traduire dépend des intérêts mutuels entre l’émetteur et le récepteur du message. Ezra Pound remarque avec raison que « la littérature tire sa vie de la traduction » et à notre avis le XXIe siècle sera un grand siècle de la traduction car de nos jours les frontières entre les petites et les grandes littératures s’effacent de plus en plus. Nous allons analyser l’influence des auteurs contemporains québécois sur la littérature serbe à cause de leur origine, de leur point de vue historique, politique, socioculturel et psychologique, en nous limitant aux ouvrages que nous avons traduits depuis 1990.

2La traduction est une discipline aussi ancienne que nécessaire pour la compréhension entre les peuples parlant différentes langues et nous savons que les scribes de l’Égypte traduisaient déjà les textes. Son utilité est incontestable et c’est avec raison qu’Umberto Ecco l’appelle « la langue de l’Europe1 ». José Lambert pose qu’il est bien connu que la traduction d’une œuvre littéraire « constitue de façon privilégiée un « contact » entre les systèmes littéraires2 ». Mais, il est évident que les comparatistes n’ont jamais trouvé la bonne formule pour étudier réellement les traductions et pour les traiter comme des lieux particuliers des « contacts » littéraires. Les chercheurs n’ont pas tenté d’envisager les liens entre une littérature déterminée (la littérature réceptrice) et la manière dont elle sélectionne et assimile les œuvres étrangères. Il arrive que les règles suivies par les littératures lors de l’adaptation des œuvres étrangères soient analysées selon de telles perspectives. Mais les parallélismes entre adaptations et traductions se révèlent insaisissables, étant donné les distinctions mécaniques entre adaptations et traductions. Nous parlons donc non seulement de la littérature source et de la littérature cible, mais aussi du système de départ et du système d’arrivée. Les comparatistes d’orientation « française » – selon les clichés des années cinquante du XXe siècle – avaient tendance à limiter l’objet de leur discipline aux contacts entre les littératures nationales. L’attitude positive ou négative du comparatiste dépend souvent de ses liens affectifs avec le système de départ ou avec le système d’arrivée (l’influence des passions politiques et idéologiques); des rapports entre deux pays (relations binaires); de sa focalisation sur un seul ouvrage ou un seul auteur choisis un peu au hasard (sur la base de sympathie personnelle; s’il s’est appuyé sur les documents dont la représentativité n’est guère discutée). José Lambert souligne que l’étude des contacts littéraires se trouve entre les mains de « douaniers de littératures3 ». Nous pouvons en conclure que la question des relations littéraires est en grande partie une question de réception, car elle met à nu les principes de tolérance et de préférence des systèmes en état d’interférence.

3La traductologie est une science qui a pour but de comprendre la traduction, ses mécanismes et ses difficultés puisqu’elle étudie le processus de traduction. Le traductologue canadien Brian Harris a employé ce terme dans une communication et Antoine Berman et Jean-René Ladmiral sont parmi les premiers à avoir employé ce mot en 19724. La traductologie, en tant que science, étudie le processus cognitif inhérent à toute reproduction (traduction) orale, écrite ou gestuelle, vers un langage, de l’expression d’une idée provenant d’un autre langage (signes vocaux, parole), graphique (écriture) ou gestuelle.

4En 1974, le chercheur israélien Itamar Even-Zohar a publié un essai très novateur dans le domaine de la critique de la traduction5. Il considère le système entier de la littérature comme le polysystème littéraire et y traite des influences réciproques entre les systèmes nationaux et la relation qui existe entre la littérature traduite et la littérature en général. À l’intérieur de ce polysystème, la littérature traduite forme un sous-système par elle-même caractérisé par deux éléments: 1. les prototextes sont choisis par la littérature cible, c’est la culture cible qui décide quels textes peuvent être introduits par la traduction dans les textes publiés chez elle; 2. les métatextes adoptent des comportements spécifiques, c’est-à-dire qu’après qu’une traduction a été publiée, sa vie dans le système de la culture cible est complètement autonome du prototexte et exerce une influence par elle-même, comme tout autre texte. De telles influences qui ont des répercussions sur la culture cible peuvent être d’un type conservateur (quand le système de littérature traduite dans une culture donnée est périphérique) ou novateur (quand le système de la littérature traduite est central dans une culture donnée).

5Le fait que, dans une culture donnée, la littérature traduite a une fonction conservatrice ou novatrice dépend de divers facteurs. C’est pourquoi nous nous sommes décidé à envisager le point d’impact des traductions serbes des auteurs québécois au plan socioculturel, historique et psychologique et à analyser les rapports entre une littérature dite « petite » qu’est la littérature serbe et des stimuli externes qui proviennent des ouvrages étrangers traduits. La littérature nationale  serbe est périphérique par rapport aux littératures occidentales, le français est une des langues dominantes dans la littérature générale et pourtant, la littérature québécoise n’a commencé à jouer un rôle important en Europe qu’après la Deuxième Guerre mondiale. En 1987, nous avons introduit la littérature québécoise comme matière obligatoire à l’Université de Novi Sad, première université en ex-Yougoslavie ouverte à la littérature francophone. Les traductions des ouvrages des auteurs québécois étaient une activité qui se déroulait parallèlement avec notre enseignement de la littérature québécoise, dans le but de rapprocher cette littérature des lecteurs incapables de lire les textes en français. Pourtant, il n’est pas surprenant que ce soit justement à Novi Sad, capitale de la Province autonome deVoïvodine, où depuis des siècles vivent en harmonie trente-six ethnies, où l’on pratique seize confessions et où les six langues sont officiellement employées, que la décision fut prise d’étudier la littérature francophone, ici la littérature québécoise. Dans la culture serbe, le français rivalise depuis toujours avec l’allemand et le russe, mais cette culture est ouverte aux autres cultures aussi et les influences mutuelles et l’interculturalité coexistent facilement.

6La nature des frontières entre les littératures nationales ne saurait être ni exclusivement linguistique (Comment poser sur le même pied la littérature française et la littérature québécoise?), ni exclusivement politique (Pourtant le sens d’appartenance à une culture spécifique est prononcé aussi bien chez les Québécois que chez les Serbes de Voïvodine).

7Évidemment, aucun système littéraire n’existe en vase clos, mais toutes les littératures ont des contacts avec certaines littératures voisines plutôt qu’avec d’autres. Toute littérature préfère certaines littératures éloignées (dans le temps, dans l’espace) aux littératures réellement voisines. Mais le cas de la littérature serbe et de la littérature québécoise est particulier. Sur le plan socioculturel et politique, la littérature migrante québécoise est marquée par au moins deux noms d’auteurs originaires de Serbie: Négovan Rajic et Ljubica Milićević.

8Négovan Rajic est né en 1923, à Belgrade, et rien n’annonçait que sa vie allait se dérouler à la manière des aventures les plus audacieuses des héros des œuvres littéraires. Descendant d’une riche famille distinguée, il a acquis une éducation fondée sur les meilleures traditions européennes de la pensée philosophique et humaniste. Comme la liberté représentait pour lui une valeur suprême, il a combattu les envahisseurs lors de la Deuxième Guerre mondiale, mais c’est justement grâce à son esprit inquiet qui ne supportait pas les contraintes qu’il refusa, en 1945, d’adhérer à la Jeunesse populaire. En 1946, il quitte clandestinement le pays en traversant la Mura impétueuse à la nage, dans l’espoir d’atteindre la France, qui était, à ses yeux, depuis toujours, le symbole de la liberté. Il est passé par les prisons, les camps de concentration et les camps pour personnes déplacées. Ce n’est qu’en 1950 qu’il obtient une bourse du Comité pour l’Europe Libre, lui permettant de se munir d’un diplôme d’ingénieur. En 1969, Rajic émigre au Canada et c’est dans le Nouveau Monde qu’il éprouve le besoin d’écrire.

9Négovan Rajic s’est fait entendre dans la littérature canadienne relativement tard, en 1979, poussé par une voix intérieure l’incitant à communiquer les pensées qu’il gardait cachées au tréfonds de lui-même. À l’instar de beaucoup de gens confrontés aux difficultés dans la vie, Rajic découvre l’influence salvatrice des souvenirs, où il puise l’énergie nécessaire pour  combattre le monde rude de la réalité. En quête de la découverte du mystère existentiel –  tout aussi bien dans la réalité qu’en imagination – Rajic ne cesse de se diriger « vers l’autre rive ». Vers l’autre  rive, c’est aussi le titre symbolique de son roman autobiographique, qu’il a publié en 2000, et dans lequel il boucle son oeuvre, où il envoie au lecteur son message humaniste dans lequel le mot, l’esprit et la liberté ne sont que trois aspects d’une seule et même recherche.

10Sa contribution à la littérature, « cette beauté qui sauvera le monde6 », comme disait Dostoïevski, Rajic la donne dans ses oeuvres par un aperçu ironique des événements historiques dont il fut  le témoin et le participant et par une accusation virulente de la Grande Idée répandue par des adeptes du Grand Serrurier. L’écrivain nous apprend qu’il a participé à la guerre comme un simple troufion au bataillon de transmission, portant fièrement son  flingue juste pour se prouver son courage et son patriotisme. Il désigne son engagement comme une suite de circonstances rocambolesques, tout en sachant que l’armée n’a jamais été une colonie de vacances, mais plutôt une vie remplie de tracasseries quotidiennes7.

11Le traducteur serbe devine facilement que « Le Grand Serrurier » désigne le Président Tito et que le communisme est désigné par « la Grande Idée ». Rajic emploie le jargon militaire et au lieu de dire « simple soldat », il dit « troufion », étymologiquement une déformation du « troupier », mais  qui fait penser aussi au « troufignon », à l’anus. En serbe, un simple soldat est désigné par « prašinar », celui qui est « couvert de poussière » ou « qui mange de la poussière » à force de marcher. Le flingue, voire le fusil, se traduit facilement en serbe comme « puca ». Le serbe est plus pittoresque aussi lorsqu’il faut désigner la mauvaise eau-de-vie comme « brlja », le même mot qui signifie « la mare ». Le « mauvais tabac » en serbe devient « krdža », ce tabac fort qui fait pleurer des non-fumeurs et tousser des fumeurs.

12Ennemi juré du communisme, Rajic ne peut s’empêcher d’énumérer, en pédant malveillant, les sigles employés par les adeptes de la Grande Idée: Le CK désignait le comité central; le Medsanbat était le bataillon médical et sanitaire; l’agitprop – la section d’agitation et de propagande; le bureau politique le politbureau et le reste est à l’avenant. Cette mode est néfaste pour la langue:

13Les pensées se réduisaient à des slogans et les noms des institutions à des abréviations lapidaires. Je redoublai de vitesse, comme pour échapper à cette simplification réductrice qui allait réduire notre langue à un dictionnaire d’abréviations8.

14Nous tenons à souligner que, de nos jours, les jeunes Serbes ont besoin d’explication pour les significations de certains mots, car cet emploi ridicule de sigles s’est perdu dans les années 60 du siècle précédant, même si le mot « doc » est toujours employé pour désigner « docteur » et devient « doca » en serbe.

15En auteur engagé, Négovan Rajic insiste sur le fait qu’au-delà des frontières de la Yougoslavie d’autres hommes ont péri le long de l’Europe et que des trésors d’art inestimables se sont envolés en fumée. « Comment ne pas savoir que les trésors de nos ennemis étaient aussi les nôtres », se demandait-il, répétant le message de Lamartine devant le monument sinistre de la Tour des têtes chauves, la Ćele Kula, modeste et carré érigée par des Turcs en 1805, chaque côté  faite de quatorze colonnes de dix-sept têtes: « Qu’ils laissent subsister ce monument! Il apprendra à leurs enfants ce que vaut l’indépendance d’un peuple, en leur montrant de quel prix leurs pères l’ont payée9. »

16 Le peuple, appelé la raïa, d’une appellation méprisante désignant la population chrétienne dans l’Empire Ottoman, trop assoiffé de la liberté, n’a pas retenu la leçon. Il continuait à se révolter  contres les crimes crapuleux et les avanies des janissaires, ses soldats recrutés, du XIVe au XIXe siècle, par enlèvement des enfants chez les peuples soumis par les armes et réputés par la férocité envers le peuple dont ils étaient issus.

17Toutefois,  Rajic admet que l’influence  turque dans son pays natal a eu de bons côtés, lorsqu’il s’agit des spécialités culinaires. Il parle avec délice du chich kébab, le ćevap en serbe, un plat de boulettes de viande grillées, ou du bourek, une pâte feuilletée, farcie de viande ou de fromage, ou de la baklava, un gâteau de pâte feuilletée, farcie de noix râpées et arrosé au sirop à la base de miel et de jus de citron. L’écrivain se souvient avec nostalgie d’une gloriette, ou tchardak en turc que son arrière-grand-père avait achetée, ainsi que tout le domaine, en 1868, à l’ancien propriétaire, un Turc qui quitta la Serbie devenue un royaume indépendant.

18Comme tout émigrant, Rajic tient à ses racines et glorifie le passé de sa patrie, lorsqu’il compare la Serbie moyenâgeuse, son roi et sa noblesse avec la France de cette époque, en affirmant que les Très Riches Heures du Duc du Berry pourraient peindre aussi bien son pays d’origine. Rajic tient à transmettre ses souvenirs d’enfance aux lecteurs étrangers et traduit le nom de la montagne Zlatibor comme « la Montagne aux feuilles d’or ». Quand il parle de sa ville natale, il adopte un ton ironique en désignant une des avenues les plus connues par « l’avenue du Prince Analphabète», car le Knez Miloš était de toute notoriété un illettré. Une ruelle belgradoise, Baba-Višnjina ulica, devient en français « la rue de la Mère-Griotte », le fruit étant aussi un prénom de femme en serbe. « La place de la Balance », c’est la place au centre de Belgrade – Terazije. Le romancier se souvient avec nostalgie du quartier huppé dit « Dedinje » où se trouvait le Lycée du Roi Alexandre Ier que Rajic fréquentait et où habitaient les riches Belgradois.

19Dans son roman autobiographique au titre symbolique Adieu Belgrade,  Rajic mentionne aussi les intellectuels qu’il a connus dans sa jeunesse, tels les romanciers Dušan Matić et Ivo Andrić, Prix Nobel serbe, ou bien Ivan Djaïa, académicien et physiologiste et biologiste serbe né au Havre. Après avoir quitté sa patrie aimée en quête de liberté de pensée et de vie, au moment où  il était déjà un homme mûr et expérimenté, Rajic s’est décidé à écrire pour lutter contre le mensonge et en privilégiant l’âme de ses écrits. Quoique l’œuvre de Négovan Rajic appartienne à la littérature migrante, elle est également bien reçue dans son pays d’origine. Mais comme il a choisi le français pour sa langue d’écriture, il n’est connu que grâce aux traductions dans son ancienne patrie.

20 Ljubica Milićević est née le 25 avril 1949 à Zemun, dans l’ex-Yougoslavie. Elle est venue en 1974 à Montréal, où elle a terminé sesétudes de philosophie et de littérature, et où elle vit à présent. À la différence de Rajic, qui a émigré pour des raisons politiques, pour Ljubica Milićević cette opposition entre le présent et le passé, qui fait naître le sentiment de non-appartenance et de solitude, est surtout d’ordre affectif. Comme elle le dit dans une interview à Radio-Canada, « l’émigrant n’est pas seulement écartelé entre deux langues », mais il est aussi « coupé de ses racines affectives », et « cette dualité d’appartenance, la langue qui efface et crée des attaches10 », est un des thèmes importants de son œuvre. Ljubica Milićević, romancière canadienne d’origine serbe, a envoyé un message philosophico-humaniste prêchant la tolérance envers l’Autre dans son roman Le Chemin des pierres11 et en peignant les problèmes identitaires dans son ancienne patrie. La même année, en 2002, elle a publié le roman Marina et Marina12, où elle raconte l’histoire d’une amitié perdue et retrouvée entre deux petites filles, de deux ethnies différentes dans un petit village du Kosovo. Dans le passé, les deux communautés vivaient en paix, en bons voisins qui se respectaient et s’entraidaient. Les adultes introduisent conflits, guerre et intolérance de toute sorte dans le monde harmonieux des deux Marina, mais leur amitié se montre plus forte que la haine ethnique ou religieuse imposée par leurs parents.

21La tolérance, le rapport envers l’Autre, l’altérité, le déracinement, le dédoublement et le besoin d’exprimer ses souvenirs dans une langue autre que sa langue maternelle sont des sujets typiques aussi bien dans l’œuvre de Ljubica Milićević que dans celle de tout écrivain migrant. La problématique de l’altérité dans la littérature francophone se prête ici à un vaste champ de réflexion, où les valeurs modernes et traditionnelles, objectives et subjectives, apparaissent de manière saisissante. Le regard sur soi – dans le sens du dédoublement ou de la distanciation – et/ou sur l’autre – différent de soi – permet d’affirmer une identité tantôt intime, tantôt plurielle et complexe. De manière générale, nous pouvons constater que quatre mouvements structurent les romans de l’écrivaine Ljubica Milićević : l’affirmation de soi grâce à l’autre, l’espace-temps de l’altérité, la subjectivité de l’altérité, l’assassinat et la découverte de l’autre. Désireuse de s’affirmer dans un autre espace, elle a quitté son pays natal et dans sa ville d’adoption située sur le majestueux fleuve Saint-Laurent, elle est confrontée au problème de l’identité par rapport à l’Autre et dans cet Ailleurs choisi elle se souvient de Belgrade, au bord du Danube, le pendant européen du célèbre fleuve dans le Nouveau Monde. Marquée par son passé et en pensant à son avenir, comme la plupart des émigrants, elle embrasse la carrière d’écrivaine pour bâtir des ponts entre la culture dont elle est issue et celle de ses nouveaux compatriotes. Philosophe, elle aime citer la phrase de Heidegger exposée dans sa Lettre sur l’Humanisme que « la langue est la maison de l’être »13 et – tout en gardant la culture et la tradition de sa patrie et sa mémoire, voire ses souvenirs et ses racines affectives – elle rejoint d’autres écrivains migrants montréalais, ayant adopté la langue française et qui, au dire de Carmen Mata Barreiro, « colorent la langue de Montréal des accents d’un ailleurs, mémoire sonore et revendication du respect de l’altérité14 ».  

22Pour la romancière, « l’écriture est un acte de perfectionnement 15». Ce désir de perfectionnement n’est pas valable seulement pour l’écriture; c’est aussi le besoin de l’écrivaine migrante de se frayer un chemin vers l’avenir prospère, de se recréer un foyer dans le pays d’adoption et de se faire comprendre par l’Autre. Pour se faire comprendre, il faut d’abord puiser dans ses bagages mentaux et présenter les habitants, la culture et la littérature de son pays d’origine et ce besoin est commun pour tout écrivain migrant. C’est pourquoi les histoires des romans Le chemin de pierres et Marina et Marina de Ljubica Milićević commencent en ex-Yougoslavie, ensuite les héroïnes quittent leur patrie et viennent s’installer au Canada, dans le nouvel entourage de la romancière. Le passage spatio-temporel est effectué, les souvenirs restent dans le passé et l’écrivaine et les héroïnes de ce nouveau  roman se bâtisssent une nouvelle identité. Mais, pour y parvenir, il faut d’abord raconter son histoire venue d’un ailleurs lointain et inconnu aux nouveaux compatriotes.

23Ljubica Milićević a intitulé son troisième roman Le Chemin des pierres du nom d’une route dans son pays d’origine, en souvenir d’une ancienne religion des bogomiles, les « Aimés de Dieu », considérés comme les premiers Cathares, qui refusent de séparer le Spirituel du Matériel, et dont le père du héros principal prétend descendre. Le roman est composé en diptyque. La première partie raconte les souvenirs de Mala, la menue, jeune femme qui a quitté la Yougoslavie pour s’installer à Montréal et qui y revient vingt ans plus tard pour enterrer sa mère; la deuxième partie raconte l’histoire douloureuse et l’exode de Valentin, d’Emina et de la mère de la jeune femme de la ville de Sarajevo, assiégée lors des luttes récentes en Bosnie. Le roman s’ouvre sur les funérailles de la mère de l’héroïne et il se clôt sur le récit de la mort du jeune peintre Valentin, ami d’enfance, mentor et le confident de Mala. La romancière décrit d’abord les coutumes orthodoxes où des pleureuses (« narikače ») crient leur douleur et à la fin la coutume musulmane consistant à laver le cadavre du défunt pendant que les femmes chantent une berceuse.16  

24Les souvenirs d’enfance, son attachement à son pays d’origine et son humanisme profond, sa tolérance et son pacifisme ont inspiré Ljubica Milićević pour écrire son roman Le Chemin des pierres. Au dire de Lucie Lequin, cet  ouvrage « met en scène le sentiment d’étrangeté ». « Sa ville natale n’est plus que guerre, haine et peur », tandis que  « le Québec, lieu habité, à peine évoqué, est associé à la sécurité, à la liberté d’être et de porter son nom17». Davantage fiction de soi que roman sur l’exil, cette oeuvre est une mise en question du mal impudique impuni et inhumain qui se fait au grand jour, sans obstacle et sans scandale. En effet, ce roman, cet appel à la paix et à la cohabitation en bons voisins, est marqué par la dualité de la romancière, la narratrice installée à Montréal. Au moment de la rencontre des héros principaux, Mala se sent « une fausse orpheline », puisque son père, « un responsable de l’armée, venait d’être mis en prison pour avoir comparé le régime au souffle capricieux du vent 18», ce qui est une critique virulente du communisme.  La famille vit à Zemun, la ville sise sur la rivière Sava, en face de Belgrade, dans le quartier huppé marqué par l’architecture autrichienne, puisque, autrefois, Zemun était la frontière entre l’Empire  austro-hongrois et l’Empire ottoman. Mala et sa mère habitent toujours un élégant cottage, mais elles manquent d’argent. La mère tuberculeuse doit entrer à l’hôpital que les habitants appelaient « Bežanijska kosa », « la Place des Égarés ». Pour y arriver, il faut monter l’escalier de fer de « Kalvarija », « le Chemin des Martyrs ». La place des Marronniers rappelle les fruits de l’ AEsculus hippocastanum, de châtaignes de cheval et le fait que, durant l’occupation des Balkans, les Turcs nourrissaient leurs chevaux à la purée de marron, d’où le nom latin donné au fruit du marronnier.

25La romancière mêle les descriptions poétiques de l’amitié de Mala et de Valentin avec les descriptions érudites  des événements historiques et des passages de différents conquérants sur la région de la Pannonie et celle des Balkans. Pour avoir construit leurs maisons au carrefour des routes et des civilisations les Slaves du Sud n'ont jamais pu jouir d’une paix durable. Les jeunes gens, face au gigantesque fleuve argenté qui ressemble à un dragon, ne sont que deux brins de roseaux pensant face à l’univers et à l’éternité. L’élément fluide et l’élément aérien rappellent le message des anciens philosophes grecs, appelant l’homme à rester proche de la nature.

26La romancière apprend au lecteur que sa ville natale a donné au monde l’une des actrices les plus connues : Gloria  Swanson, vedette de Sunset Bulevard n’est autre que Franciska Fefer, enfant du pays, fille d’un boucher et petite-fille d’Antun Vilhelm, qui tenait le plus grand café de la ville dans un immeuble en fer de cheval transformé plus tard en bibliothèque. La présence des Allemands et des Hongrois à Zemun se fait toujours sentir et la tolérance y régnait entre les voisins. C’est ce message que l’écrivaine envoie aux lecteurs de son ancienne patrie de même qu’aux lecteurs du monde entier.

27On retrouve également cette triangulation  citadine chez Fulvio Caccia. Né à Florence, ayant vécu trente ans à Montréal, il réside maintenant à Paris. De ce fait, il rejoint ses compères, « faiseurs de discours » comme les caricaturait Platon et qu’il cite dans son article  sur « Les écritures migrantes entre exotisme et éclectisme19 », sans oublier toutefois l’importance des facteurs sociaux sur la formation du rêve de tout homme.

28Dans son premier roman La Ligne gothique20, Fulvio Caccia nous offre un espace imaginaire aux multiples fils intertextuels démontrant tout à la fois l’interférence des souvenirs de l’auteur dans son pays d’origine, les tendances du roman migrant québécois contemporain et enfin l’universalité de l’écriture. L’histoire ressemble à un rêve éveillé ou à un cauchemar plutôt qu’à un événement réel. Et qui plus est, « la ligne gothique » séparant l’Orient et l’Occident est aussi la ligne invisible unissant l’Europe et le Nouveau Monde, c’est l’art baroque apporté dans les bagages spirituels de l’émigré et l’art abstrait qui l’entoure dans sa nouvelle patrie à laquelle il veut s’intégrer. Démêler cet imbroglio  que le romancier maîtrise avec maestria, telle est l’aventure à laquelle le lecteur  est  convié.

29En bon romancier, Fulvio Caccia s’inspire d’une histoire personnelle  racontée par son père, membre d’un groupe de résistants de la région de Viareggio après l’effondrement italien de 1943, pour universaliser l’histoire et montrer, le cas échéant, les malheurs qu’engendre un régime totalitaire. Dans les faits, Ramontel dont le nom est inventé, n’est pas sans rappeler Viareggio (dont la côte fut brièvement française au  XIXe siècle) où se déroulent  les aventures du père du romancier. Ce n’est pas par hasard si le personnage principal s’appelle Hunt – la chasse, car c’est aussi le nom du romancier – Caccia. L’écrivain, lui aussi, part à la recherche de ses racines. C’est pourquoi le héros du roman rentre en Italie, en tâchant de réconcilier les deux côtés de la Ligne gothique, le côté occidental et le côté oriental. L’auteur tout aussi bien que le héros ressemble à Ulysse et le retour au foyer rappelle l’Odyssée. La problématique identitaire et le retour symbolique à l’endroit d’où l’on était parti, ce pays de souvenirs cristallisés à l’aide de l’imagination créatrice, à la recherche d’un pays idéal, fruit d’une fiction ont pour Fulvio Caccia une valeur théorique et symbolique. Ce n’est pas par hasard non plus si l’une des héroïnes s’appellent Prudence et l’autre Lucia, celle qui doit « éclairer ». Les personnages masculins portent des prénoms ou des noms slaves: Dimitri, Zoran (celui qui est né à l’aube), Marcovic (fils de Marco), Starcevic (le vieillard). Dans le roman, de nombreux toponymes révèlent l’origine slave du romancier : le Mont Slabor (le mont de l’assemblement), avenue Nevretka (sans retour), Tujevac (l’étranger), pour ne mentionner que les plus fréquents. Sans faire d’allusions ouvertes, l’écrivain nous laisse deviner que le lieu d’action se situe quelque part en Europe de l’Est, probablement en ex-Yougoslavie, car il est évident que Ramontel se trouve dans un état ex-communiste21. Mais l’équivoque est voulue et volontaire : le romancier dénonce toute forme de régime totalitaire et prêche pour la liberté démocratique. Métaphoriquement, Ramontel symbolise toute ville  qui se libère de l’oppression et le message humaniste de l’écrivain est qu’il faut toujours apprécier et défendre les valeurs de la démocratie, le libre arbitre, la dignité et les Droits de l’homme. Quant à l’histoire de Dimitri et de Jonathan Hunt, elle est de tout temps et pourrait être le récit de la vie aussi de l’auteur comme de ses personnages fictifs. Le rôle du lecteur est important aussi, car il dépend de lui de prendre l’histoire du roman comme véridique ou comme le produit de l’imagination créatrice du romancier.

30Fulvio Caccia a choisi l’Europe  comme lieu de son premier roman La Ligne gothique pour rester fidèle à ses origines italiennes. Il y donne les preuves de sa culture classique : la mythologie grecque et l’histoire côtoient la profonde pensée des philosophes de l’Antiquité, qui ont formé sa vision du monde. En tant que philosophe moderne et poète qui se veut être le témoin et l’écho de son temps, Caccia nous raconte une histoire mystérieuse en se servant d’une langue poétique pour attirer notre attention sur son message humaniste et en élevant le lecteur au rang de complice, voire d’alter ego.

31L’histoire de La Ligne gothique pourrait être celle de son auteur ou celle de son père. Mais, grâce à la cristallisation du processus artistique et au mélange de mystique et de métaphorique, c’est une histoire atemporelle, qui concerne tout le monde. C’est pourquoi, ce roman s’insère très bien dans la littérature migrante québécoise de nos jours que Fulvio Caccia enrichit par les souvenirs mentaux apportés dans ses bagages culturels  en envoyant  son message pacifiste non seulement à ses nouveaux compatriotes, mais aussi à tout homme de bonne volonté. Cette « ligne gothique », qui autrefois séparait l’Italie, dessine en même temps des ponts et des lignes de démarcation, en unissant des valeurs éthiques et esthétiques de la Vieille Europe à l’esprit ouvert et entrepreneur des habitants du Nouveau Monde et en enseignant à faire la distinction entre le Bien et le Mal. C’est ce qui fait la valeur fondamentale de ce livre, qui invite le lecteur à poser des questions et à se poser des questions sur le rôle de l’homme sur la terre et sur son devoir à accomplir au service de la paix et de la tolérance.

32Naïm Kattan est un écrivain québécois d’origine juive irakienne. Il a étudié à l’Université de Bagdad de 1945 à 1947, puis à la Sorbonne de 1947 à 1951. Il a émigré à Montréal en 1954. Le titre symbolique d’un des romans de Naïm Kattan, La Fortune du passager22, désigne l’idée principale de ses héros. Le monde de ses personnages fait écho à celui de leur auteur : des Juifs irakiens, élevés dans un monde où des cultures, des religions et des destinées coexistent depuis toujours en parfaite harmonie. Déboussolés par la Deuxième guerre mondiale et déracinés dans la culture occidentale et celle du Nouveau Monde, ils pratiquent une quête incessante du bonheur, de la fortune et de la vie paisible.  Ces courageux personnages qui bravent leur destinée, se forgent une situation dans la société hostile et qui sont prêts  à embrasser des coutumes et des cultures d’autres nations illustrent bien le métissage transculturel du monde moderne. Le fil conducteur unissant des personnages à la destinée de leur créateur provient d’un héritage commun, intimement lié à l’histoire, à la religion et à la patrie, ces idéaux que l’écrivain célèbre dans ses ouvrages. Naïm Kattan est descendant des esclaves juifs que Nabuchodonosor a amenés à Babylone et il éprouve le besoin de raconter les histoires de ses aïeux gravées dans sa mémoire. Dans son enfance, son imagination se nourrissait des épisodes de l’Ancien Testament commentées dans La Thora. À l’école islamique, il a étudié le Coran et grâce à l’occupation britannique cet Irakien est devenu l’un des meilleurs connaisseurs de la Bible. Il n’est pas donc surprenant qu’il ne cesse de répéter que l’hébreu était pour lui la langue de la prière,  que l’arabe est sa langue maternelle et qu’il a appris à l’école l’anglais et le français pour pouvoir s’approprier de la culture occidentale! Du Talmud aux Mille et une nuits, à travers les œuvres de Shakespeare ou celles de Molière, Racine, Balzac et les poètes romantiques ou maudits, dans sa mémoire sont gravées des histoires, des poèmes et des mélodies de différentes cultures. Tout ce qu’il a entendu et appris, Naïm Kattan le cristallise et le transmet à ses lecteurs aussi bien dans ses essais, où il commente et analyse les trois grandes religions du monde oriental et occidental, que dans les produits de son imagination aux accents mystérieux et aux couleurs exotiques.

33La destinée des héros de Farida23 se déroule à Bagdad. À la veille de la Deuxième guerre mondiale, Bagdad commence à perdre son aspect de ville orientale aux ruelles tortueuses, pleines de poussière pendant l’été torride et boueuses en hiver. À l’emplacement de l’endroit ayant servi aux promenades de dimanche s’érige un nouveau quartier. Ce nouveau quartier a été peuplé par des familles moyennes, installées dans de petites maisons, qui symbolisent le modernisme et la richesse. Dans les souvenirs de Kattan, l’Orient et l’Occident se marient, unissant de lourdes odeurs des jardins de harems, embaumés par des roses et des jasmins, aux goûts des colonisateurs britanniques, épris de leurs pelouses ornées d’orangers et de pommiers. Cette banlieue, nommée Battawiyeen, sert de scène au roman Farida et symbolise l’ascension sociale des héros (en effet, le quartier habité est un marqueur social).  Dans le vieux Bagdad, les rues n’avaient pas de noms et « la synagogue servait de borne indicatrice24 ». Pour le lecteur européen, ce monde lointain porte le sceau de l’exotique. Tout y différent, les langues parlées, les religions, les coutumes et les noms difficiles à prononcer. La clôture symbolisait la barrière qu’on ne devait pas franchir, le domaine de la vie intime qu’on n’était pas sensé violer. Mais, Kattan révèle au lecteur les secrets cachés au fond de sa mémoire. Salim, le héros de Farida, épie la belle jeune fille à la voix enchanteresse à travers la clôture au toit pendant qu’elle range des matelas pour les protéger du soleil. Caché par la nuit, il s’engouffre dans les ruelles du quartier d’Akoulia pour rencontrer des femmes qui se vendent dans les chambres louées et ne se considèrent pas comme des prostituées des maisons closes. Si le premier rendez-vous entre Salim et Farida a lieu sous le soleil torride dans un parc et le deuxième dans le noir protecteur d’une salle de cinéma, la jeune fille devient sa maîtresse dans la maison louée dans la banlieue lointaine de Karradah. Lorsque Farida serait devenue la chanteuse réputée d’un malha25, elle devient la maîtresse du chef de police Jawad, dont la famille habite à Haydarkhana et qui possède une maison destinée aux rencontres clandestines à Soulaykh et où il aime « passer la soirée au bord du fleuve26 ».

34Les descriptions des quartiers, des rues marchandes, des mosquées et des souks sont très pittoresques et pour le lecteur européen ont un charme exotique et mystérieux, mais le romancier n’hésite pas à avouer qu’il trouve sa ville laide et peu attrayante, car rien ne s’y passe : il n’y a pas de théâtres ni de concerts de la musique européenne et les seules femmes qu’il a pu voir, ce sont sa mère, sa sœur ou sa tente, car dans les rues les femmes sont voilées et inaccessibles.

35L’errance d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre, c’est la destinée de tout un peuple élu, du peuple juif en premier lieu. C’est aussi le destin de Naïm Kattan qu’il décrit dans ses livres et celui de ses héros. Ses héros ressemblent à leur créateur par le désir de s’enfuir, de partir de ce monde clos de leur enfance en Europe et dans le monde lointain invitant à la découverte. À l’instar du romancier, les héros des romans Adieu Babylone27  et Farida quittent Bagdad pour rejoindre Paris, la Ville Lumière, sur la Seine, en passant par Téhéran et Tel-Aviv. Le fleuve de la naissance est remplacé par la Mer Méditerranéenne et par le lac de Genève.

36Pour tout traducteur,  les textes de Kattan représentent un défi. Dans Farida,  il traite de ses sujets favoris : le colonialisme, les quatre religions principales, les langues parlées et les ethnies habitant Bagdad en bons voisins. La position de la femme juive et de la femme arabe est étrange pour des Européens et la rebelle Farida, qui ose braver sa famille et les coutumes pour devenir d’abord chanteuse dans un « malha »28 et ensuite l’amante du chef de police, un musulman influent, est aussi pittoresque que mystérieuse. Les descriptions des fêtes juives et des noces et des festivités musulmanes, des plats et des chants peu connues pour le lecteur occidental représentent un défi pour le traducteur.

37Le Canada est incontestablement l’un des pays dont la littérature s’enrichit de différentes facettes dues aux émigrés qui ont apporté dans leurs bagages mentaux les souvenirs de leurs pays respectifs. Cette richesse est bien illustrée par l’œuvre d’un de ces romanciers les plus réputés, par celle de Naïm Kattan. Grâce à son errance et à son expérience d’émigré, ce possesseur de deux cultures, celle de l’Orient et celle de l’Occident, a su nous les rendre familières au travers de  ses visions dans ses livres.

38Depuis quelques années, les cultures migrantes ont profondément changé le système littéraire au Canada, en particulier celui du Québec. Par le trésor culturel millénaire venu des pays dont ils sont originaires, les œuvres des écrivains migrants – souvent venus de loin – représentent un défi considérable pour l’axiologie de la canadianité ou de la québecité. Elles véhiculent des repères culturels qui n’ont aucun rapport avec la genèse parfois difficile de l’espace francophone au Nord de l’Amérique, qui offre un chemin tout aussi sinueux que mystérieux pour de nouvelles connaissances d’histoire littéraire. Le roman L’Ingratitude29 de Ying Chen, écrit par la « Dame de Shanghai » montréalaise, qui dépeint les rapports entre trois générations de femmes dans une famille chinoise, permet d’observer ce travail de rapprochement culturel, délicat et enrichissant, qui fait évoluer de la tradition millénaire orientale à l’influence littéraire occidentale et enrichit la littérature contemporaine du Nouveau Monde francophone, et plus particulièrement la littérature québécoise actuelle. Dès les premières lignes du roman, on s’aperçoit que la romancière connaît bien la littérature française. La scène où l’héroïne de son roman L’Ingratitude,  passée dans le monde des spectres, elle observe ce qui se passe autour de son cadavre, cette coquille qui autrefois contenait son âme, renvoie aux Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. Mais l’ironie est celle de la philosophie millénaire du peuple dont Ying Chen est issue, qui nous apprend que le suicide est considéré comme un acte criminel, en quoi la foi bouddhiste rejoint la foi chrétienne.

39Se sentant mal-aimée, pendant des années, l’héroïne s’est  efforcée d’être brillante à l’école, laborieuse à la maison, habile dans les ouvrages à l’aiguille, complaisante envers de jeunes hommes qui seraient prêts à l’épouser. Par cette longue liste de devoirs de la jeune fille envers sa mère, en particulier et envers toute sa famille en général, Ying Chen rappelle l’organisation et les mœurs de toute famille chinoise, à la différence de la culture de sa nouvelle patrie, qui ne repose pas sur besoin de soumission. Ying Chen montre que la figure maternelle représente le centre d’attraction de la maisonnée, mais elle souligne aussi la faiblesse du rôle paternel, si différent de l’image traditionnelle occidentale, où l’œil du Père contrôle toutes les actions des membres féminins de sa famille. Chez Ying Chen, formée par la philosophie orientale, la mère est restée la figure principale, celle qui épie et qui contrôle. Et ce n’est pas par hasard que la jeune femme dans L’Ingratitude appelle celle qui l’a mise au monde « ma mère », tandis que sa sympathie se découvre lorsqu’elle parle de « son papa ».

40La fille, qui s’efforce pendant une longue période de satisfaire des désirs de sa mère, finit par se rebeller contre son autorité et commence à ruminer des projets de vengeance. Elle finit par conclure que le meilleur moyen est de disparaître et de punir ainsi sa mère en la privant du privilège d’avoir une fille à caser.

41Ying Chen, originaire de Shanghaï, appelle son héroïne « le cancer » de sa famille, de même qu’André Malraux, ce grand connaisseur de la Chine, dans son roman La Condition humaine désigne les habitants de cet immense pays comme – « le peuple de l’ulcère, de la scoliose, de la famine ». La famine était une plaie saignante de cette population qui n’a remporté la victoire sur ce fléau qu’en 1978, la première année où il n’y ait pas eu de morts par famine parmi les Chinois. C’est pourquoi dans L’Ingratitude nous trouvons des scènes au restaurant « Bonheur », où l’héroïne se gave de nourriture, comme un condamné à mort lors de son dernier repas. Ying Chen a traité l’un des sujets intemporels, l’un des thèmes éternels, ceux des relations entre les membres d’une famille et notamment de la relation entre la mère et la fille. Avec une franchise inhabituelle pour une Orientale, elle a parlé ouvertement des sujets considérés longtemps tabous, mais connus dans toutes les civilisations : jalousie, amour, désir charnel, envie, vengeance. Elle nous a rapproché la Chine traditionnelle, mais, grâce à son émancipation personnelle, Ying Chen nous a donné aussi le portrait d’une Chinoise moderne, désireuse d’imiter l’exemple  des Européennes, de leurs mœurs et de leurs usages, appris dans des livres des grands classiques français ou rencontrés dans les universités et les rues de sa nouvelle patrie. Suivant la meilleure tradition des émigrants, la romancière nous a apporté des histoires et des mythes de son ancienne patrie, ainsi que ses propres souvenirs et expériences. Ses nouveaux compatriotes, sensibles à tout ce que la littérature migrante peut leur apporter pour enrichir leur propre culture, admirent ses œuvres et respectent la romancière venue de Chine dans le Nouveau Monde après la mort de Mao. Par son art créateur et par son style aussi sobre que pittoresque, Ying Chen mérite la place qu’elle occupe dans la littérature québécoise contemporaine.

42Pour le traducteur serbe, la phrase de Ying Chen représente un défi car son français est fortement influencé par son chinois. Elle écrit par des phrases courtes, reflétant l’alphabet pictographique de sa langue maternelle. De plus, elle aime mettre le verbe seulement dans la première phrase et le sous-entend dans les suivantes. Le serbe étant fondé sur la grammaire latine, avec trois genres et sept cas, le traducteur doit suivre la pensée de la romancière pour deviner le sens exact des phrases en cascades. En revanche, comme la société serbe était très patriarcale et que la place de la mère dans la famille était liée au foyer et aux enfants, les rapports entre la mère et la fille dans L’Ingratitude ont suscités un grand intérêt auprès des lecteurs serbes.

43       Ces exemples ne doivent pas faire oublier combien les auteurs originaires de Québec ont marqué la littérature contemporaine autant que des auteurs québécois migrants. Madeleine Ouellette-Michalska, née en 1930, est une Québécoise « pure laine30 ». Lors de sa visite à Novi Sad, elle a dit avoir d’abord fait l’école de la vie et n’avoir fait ses études et obtenu son diplôme et son doctorat ès lettres que plus tard. Dans son huitième roman, La Maison Trestler ou le 8e Jour d’Amérique31 (publié en 1984, réédité en 1995), Madeleine Ouellette-Michalska met en question l’histoire et le mythe de l’Amérique en écrivant une saga familiale. Mais, tout en racontant l’histoire de la famille Trestler, qui vivait au XIXe siècle dans une maison hantée de souvenirs, d’intrigues, d’événements tragiques personnels ou historiques, la romancière traite le problème identitaire omniprésent dans la littérature québécoise. Le propriétaire de la maison est un mercenaire dans le régiment de Hesse-Hanau venu lutter contre la révolution américaine et dont le navire arrive trop tard, une fois la guerre terminée. Décidé à faire la fortune dans le Nouveau Monde, le jeune soldat devient vendeur ambulant et fait peu à peu fortune, tout en gravissant l’échelle sociale. Pour mieux s’intégrer dans son nouveau pays, il francise son nom, devient un riche marchand de fourrures et député au Parlement du Québec. Il épouse d’abord une Française, qui ne lui donne que des filles et ensuite, devenu veuf, en secondes noces, une Allemande, qui, elle, lui donne les deux fils tant désirés. Sa fille cadette, la rebelle Catherine, épouse contre la volonté de son père Éléazar Hayst, dont le nom révèle son origine belge. D’autre part, le mari de la romancière qui écrit l’histoire de la maison Trestler est Juif polonais. Le passé et le présent s’entremêlent : les héros du XIXe siècle et les personnages de notre époque vivent au Canada, au Québec, entrent au contact des Canadiens anglophones, des Québécois francophones, des immigrants venus des quatre coins du monde et la romancière-journaliste se rend en France, tandis que le diplomate français, dont l’épouse est une Hongroise, vient en visite officielle au Québec. Tous ces croisements montrent l’importance de l’identité et révèlent toutes les difficultés qui peuvent en provenir.

44A cela s’ajoute le fait que l’histoire, la culture et l’identité du Québec sont marquées, non seulement par la langue française, mais aussi par la tradition et la culture chrétienne. Le respect et la promotion de cette identité remettent en cause la pratique actuelle des « accommodements raisonnables32 », étant donné que les Québécois gardent jalousement le souvenir du peuple chrétien venu s’installer dans le Nouveau Monde, la langue rapportée de la Mère Patrie et de l’histoire glorieuse fondée sur le pouvoir et les droits de la personne. Madeleine Ouellette-Michalska est une Québécoise fière d’être originaire de la douce France, et de même une habitante engagée et entreprenante du continent nord-américain. Pour notre part, nous pensons que ce roman de Madeleine Ouellette-Michalska représente un ouvrage typique de l’identité québécoise, car il est le produit d’une culture ancestrale appuyée sur l’histoire et la langue française et jalousement sauvegardée sur le continent nord-américain. En effet, la première idée qui vient à l’esprit quand on s’interroge sur l’identité du Québec est la question de la langue. Mais elle est plus qu’un moyen de communication, elle est un facteur de structuration de la pensée, d’échanges interpersonnel, de créativité, de culture partagée et donc d’identité personnelle et sociale. Au sens social – par opposition à la culture personnelle (humaniste et/ou scientifique) – la culture est cet ensemble de valeurs, de normes, de symboles, d’institutions et d’artefacts qui caractérisent un groupe ou un peuple.

45 Le Québec est réputé par son ouverture envers des immigrants qui apportent le souvenir de leurs histoires, cultures et mœurs grâce auxquels ils enrichissent la culture et la littérature de leur pays d’adoption. Mais pour que les habitants de cette province canadienne puissent vivre en harmonie avec leurs voisins, il faut qu’ils se connaissent mutuellement. Madeleine Ouellette-Michalska y apporte son obole en s’inspirant pour son roman des événements historiques, tout en effaçant adroitement les frontières de la réalité et de la fiction, mélange l’imagination et l’étincelle créatrice de « l’ouvrier littéraire33 » avec les souvenirs et les rêveries d’une jeune fille d’autrefois et avec ses propres souvenirs et projets d’avenir.

46La maison en tant que foyer, la famille comme symbole de l’union et le rôle du pater familias font de ce roman le livre de chevet pour toute société patriarcale et des lecteurs plus jeunes admirent le courage de Catherine, cette fille rebelle prête à sacrifier des valeurs traditionnelles pour se forger son propre foyer auprès de l’homme aimé.

47Le roman est écrit en français « traditionnel », mais la romancière y mêle des expressions et des mots québécois, par souci de couleur locale. Lorsqu’elle parle de la visite officielle de la reine Elisabeth II au Québec, l’écrivaine dit ironiquement que « les salades, viandes, vins, fromages et petits pois ont été importés de France, mais les serveurs et les têtes de violon de potage sont du pays34 ». C’est justement le mot « la tête de violon de potage » qui représente un défi quasiment insurmontable pour le traducteur, car ce mot n’existe ni dans les dictionnaires français, ni dans les dictionnaires québécois. Nous avons dû passer par le latin pour découvrir qu’il s’agissait d’une espèce de fougère, metteuccia struthiopteris,é dont le nom serbe est orlova paprat. Pour le découvrir, il fallait savoir que cette plante se mange en salade, à la vinaigrette et seulement à l’époque où la plante est toute jeune. Pour protéger l’espèce autochtone, il est interdit par la loi d’arracher la plante, mais cela ne fait qu’augmenter l’appétit des gourmets, en quoi Québécois et Serbes se ressemblent !

48Gaëtan Brulotte, autre figure-phare de la littérature québécoise et auteur d’une dizaine de livres, est né en 1945 à Lauzon, près de Québec. Il obtient le prix Robert-Cliche pour son premier roman L’Emprise, en 1979. Au dire de Marcel Nadeau, « avec L’Emprise, Gaëtan Brulotte se révèle un remarquable sourcier des profondeurs de l’âme humaine. Il livre des observations essentielles sur les dynamismes, les obsessions, les régressions d’un double personnage. Ce roman reste unique pour tenter de cerner les lois et les prolongements de tout narcissisme35». Le romancier décrit l’érotisme avec maestria et parle des déviations sexuelles avec une retenue et une décence exemplaires. Le personnage principal Barns est observé par un écrivain nommé Block en quête d’un nouveau personnage. Mais, c’est avec raison que le titre est traduit en anglais comme Double exposure, puisque l’observateur est observé par l’objet de l’observation et que Block finira par se changer en Barns. D’autre part, l’héroïne est appelée Berthe et le romancier s’appelle Brulotte. L’écrivain parle de l’indécence de la lettre B à cause de ses courbures et il nous révèle les pensées secrètes et les mouvements involontaires de Barns pour nous faire comprendre pourquoi le héros mérite une place dans la maison d’aliénés.

49Brulotte est un excellent connaisseur de la langue et la page soi-disant tirée du roman  de Barns exige du traducteur de la bravoure pour traduire en sa propre langue cinquante-trois mots commençant par l’obscène lettre B. Parmi les plus décents et les plus faciles à traduire notons « blesava njuška », la gueule pour la « bouille » et « buzule » pour les « babines ». Le roman L’Emprise est un livre pour des connaisseurs des finesses de la langue française, difficile dès son titre.

50Pour terminer notre analyse sur le point d’impact des traductions serbes des auteurs québécois, nous allons mentionner l’essai Sous l’Arche du temps36 d’Hélène Dorion, figure-phare de la poésie québécoise, romancière et essayiste. Hélène Dorion crée depuis plus de vingt-cinq ans une œuvre importante qui comprend une vingtaine de recueils de poésie, un récit autobiographique et un essai. Grâce à sa double formation de philosophe et de littéraire, elle se penche sur la condition humaine et organise son œuvre autour de trois questions fondamentales: Qui sommes-nous? D’où venons-nous? Où allons-nous37? A l’instar d’un Pascal moderne, Hélène Dorion analyse les rapports entre le macrocosme et le microcosme, voire entre l’éternité galactique et le moment actuel vécu par l’homme de nos jours. Si Pascal admirait la grandeur et la durée des chênes millénaires devant lesquels l’homme paraît n’être qu’un fragile roseau exposé aux vents, quoique supérieur par rapport à l’arbre puisqu’il est « un roseau pensant », Hélène Dorion est fascinée par les éléments naturels célébrés depuis l’Antiquité par les philosophes grecs. Aussi bien dans sa vie privée que dans ses ouvrages, l’écrivaine examine la place de l’être humain par rapport au firmament et la terre couverte des océans, des mers, des lacs et des courants d’eau. « La poésie permet de poser des questions, et donne la capacité d’habiter le monde, de bâtir des ponts entre ce monde et soi38 », ne cesse-t-elle de répéter dans son essai et dans ses poèmes, dans lesquels elle chante, jour après jour, le mystère et l’étonnement d’être vivante. Si la poète cherche à établir l’unité entre la nature et l’être dans le monde en perpétuel mouvement, la philosophe réfléchit sur ses recueils et explique son procédé d’écriture. Un critique français a qualifié le travail d’Hélène Dorion de « poésie de l’inquiétude, hantée par la précarité de l’existence humaine39 ».

51La diversité des ouvrages traduits, d’auteurs appartenant aux différentes ethnies, confessions et générations, a été bien accueillie par le public serbe. Les cultures et les coutumes auxquelles appartiennent des écrivains et les spécificités de leur style ont su trouver des adeptes. Les questions politiques, socioculturelles ou psychologiques sont familières aux lecteurs d’un pays à la littérature périphérique et y ont laissé des traces visibles.

52Ljiljana Matic

53(Université de Novi Sad, Serbie)