Colloques en ligne

Alain Vuillemin

Les littératures d’expression française dans les pays du sud-est de l’Europe (XVIIIe-XXIe siècles)

1Les littératures d’expression française ont commencé à naître en Europe centrale et orientale au début du XVIIIe siècle. À cette époque, toutes les cours européennes s’exprimaient en français. Le français était devenu la langue unique de la diplomatie avec la signature du traité de Rastatt en 1714 entre le prince Eugène de Savoie et le duc de Villars. Il l’est demeuré jusqu’en 1918. Au sud du Danube, l’usage du français a été un héritage encore plus ancien de l’empire ottoman. Dès la fin du moyen-âge, en effet, le français, la « lingua franca », était avec le vénitien l’une des deux langues du commerce international qui étaient pratiquées tout autour du bassin méditerranéen. Au XVIe siècle, il était devenu à l’intérieur de l’empire ottoman la principale langue de communication entre les communautés et les peuples de cet empire qui n’étaient pas de confession musulmane. Entre le XVIe siècle et la fin du XVIIIe siècle, les frontières de l’empire ottoman avaient atteint le sud de l’Autriche, la Croatie, la Dalmatie, traversaient la Hongrie, comprenaient la Transylvanie, la Moldavie, la Valachie au nord du Danube, et s’étendaient jusqu’au sud de la Pologne et de l’Ukraine. Cette situation a prédéterminé en ces régions la naissance de toute une série de littératures en langue française au fur et à mesure que les frontières de l’empire ottoman ont reculé. L’histoire de ce processus a été longue. Qu’en a-t-il été, dans les grandes lignes, de cet héritage historique de l’empire ottoman, du relais austro-hongrois qui a été pris à partir de la fin du XVIIe siècle, de l’évolution aristocratique qui s’est ensuite produite en Europe centrale au cours du XVIIIe siècle, de l’effervescence des littératures balkaniques au cours du XIXe siècle et, au XXe siècle, de l’émergence des littératures qu’on appelle désormais sud-est européennes ?

L’HÉRITAGE OTTOMAN

2L’héritage ottoman est méconnu. C’est son legs, cependant, qui a contribué à préserver l’usage du français en toutes les provinces de cet empire, du Levant au Couchant, du Maghreb au Machrek, jusqu’en Anatolie et en Roumélie, la partie européenne de l’empire ottoman. L’introduction de l’imprimerie à la fin du moyen-âge, le rôle des minorités confessionnelles et l’évolution de l’attitude des élites ottomanes à partir du début du XVIIIe siècle en ont été des conditions déterminantes.

3L’introduction de l’imprimerie dans l’empire ottoman est liée à la chute du royaume de Grenade, au sud de l’Espagne, le 02 janvier 1492. La reconquête de la péninsule espagnole sur les souverains maures est achevée. Le 31 mars 1492, la signature par les souverains chrétiens, Isabelle Ière de Castille et Ferdinand II d’Aragon, du décret de l’Alhambra, à Grenade, provoque l’expulsion hors de l’Espagne de tous les juifs de Castille et d’Aragon qui refusaient de se convertir. Le sultan Bayezid II leur ouvrit les frontières de l’empire ottoman et les encouragea à s’installer en Afrique du Nord, en Grèce, en Anatolie et aussi dans les Balkans. Dès 1493, à Constantinople, une première imprimerie est implantée par les frères David et Samuel Ibn Nahmias, tous deux originaires d’Espagne, pour les besoins de la communauté juive de cette ville. D’autres imprimeries furent créées à Thessalonique en Grèce, à Andrinople en Bulgarie et à Smyrne en Anatolie, toujours pour la langue hébraïque. Les communautés chrétiennes firent de même en 1509 à Thessalonique pour le grec, puis, en 1552, à Belgrade, en Serbie et à Andrinople en Bulgarie, en 1554, pour le slavon et, pour l’albanais, en 1555, à Scutari et, enfin, en 1567, à Constantinople pour l’arménien. La littérature religieuse fut la première concernée. Pour la littérature profane, le processus a été compliqué, et très long. Le sultan Bayezid II en 1483 puis le sultan Sélim Ier en 1515 avaient interdit l’emploi des caractères arabes en typographie parce que l’arabe, la langue en laquelle le Coran a été écrit, était considéré comme une langue sacrée. Or, à cette époque, le turc, une langue d’une origine altaïque, était transcrit en caractères arabes. Ce furent donc des caractères latins, et, dans le même temps, la langue française, celle du XVIe siècle, que ces premières imprimeries employèrent à des fins utilitaires en dehors des caractères hébraïques, grecs ou cyrilliques qui étaient déjà utilisés pour les autres langues de l’empire.

4Le rôle des minorités confessionnelles chrétiennes a été important. Ces communautés, répandues un peu partout, étaient d’origine levantine, arménienne, syriaque, copte, libanaise, palestinienne. Il existait aussi de nombreux foyers de résidents étrangers, français, anglais, italiens, hollandais ou austro-hongrois en de grandes villes, à Constantinople, à Athènes, à Belgrade, à Bucarest, à Smyrne ou à Antioche. Au XVIe siècle, les « capitulations », des traités signés en 1536 entre le sultan Soliman Ier le Magnifique et le roi François Ier avaient aussi conféré à la France la protection des lieux saints ainsi que celle de tous les pèlerins chrétiens qui se rendaient à Jérusalem. Cette situation a fait du français une langue véhiculaire privilégiée entre les différents peuples qui constituaient l’empire ottoman et qui étaient de langues et de religions extrêmement variées. Dès 1583, une première école française était fondée à Constantinople par des Jésuites dans le couvent de Saint-Benoît, dans le quartier de Galata (le quartier des Génois). Le relais sera pris à partir de 1783 par les Lazaristes après l’interdiction de la Compagnie de Jésus. Ensuite, ce sont les Filles de la Charité qui s’installent en 1839 à Constantinople puis les Frères des Écoles Chrétiennes en 1842, à Smyrne et aussi à Constantinople. Ces établissements ont ensuite essaimé. Au début du XIXe siècle, estime-t-on, plus de trois millions de personnes parlaient le français dans les différents territoires ottomans . Ce chiffre donne une indication sur l’extension de la langue française vers 1800 dans tout l’empire, grâce au rôle des minorités et des communautés confessionnelles non musulmanes. L’apparition des premiers auteurs d’expression française a été à peu près contemporaine.

5L’attitude de l’élite ottomane a été décisive. L’évolution a été considérable. Au XVIe et au XVIIe siècles, au moment de l’apogée de l’empire, les élites ottomanes pratiquaient à Constantinople une langue de cour, dérivée du persan, et refusaient de pratiquer les langues européennes pour des raisons religieuses, parce que c’étaient des langues de peuples infidèles, et vaincus. S’ils avaient à communiquer avec des étrangers, ils employaient des traducteurs grecs phanariotes  ou des membres d’autres communautés comme truchements. Cette situation se prolongea jusqu’au début du XVIIIe siècle. À la suite de l’échec du second siège de Vienne, en Autriche, en 1683, puis d’une série de revers militaires, les frontières de l’empire commencèrent à reculer. En 1699, la majeure partie de la Hongrie, la Croatie, la Transylvanie et la Slavonie furent rétrocédées à l’Autriche. En 1714, ce fut le tour du Banat, du nord de la Serbie, d’une partie de la Bosnie, de l’Olténie et de la côte dalmate d’être perdus. Pour combattre ce déclin qui s’amorçait, les milieux dirigeants décidèrent de mieux connaître le monde occidental. En 1727, l’ouverture d’une imprimerie en caractères arabes est autorisée à Constantinople, et la permission d’imprimer des livres en turc ou sur la langue turque fut également accordée. Dès 1730, le deuxième ouvrage imprimé par ces premières presses turques est une Grammaire turque, écrite en français par un jésuite, le père Jean-Baptiste Holderman, préfet des études au collège « Louis le Grand » à Paris. C’est le début de l’édition en langue française en Turquie. Cette audience de la langue française est néanmoins restée ténue pendant très longtemps, jusqu’à la création à Constantinople, en 1821, d’un « Bureau de Traduction » destiné à former de futurs hauts fonctionnaires ottomans connaissant une langue européenne. Le français fut la seule langue enseignée. La fondation en 1868 de l’École Impériale « Mekted-i Sultani » pour former les futures élites de l’empire a été un prolongement de cet effort d’ouverture. Cet établissement est devenu en 1924 le lycée de Galatasaray, puis, en 1992, l’université de Galatasaray. Dès le début des années 1850, la plupart des lois, des rescrits, des règlements et des textes officiels étaient publiés en français. Jusqu’en 1923, le français est demeuré l’une des principales langues de l’administration ottomane. Cette situation s’est prolongée jusqu’en 1928, date où le turc fut proclamé langue unique dans l’administration de la nouvelle République de Turquie, créée en 1923.

6La littérature en langue française est peut-être née à la fin du XVIIIe siècle, à mi-chemin entre la Turquie et la France, quand est né à Constantinople, en 1762, le poète André Chénier, qui y vécut jusqu’en 1765. Les historiens de la littérature française ne mentionnent pas toujours que sa mère, Élisabeth Santi-Lomaca, était d’une origine grecque, qu’elle était apparentée à une grande famille phanariote qui avait fourni plusieurs gouverneurs ou hospodars en Moldavie et en Valachie. André Chénier était aussi le petit-fils d’un drogman, un traducteur ou un interprète ottoman, Pantaleon Xavier Lomaca, qui aurait été l’un des collaborateurs de Mehmet Effendi, ambassadeur de l’empire ottoman à Paris en 1720-1721. Un autre grand nom, assez méconnu, de cette littérature en langue française, est Paul Musurus-Bey, un peintre et un poète aussi d’expression française, oncle de la comtesse Anna de Noailles, née princesse Bibesco-Bassarab de Brancovan. Paul Musurus-Bey est le fils d’un diplomate ottoman, Paul Musurus Pacha, ambassadeur en Grande-Bretagne entre 1851 et 1877, et, par sa mère, Anne Vogoridi, le petit-fils d’Alexandre Vogoridi, gouverneur général de la Roumélie (la partie orientale de la Turquie, autrement dit la Bulgarie à l’époque) entre 1878 et 1886. Un autre auteur singulier de cette période est une des grandes figures du réveil national albanais, un intellectuel polyglotte, Pasho Vasa Shkodrani, dit « Wassa Pacha », auteur de plusieurs essais écrits en français et gouverneur du nord du Liban de 1883 à 1892 au nom de l’empire ottoman. C’est aussi à cette époque qu’une presse importante s’est développée dans tout l’empire en langue française. Il aurait existé entre 1839 et 1922 près de 400 titres, dont la moitié rien qu’en la seule ville de Constantinople. Le dernier titre, le Journal d’Orient, a disparu en 1971. Des journalistes ont alors joué un grand rôle, en les deux langues, Celal Nuri Ileri, Michele Guglielmo Willy Sperco, Nahid Sirri Örik, Ekrem Reşit Rey. D’autres auteurs ont illustré ces lettres turques en français, Gustave Cirilli, un journaliste et un poète, Said Duhani, un romancier, Ebubekir Hazim Tepeyran, un homme politique et un poète, Abdullah Cevdet, un autre poète et, plus récemment, Osman Necmi Gürmen, Nedim Gürsel, Seyhmus Dagtekin. Un critique, Ekrem Aksoy, a proposé en 2008 un bref inventaire de cette littérature d’expression française dans la Revue d’Histoire littéraire de la France1.

7L’histoire a fait de la langue française une langue d’usage dans les pays du sud-est de l’Europe. Dès la fin du moyen-âge, le français était déjà une langue véhiculaire dans toutes ces régions soumises pendant un temps plus ou moins long à la domination ottomane entre le XIVe et le XXe siècles. Cet héritage a été préservé. Il a même fructifié au cours des XVIIIe et XIXe siècles. L’apparition de la littérature turque d’expression française, à partir du XIXe siècle, en a été une des manifestations.

LE RELAIS AUSTRO-HONGROIS

8À partir de la fin du XVIIe siècle, l’extension progressive des frontières de l’empire autrichien, puis austro-hongrois accentue le rôle de langue de partage de la langue française dans les différents territoires qui se détachent de l’empire ottoman. Le processus s’est déroulé par étapes. En 1688, la Transylvanie devient un protectorat autrichien. En 1693, la Hongrie, la Slovénie, une partie de la Croatie sont reconquises. En 1718, le Banat et le nord de la Serbie sont recouvrés, ainsi qu’une partie de la Bosnie et l’Olténie, qui seront cependant rétrocédées aux Ottomans en 1739. En 1775, en revanche, la Bucovine, au nord de la Moldavie, devient autrichienne. Des événements extérieurs, survenus en France, vont accroître la place et l’importance du français dans ces contrées. C’est la révocation de l’Édit de Nantes en 1685 et l’importante émigration protestante et huguenote qui a suivi. Ce sont aussi les succès militaires et la fin de la guerre de succession d’Espagne en 1714, avec la signature du traité de Rastatt entre l’Autriche et la France, qui fit du français l’unique langue diplomatique de l’Europe jusqu’en 1918. C’est, enfin, entre 1715 et 1772, à l’initiative des autorités autrichiennes, une importante immigration, alsacienne, lorraine et luxembourgeoise, vers la Hongrie et le Banat.

9L’émigration protestante a contribué à étendre l’usage et le partage de la langue française. Selon les estimations proposées, entre deux cent mille et quatre cent mille religionnaires français auraient émigré un peu partout en Europe. C’étaient des paysans, des artisans, des ouvriers. C’étaient aussi des notables, des manufacturiers, des marchands, des savants, des gentilshommes, des officiers. Ils sont allés vers différentes terres d’accueil, vers le nord et le nord-est, aux Pays-Bas, en Angleterre, au Danemark, dans les principautés allemandes, en Prusse, en Pologne, en Russie, et aussi vers le centre et le sud-est, vers la Suisse, la Bohème, l’Autriche. Ils étaient mieux accueillis que les expatriés catholiques. Ils occupèrent souvent des fonctions élevées. Partout, ils créèrent des écoles, des librairies, des bibliothèques, des cabinets de lecture, des revues, des publications. Ils avaient leurs propres cours de justice, leurs consistoires, leurs synodes, leurs paroisses. Ils avaient à cœur de demeurer français. Une ordonnance, prise en France en 1724, leur signifia cependant un ordre d’exil définitif. Partout, aussi, ils introduisirent leur savoir-faire. Ils introduisirent des industries. Ils défrichèrent des terres. Ce faisant, ils contribuèrent à faire du français la langue la plus parlée d’Europe dans les cours princières, dans les milieux aristocratiques et dans les grandes bourgeoisies commerçantes.

10Le français a remplacé le latin comme langue diplomatique un peu par hasard. En 1716, le traité de Rastatt qui met fin à la guerre de succession d’Espagne est signé par le prince Eugène de Savoie-Carignan au nom de l’Autriche et par le maréchal de Villars au nom de la France. Ce dernier ne savait pas le latin. Le premier, le prince Eugène de Savoie-Carignan, était un petit-neveu du cardinal Mazarin. Il avait vécu à la cour de Versailles. Il maîtrisait parfaitement le français. L’usage s’institua d’utiliser désormais la langue française pour tous les traités. Vers le milieu du XVIIIe siècle, de l’empire ottoman au Portugal en passant par la Russie, la Scandinavie, l’Angleterre, l’Espagne, l’Autriche, la Hongrie, le français était utilisé dans toutes les cours, dans tous les salons, dans les études, dans la correspondance. C’était la langue de l’élite. Dès 1750, Charles-Joseph Lamoral, prince de Ligne, fait maréchal de l’empire d’Autriche en 1808, écrit en français. Il a laissé des mémoires, des contes, des comédies, des correspondances. En 1760, c’est un auteur hongrois, le comte Joseph Teleki de Szék qui publie en français un Essai sur la faiblesse des esprits forts2. En 1790, c’est un autre Hongrois, le comte Joseph Péczely, qui compose des Vers hongrois et français3 pour la fête du couronnement de Léopold II, empereur d’Autriche, devenu roi de Hongrie le 15 novembre 1790, à Bratislava. Cette francophonie autrichienne et hongroise a perduré jusqu’au XXe siècle avec, entre autres, un historien, François Fejtó, une romancière, Christine Arnothy, un poète, Tibor Papp, en Hongrie et, enfin, en Autriche, avec Rainer Maria Rilke par exemple, pour ne citer que quelques noms. La cour de Vienne a été francophone jusqu’en 1815. On sait moins qu’il a existé une autre francophonie, beaucoup plus humble, rurale, à partir de 1718 dans le Banat, la Voïvodine et le sud de la Hongrie, à l’intérieur de ce qui devint en 1867 l’empire austro-hongrois.

11Le phénomène est peu connu. Il a existé une importante émigration rurale, alsacienne, lorraine et luxembourgeoise, au XVIIIe siècle, vers une région, le Banat, situé au sud-est de la Hongrie. À cette époque, l’Alsace et la Lorraine, ainsi que le Luxembourg, faisaient partie du Saint-Empire Germanique. En 1718, la partie ouest de la plaine de la Pannonie, une marche frontière entre la Hongrie et l’empire ottoman, est reconquise et annexée à l’empire d’Autriche sous le nom de Banat de Temeschburg. Lors du démembrement de l’empire austro-hongrois en 1918, cette région a été partagée entre la Serbie, la Roumanie et la Hongrie. En 1720, c’est un officier autrichien d’origine lorraine, le comte Florimond de Mercy, qui sera nommé gouverneur de cette province du Banat. Après deux siècles de guerres incessantes, cette région était dévastée et dépeuplée. On fit venir des colons autrichiens, souabes, saxons, italiens, espagnols, luxembourgeois, et aussi alsaciens et lorrains pour en repeupler les villages. Au Banat, c’est sous le nom de « souabes » qu’ils furent nommés, quelle qu’en ait été l’origine. Une première vague d’immigration eut lieu dès 1718 puis une seconde entre 1764 et 1772. Entre-temps, en 1766, la Lorraine était devenue française. L’Alsace l’était déjà pour une partie depuis 1648, et le deviendra complètement en 1789. En 1778, l’administration du Banat fut confiée au royaume de Hongrie. La langue française et les dialectes parlés jadis en Alsace, en Lorraine et au Luxembourg furent oubliés. En 1945, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dix mille de ces Banatais d’origine française furent rapatriés en France. Aujourd’hui, il ne reste que quelques toponymes, des noms de villages comme Saint-Hubert, Charleville, Seultour, situés en Hongrie, pour continuer à témoigner de cette présence française, rurale, « patoisante », dans le Banat.

12Cette permanence de la langue française en ces régions libérées de la domination ottomane au cours du XVIIIe siècle au sud-est de l’Europe est en grande partie redevable au rôle de relais que l’empire d’Autriche d’abord, puis l’empire austro-hongrois ensuite, ont joué. L’expatriation massive des huguenots français jusqu’en Autriche, dès la fin du XVIIe siècle, les succès militaires et diplomatiques de la France lors de la guerre de succession d’Espagne au début du XVIIIe siècle, et, pour partie, pour un territoire au moins, le Banat, une immigration rurale, paysanne, organisée en plusieurs vagues au cours du XVIIIe siècle, y ont contribué. Ces facteurs ont fait du français une langue d’un partage accru en ce qu’on appelait à cette époque les provinces danubiennes, à savoir la partie sud de la Hongrie, la Croatie, la Slavonie, le Banat et, un peu plus tard, à partir de 1775, la Bucovine, au fur et à mesure de leur reconquête. Ces faits auront d’autres conséquences sur les pays balkaniques, situés plus au sud, au cours du XIXe siècle.

LES PAYS BALKANIQUES

13Au nord comme au sud du Danube, dans les pays balkaniques, le français est devenu une langue d’élection au cours du XIXe siècle. La Serbie s’est détachée de l’empire ottoman en 1804, puis le Boudjak (le sud de la Bessarabie en Moldavie) en 1812, la Grèce en 1830, la Roumanie en 1859, la Bosnie, l’Herzégovine, le Monténégro et la Bulgarie en 1878, et l’Albanie enfin en 1912. Partout, le souffle des idées de la Révolution française en 1789 a atteint ces régions. Partout, aussi, bien qu’en des proportions très inégales selon les pays, le français a été perçu comme une langue de choix, de réflexion et de contestation.

14Ce processus a commencé dès la fin du XVIIIe siècle. En 1774, la signature du traité de Kutchuk-Kaïnardji en Bulgarie entre la Russie et la « Sublime Porte » fait naître la « Question d’Orient », autrement dit, par euphémisme, le début du démembrement de l’empire ottoman en Europe. Dès cette époque aussi, la circulation des livres et des journaux écrits en français est devenue plus intense. Le recours à des précepteurs, à des secrétaires, à des cuisiniers français s’est accru à la cour des princes phanariotes, d’origine grecque, qui gouvernèrent les provinces de Moldavie dès 1711 et de Valachie à partir de 1716 au nom de l’administration ottomane. Cette situation dura jusqu’à la guerre de l’indépendance grecque en 1821. Dans toutes ces régions, la diffusion des idées et des idéaux des Lumières et de la Révolution française encouragea la naissance des sentiments patriotiques et la naissance d’une volonté générale d’émancipation des peuples. Le déclenchement de la guerre de Crimée, menée entre 1853 et 1856 avec l’intervention de la France, et l’union des principautés de Moldavie et de Valachie en 1859 grâce au soutien de l’empereur Napoléon III confèreront au français une place prépondérante en Roumanie. Ces sentiments francophiles des Roumains perdureront longtemps. Entre 1880 et jusqu’en 1940, le français est vraiment devenu en Roumanie une « autre langue notre4 », une véritable langue seconde, d’adhésion et d’élection dans tous les milieux aisés de la société et jusque dans les villages les plus reculés. Ce phénomène a été exceptionnel. En comparaison, dans les autres pays balkaniques, la francophonie est restée le fait de communautés beaucoup plus restreintes.

15La perception du français comme une langue privilégiée pour diffuser des idées est aussi un héritage – mal reconnu – des mesures qui avaient été prises à l’intérieur de l’empire ottoman en 1839 et 1876 pour en moderniser les institutions. Au cours du XIXe siècle, l’indépendance des pays balkaniques a été en effet très progressive. La Roumanie n’est devenue autonome qu’en 1856 et complètement indépendante en 1878 seulement. Le sud de la Serbie, le nord de la Grèce, l’Albanie, la Macédoine, la Bulgarie restèrent assujetties jusqu’en 1878. La Bulgarie ne deviendra entièrement indépendante qu’en 1908. L’Albanie et la Macédoine ne le seront qu’en 1912. La politique du Tanzimat, de réorganisation et de transformation des institutions ottomanes a donc concerné tous ces pays aussi, ne serait-ce que d’une manière indirecte. Dès 1840, en Roumanie, en Serbie, en Grèce, l’implantation d’établissements religieux en langue française profita de cette ouverture voulue par l’empire ottoman. En 1860, la congrégation de l’Ordre des Assomptionnistes s’installe en Bulgarie, suivie par la Congrégation de Saint-Joseph de l’Apparition en 1864. D’autres ordres les imiteront un peu partout. Le relais sera pris en France, sous la IIIe République, par ce qu’on appela les « Œuvres », un service du ministère des Affaires étrangères qui était chargé de travailler à la diffusion de la langue et de la culture françaises dans les pays étrangers. En 1883, c’est la création de l’Alliance française de Paris et celles de premières Alliances françaises à l’étranger. Ces établissements, religieux ou laïcs, ont joué un grand rôle dans la formation des élites. En ce sens, tout au long du siècle, l’enseignement de la langue française a beaucoup contribué à la transformation des pays balkaniques jusqu’au milieu du XXe siècle. En 1948, au début de la Guerre froide, tous ces établissements furent partout fermés. Seul le réseau des Alliances françaises a été en partie reconstitué après la chute du Rideau de fer en 1989.

16En raison de cette diffusion, le français est revenu très tôt, dès la fin du XVIIIe siècle, une langue de contestation. En tous les milieux intellectuels, de la mer Baltique à la mer Égée, en Europe centrale et orientale, c’est en français qu’on a comploté contre l’empire ottoman, contre l’empire tsariste et contre l’empire austro-hongrois. La franc-maçonnerie a joué un grand rôle, mal connu, dans cette effervescence, aussi bien à l’intérieur de l’empire ottoman qu’à l’extérieur, dans les pays balkaniques. Dès 1721, des loges maçonniques ont été créées à Constantinople et en Anatolie, et interdites dès 1748. D’autres loges sont fondées en 1734 en Moldavie, en 1820 en Bessarabie, en 1830 en Bulgarie, en 1856 en Roumanie. Vers 1860, on en recensait plusieurs dizaines à travers les provinces de l’empire ottoman, pour la plupart d’une obédience étrangère, anglaise, allemande, italienne, française, grecque, implantées dans les grandes villes. Dans ces cercles, « on entendait les envoyés spéciaux de France sur l’œuvre accomplie de la Révolution française et le but qu’elle poursuivait en vue de libérer tous les peuples opprimés, [qu’on] se concertait et [… qu’on] conspirait pour déclencher un soulèvement général des peuples balkaniques contre la domination turque » . Serbes, Croates, Slovènes, Roumains, Bulgares, Albanais, Grecs communiquaient entre eux en français. C’est par le truchement de ces sociétés que se sont cristallisées les futures élites politiques. Les artisans de l’union des principautés de Moldavie et de Valachie en 1859 ou de l’indépendance de la Bulgarie en 1878 ont été pour la plupart des francs-maçons. Cette fermentation explique peut-être en partie, par exemple, l’activité de nombreux intellectuels grecs qui choisirent de s’exprimer en français, avant et après la guerre de l’indépendance de leur pays entre 1821 et 1830, pour faire connaître en France la situation de leur pays. On citera Panayotis Codrikas, Alexandre Stourdza, les frères Anastase et Panaguiotos Soutzos, la poétesse Angélique Paly, le philologue Constantine Nicolopoulos, les poètes Jean Carassoutsas et Marinos Sigouros, Démètre Coromilas, un auteur dramatique, et Alexandre Rizos Rangabé.

17Parce qu’elle était déjà très usitée et partagée au temps de l’empire ottoman et de l’empire austro-hongrois, la langue française est devenue une langue d’élection dans les pays balkaniques au cours du XIXe siècle. Ce processus a été fort lent. Il a été inégal. C’est surtout en Roumanie que le français est devenu une véritable langue seconde, au moins dans les milieux intellectuels et aisés. Ailleurs, son enseignement a été presque partout généralisé à partir des années 1840-1860. À la fin du XIXe siècle, la plupart des élites intellectuelles, culturelles, politiques, diplomatiques, militaires communiquaient et s’exprimaient en français. La naissance de la littérature grecque de langue française vers 1830 a été l’une des manifestations de cet engouement et de cette attraction.

L’ENTRE DEUX GUERRES

18Les frontières du sud-est de l’Europe ont été profondément remaniées au XXe siècle, entre le début des guerres balkaniques en 1912 et le commencement de la Guerre froide en 1947. De nouveaux pays naissent du démembrement et de l’éclatement des empires centraux. L’influence politique et diplomatique de la France atteint aussi son apogée. Une importante littérature d’origine centre et sud-est européenne s’affirme en langue française. Le phénomène a été général. Il avait été annoncé dès 1836 par la naissance de la littérature roumaine d’expression française. Il se prolonge à partir de 1886 par la participation de nombreux écrivains venus du sud-est de l’Europe à l’effervescence symboliste, au mouvement dadaïste entre 1916 et 1925, et à l’aventure surréaliste entre 1922 et 1960. Il a été aussi complété, entre 1929 et 1939, par des formes nouvelles d’engagements politiques, idéologiques et militants.

19La littérature roumaine d’expression française est peut-être née en Suisse, en 1836, quand un jeune étudiant d’origine moldave, Alecu Russo, né à Chisinau, alors en Bessarabie, et venu étudier à Genève, composa en français deux poèmes, La Mort d’Alibaud et Épitaphe d’Alibaud en hommage à Louis Alibaud, un militant républicain guillotiné à Paris, en juillet 1836, pour avoir commis un attentat contre le roi Louis-Philippe. En 1838, c’est un autre étudiant moldave, né à Bacau, Vasile Alecsandri, qui compose à Paris où il était venu étudier lui aussi, au lycée Louis le Grand, ses premiers écrits en français, Zunarilla, Marie, Les Brigands, Le Petit rameau, Serata, marqués par le romantisme flamboyant. La fin du siècle est dominée par l’activité de grandes dames de l’aristocratie roumaine : Elena Văcărescu, poétesse, diplomate et membre de l’Académie roumaine, exilée à Paris en 1925 ; la comtesse Anna de Noailles, née princesse Bibesco-Bassarab de Brancovan, d’origine grecque et d’ascendance bulgare et aussi ottomane, poète et romancière, et membre de l’Académie royale de Belgique en 1921 ; la princesse Marthe Bibesco, née Lahovary, historienne, romancière et essayiste, également membre de l’Académie royale de Belgique en 1955. Il faut y ajouter le prince Charles-Adolphe Cantacuzène, lui aussi diplomate et poète. Toutes ces figures illustrent le statut privilégié de la langue française dans les milieux aristocratiques roumains entre 1881 et 1947, au temps de la monarchie roumaine.

20L’effervescence symboliste est plus mêlée. C’est un poète grec, Jean Moréas, de son vrai nom Ioànnis Papadiamantópoulos, établi à Paris et petit-fils d’un des héros de la guerre de l’indépendance grecque, qui fabrique le mot « symbolisme » et qui en propose une définition en un manifeste paru dans le supplément littéraire du Figaro du 18 septembre 1886. Jean Moréas fonde aussi la revue Le Symboliste le 01 octobre 1886, à Paris, avec Paul Adam et Gustave Kahn. Par ce terme de « symbolisme », Jean Moréas désignait ce qu’il entendait par « la tendance actuelle [en ce temps] de l’esprit créateur en art » . Des Roumains, Julia Hasdeu, une poétesse trop tôt disparue, Alexandru Bogdan-Piteşti et, surtout, Alexandru Macedonski s’y essayèrent en français et en roumain, et contribuèrent à introduire le symbolisme dans la littérature roumaine. Des auteurs serbes, Sima Pandurović, Milan Rakić et Vladislav Petković, austro-hongrois comme le Croate Antun Gustav Matoš et l’Autrichien Rainer Maria Rilke ont fait de même, en français et en leurs langues maternelles respectives. Un autre poète né et demeuré sujet ottoman, Paul Musurus-Bey, par ailleurs oncle d’Anna de Noailles, s’y intéressa aussi. Tous ont été pendant un temps plus ou moins long à l’unisson de ce mouvement, dont le même Jean Moréas proclama la mort en 1891, en fondant l’« École romane », un autre mouvement esthétique, plutôt néo-classique.

21Le dadaïsme est venu d’Europe centrale entre 1916 et 1922. Le phénomène « Dada » est né en Suisse, à Zurich, le 05 février 1916, dans une taverne rebaptisée le « Cabaret Voltaire » par un groupe d’artistes, de poètes et de peintres allemands et autrichiens, et aussi alsaciens, comme Jean ou Hans Arp qui deviendra français en 1918, et roumains, à savoir un peintre, Arthur Segal, les frères Marcel, Jules et Georges Iancu, respectivement peintre, poète et musicien, et Tristan Tzara, de son vrai nom Samuel Rosenstock, un écrivain, un poète et un essayiste déjà reconnu en Roumanie. Ce mot de « Dada » ne possède aucune signification. Il aurait été choisi en ouvrant un dictionnaire au hasard. Les dadaïstes et le dadaïsme ont revendiqué la plus grande liberté de création en recourant à la dérision, à la provocation, à l’humour. La démarche aurait été inspirée par la lecture dans des milieux très restreints, en Roumanie, en 1909, de pages bizarres, absurdes, dues à un précurseur, Urmuz, de son vrai nom Demetru Demetrescu-Buzău. Une revue éphémère, Symbolul (Le Symbole), créée à Bucarest aussi, en 1912, par Tristan Tzara, par Marcel Iancu et par Ion Vinea, un autre poète, aurait exercé également une forte influence sur la genèse du dadaïsme. Une revue, Dada, est créée à Zurich en juillet 1917. Sa publication se poursuivra à Paris à partir de 1920 et durera jusqu’en 1922. Les plus grands noms de l’avant-garde européenne de l’époque y contribueront. Tristan Tzara en a été le propagandiste le plus actif. Le surréalisme en prendra le relais.

22Le premier Manifeste du surréalisme, publié à Paris par André Breton en 1924 est marqué par l’expérience dadaïste. Un second manifeste a paru en 1930. La fortune du surréalisme a été d’emblée mondiale. L’apport du sud-est de l’Europe a été important. De nombreux intellectuels, artistes ou peintres roumains, y ont participé. On mentionnera, entre autres, un peintre, Victor Brauner, un sculpteur, Constantin Brancuşi, qui a gardé une certaine distance cependant et surtout, des poètes, à des dates diverses, Benjamin Fontane, Eli Lotar, Ion Vinea, Stephan Roll, Ilarie Voronca, puis, un peu plus tard, Gherasim Luca, Gellu Naum, Paul Paŭn, Virgil Teodorescu, Dolfi Trost qui fondèrent à Bucarest, en 1941, un éphémère groupe surréaliste roumain qui sera interdit en 1947 par les autorités du temps. Il s’y est ajouté beaucoup d’auteurs grecs comme Juan Andralis, Aris Alexandrou, Nikolaus Kalas, Odysséas Elytis, Andreas Embirikos, Nikos Engonópoulos, Nika Papatakis, Michalis Katsaros, Nikos Pentzikis, Gisèle Prasinos parmi les principaux. Des Hongrois, Simon Hantaï et Endre Rozsdra, un peintre, un Croate, Radovan Ivsić, des Serbes, Rastko Petrović, Marko Ristić, une Bulgare, Nora Mitrani, et un autre Grec, Nanos Valaoritis, s’y rallièrent après la seconde guerre mondiale. Cette effervescence témoigne d’un phénomène singulier d’influences mutuelles, croisées, dans l’entre deux guerres, entres les avant-gardes.

23Une autre génération de prosateurs et d’intellectuels s’est exprimée en français au cours des années 1930. On peut distinguer plusieurs groupes parmi eux. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le prestige des lettres françaises était tel que, en Grèce, plusieurs futurs très grands écrivains de langue grecque ont commencé par faire leurs premières armes en français. Les premiers essais littéraires de Georges Séféris, de Geórgios Theotokás et de Nikos Kazantzakis ont été conçus et écrits dans cette langue. Une autre catégorie d’auteurs est composée d’intellectuels engagés, de journalistes, d’historiens et de romanciers proches du trotskisme, qui ont tenté de dénoncer dès la fin des années 1920 la réalité du régime stalinien en Russie. Un Roumain, Panaït Istrati, un Russe d’origine ukrainienne, Boris Souvarine, de son vrai nom Boris Lifschitz, et un autre Russe mais né en Belgique, Victor Serge, alias Viktor Kilbatchitch, élaborèrent ensemble, en français, les trois volumes d’un témoignage accablant, Vers l’autre flamme. Confession pour vaincus, publié en 1929 sous le seul nom de Panaït Istrati. En 1939, c’est un autre intellectuel d’origine croate, né austro-hongrois et devenu italien en 1919, Ante Ciliga, lui aussi fasciné par le communisme, expulsé de Yougoslavie en 1925, exilé en URSS en 1926, puis arrêté et condamné en 1930, déporté en Sibérie de 1933 à 1935, expulsé en 1935, réfugié à Paris en 1936, qui publie en 1939 une autre dénonciation non moins accablante, intitulée Au Pays du grand mensonge. Ces deux écrits, désenchantés, préfigurent une immense littérature qui s’affirmera après la seconde guerre mondiale. Une dernière catégorie d’écrivains est enfin constituée d’auteurs juifs séfarades, nés sujets ottomans. Citons Albert Cohen, poète, romancier et dramaturge originaire de Corfou, en Grèce, disparu en 1981, qui opta pour la nationalité suisse, et Albert Caraco, un auteur prolifique, philosophe d’expression française, allemande, anglaise et espagnole, né à Constantinople, qui vécut en plusieurs pays d’Europe centrale dans l’entre-deux guerres, qui en a fui les persécutions jusqu’en Amérique latine, au Brésil et en Argentine, qui devint citoyen uruguayen et qui revint en Europe en 1945 pour s’installer à Paris où il se suicida en 1971.

24Un curieux paradoxe apparaît. C’est un décalage presque partout constaté entre les littératures nationales et la littérature d’expression française, qui paraît propre à cette période, immédiatement avant et après la Première Guerre mondiale. Entre 1924 et 1929, en Roumanie, un critique littéraire, Eugen Lovinescu, appelait ses compatriotes, dans ses écrits en langue roumaine, à une plus grande synchronisation avec les littératures occidentales. La littérature roumaine, encore prisonnière de formes d’expressions traditionnelles et médiévales, devait se moderniser er s’inspirer davantage des modèles européens. Au même moment et après avoir participé dès 1886 à la naissance du symbolisme en France, puis du dadaïsme en Suisse en 1916 et, enfin, en 1922, à celle du surréalisme, des intellectuels venus du centre et du sud-est européens, dont de nombreux auteurs et artistes roumains, grecs, yougoslaves, hongrois, croates, serbes, bulgares ont contribué à faire naître à Paris et en Europe toute une série de mouvements d’avant-garde qui ont bouleversé la littérature. Ces littératures du sud-est de l’Europe étaient donc déjà devenues synchrones. Mais ce synchronisme se manifestait en des cercles très restreints, en dehors des territoires nationaux et en un autre idiome, la langue française.

LA GUERRE FROIDE

25À la suite de la Seconde Guerre mondiale et avec le déclenchement de la Guerre froide en 1947, une rupture se produit. Un Rideau de fer sépare l’Europe en deux blocs antagonistes, l’Est et l’Ouest. La scission durera jusqu’en 1989. L’affrontement gèle les positions que la langue française avait acquises avant la guerre en Europe centrale et orientale. Partout, l’instauration de la dictature est brutale. Les intellectuels contestataires doivent se taire ou s’expatrier. Une immense littérature protestataire, en exil, surgit dans le monde occidental, en différentes langues, en anglais, en allemand, en italien, en espagnol selon les pays d’accueil. En France, en Suisse, en Belgique, au Luxembourg, et jusqu’au Canada, le français est devenu une langue de protestation, de témoignage, de dissidence et de remémoration.

26Des œuvres singulières, emblématiques, conservent tout d’abord la mémoire de la Shoah, de l’extermination des juifs en Europe centrale, entre 1944 et 1945, pendant la Seconde Guerre mondiale tout en paraissant avec un certain décalage. Ce sont des écrits, publiés en français entre 1958 et 1968, de deux auteurs isolés, tous deux nés roumains puis devenus hongrois par le hasard de l’histoire. Tous les deux sont des rescapés de l’holocauste. La première est Ana Nova, née Zimra Harsányi et roumaine, en 1929, et devenue hongroise en 1940 lors de l’annexion de la Transylvanie par la Hongrie. Déportée en 1944 à Auschwitz-Birkenau, Ana Novac en est revenue en 1945 et a raconté cette expérience, en France, en français en 1968, en un témoignage autobiographique intitulé J’avais quatorze ans à Auschwitz, repris en 1992 sous le titre Les Beaux jours de ma jeunesse. Le second, c’est Élie Wiesel, prix Nobel de la paix en 1986. Lui aussi est né roumain en 1928. Il est devenu hongrois en 1940. Il a été également déporté à Auschwitz-Birkenau en 1944, puis à Buchenwald en Allemagne au début de 1945. Il a survécu. Il s’est exprimé en yiddish, en hébreux, en anglais et en français. C’est en français qu’il a choisi de raconter l’indicible dans La Nuit en 1958, puis dans d’autres romans qui en ont dérivé. Ces récits témoignent du destin tragique des communautés juives d’Europe centrale, partout persécutées, déportées, exterminées, sauf en Bulgarie, le seul pays du sud-est de l’Europe qui s’y soit opposé.

27À partir de 1947 et du déclenchement de la Guerre froide, le français devient une langue de protestation et de résistance au sein de nombreux milieux contestataires, roumains, yougoslaves, bulgares, exilés en France, en Suisse, en Belgique, au Luxembourg, au Québec. La diaspora roumaine a été la plus importante. De nombreux intellectuels, Emil Cioran, Mircea Eliade, Eugène Ionesco, Vintila Horia, Isidore Isou s’étaient déjà exilés, avant ou pendant la Seconde Guerre mondiale. Virgil Gheorghiu les rejoint en 1947, ainsi que Monica Lovinescu et Virgil Ierunca, deux journalistes. En 1952, Gherassim Luca, un poète surréaliste, se fixe à Paris. En 1957, c’est un journaliste, Edgar Reichmann, hostile au régime établi en Roumanie, qui s’expatrie en France. En 1960, c’est au contraire un transfuge du communisme, Petru Dumitriu, qui se réfugie en Occident. De 1964 à 1971, la Roumanie connaît une brève période de libéralisation. Tous les prisonniers politiques sont libérés. Dès sa libération, en 1965, après dix-sept ans de prison, Michael Solomon, un journaliste, se réfugie au Canada. En 1971, le durcissement de la dictature provoque le départ du poète et du dramaturge Georges Astalos, puis ceux du romancier Dumitru Tsepeneag en 1975, de l’écrivain Virgil Tanase et, en 1977, de Paul Goma, un militant des droits de l’homme, ainsi que l’expatriation de Benjamin Dolingher, un auteur de contes et de nouvelles qui se fixe en Suisse. La romancière Oana Orlea et le romancier Bujor Nedelcovici préfèrent s’installer en France, la première en 1980 et le second en 1987. Ils y rejoignent d’autres figures de l’émigration, des Bulgares, notamment, comme Tontcho Karaboulkov, réfugié en France dès 1950, Tzvetan Todorov venu dès 1963, Julia Kristeva, installée en 1964, tandis que les auteurs d’origine yougoslave comme Milena Noković et Komnen Becirović paraissent avoir préféré s’exiler en Suisse, et que Negovan Rajic a choisi de s’expatrier pour sa part au Canada, au Québec, en 1969.

28Après l’effondrement du Rideau de fer en 1989, le français devient en Roumanie une langue de remémoration. De nombreux témoignages émergent du silence et sortent des tiroirs où ils avaient été cachés. La censure était partout présente au temps du totalitarisme. Ce sont des mémoires de prisons, rédigés directement en français, sur les épreuves subies par leurs auteurs, emprisonnés ou déportés au temps du stalinisme. Les titres sont souvent poignants. C’est L’Évasion silencieuse. Trois mille jours, seule, dans les prisons roumaines de Lena Constante et Le Cachot des marionnettes : quinze ans de prison : Roumanie 1949-1964 de Madeleine Cancicov, tous deux publiés en 1990. Ce sont Les Années volées. Dans le goulag roumain à 16 ans d’Oana Orlea, paru en 1992, Roumains déracinés. La vie quotidienne dans la Roumanie de Nicolae Ceausescu de Paul Miclău en 1995, Les Années de plomb de Lelia Trocan en 2007 et, en 2009, Terre des Affranchis de Liliana Lazar. C’est aussi pendant cette période, en France, qu’ont été publiés entre 2003 et 2007 les Écrits Inédits de Lubomir Guentchev, un auteur bulgare dissident, décédé en 1981 à Plovdiv en Bulgarie, qui avait été interdit de publication de son vivant en son pays, qui s’était réfugié dans la création en langue française, dans le silence et l’obscurité, entre 1947 et 1980, et dont les manuscrits n’ont été découverts qu’en 1999.

29Les épreuves de la Seconde Guerre mondiale et l’expérience du totalitarisme ont marqué les pays de l’Europe centrale et orientale. Dans cette région, pendant la Guerre froide, la censure était partout. La liberté d’expression n’existait pas. C’est ailleurs, en des terres d’exil et en de multiples langues d’accueil, que des intellectuels expatriés, contestataires ou protestataires, ont tenté de se faire entendre. Quelques uns, très rares, rescapés des camps d’extermination, ont essayé de décrire l’horreur de la Shoah, avec un temps de recul. D’autres, éparpillés un peu partout, ont cherché à faire connaître la réalité de l’oppression stalinienne et post-stalinienne en leurs pays au temps de la Guerre froide. Certains, pris au piège, réduits au silence, ont dû attendre l’implosion des systèmes totalitaires pour pouvoir faire connaître ce qu’ils avaient subi. Pour cette littérature du témoignage, les souvenirs du passé ne sont pas encore exorcisés.

LA TRANSITION POST-TOTALITAIRE

30Avec l’effondrement des systèmes totalitaires en 1989, l’Europe a cessé d’être divisée en deux blocs antagonistes. Une autre rupture s’est aussi produite avec le passé. L’Union Européenne s’est élargie. Parmi les pays du sud-est de l’Europe, la Slovaquie, la Hongrie et la Slovénie y ont adhéré en 2004, la Bulgarie et la Roumanie en 2007. En 2012, d’autres pays, la Croatie, la République de Macédoine, le Monténégro, la Turquie cherchaient à y entrer. Cette phase de transition est lente. L’ouverture des frontières a aussi accru la compétition entre les langues. Concurrencée par l’anglais et par l’allemand et, selon les régions, par l’italien, le grec et le russe, l’influence du français s’est réduite. La littérature en langue française reflète cette évolution. De nouvelles interrogations s’expriment, encore marquées par le souvenir du totalitarisme et caractérisées par la permanence d’un certain théâtre et par l’apparition ou la réapparition d’une écriture poétique féminine particulière.

31Les souvenirs de l’épreuve totalitaire continuent de hanter les romans publiés après 1990 par Julia Kristeva et par Rouja Lazarova, ainsi que les récits et les textes dramatiques de Tontcho Karaboulkov, trois auteurs d’origine bulgare. Il en est de même chez Mira Meksi, une auteure albanaise qui décrit l’absurdité d’une dictature totalitaire repliée sur elle-même, celle de son propre pays, et chez d’autres romancières nées yougoslaves, Ljubica Milicević, émigrée au Québec, et Alina Apostolka, exilée en France puis émigrée au Québec, qui évoquent une des conséquences de l’effondrement du totalitarisme, les guerres qui ont déchiré la Yougoslavie entre 1991 et 2001. Un autre intellectuel serbe, Komnen Bécirović, en a aussi témoigné au Kossovo, devenu indépendant en 2008. Le souvenir de la période charnière des années 1989-1990 persiste enfin chez Liliana Lazar, une romancière roumaine de langue française, installée en France. Un autre auteur roumain, établi en Suisse et naturalisé helvétique, Horia Liman, s’est aussi attaché depuis 1990 à reconstituer l’histoire de la Roumanie, avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. En ces écrits, la mémoire du totalitarisme continue de persister.

32Au théâtre, en français, une espèce de tradition propre à la Roumanie commence à apparaître avec le recul du temps. Trois noms sont à mentionner. Le premier, c’est Eugène Ionesco, venu en France dès 1938, devenu français en 1950, qui s’est fait connaître en contribuant à la naissance du « théâtre de l’absurde » en créant à Paris, en 1950, La Cantatrice Chauve. Il est élu en 1970 à l’Académie française. Il restera interdit en Roumanie jusqu’en 1989. Le second, c’est Matei Vişniec, un poète dissident, qui s’est réfugié en France en 1987, qui a obtenu la nationalité française en 1993, et qui a composé depuis 1991 de nombreuses pièces en français. L’une, intitulé Le Dernier Godot, conçue toutefois en roumain puis traduite en français en 1996, indique clairement la filiation avec En attendant Godot, l’œuvre de Samuel Becket créée en 1948. L’inspiration de Matei Vişniec reprend en partie les thèmes du « nouveau théâtre » des années 1950. Le troisième, c’est Georges Astalos, un autre auteur dramatique, lui aussi réfugié en France, devenu français en 1976, qui est revenu en Roumanie en 1995 et qui a publié en français, en 2004, à Bucarest, l’ensemble de son œuvre dramatique élaborée et écrite en français depuis 1972. Son théâtre, original, est fortement marqué par les conceptions de Jerzy Grotowsky, metteur en scène polonais et théoricien du « théâtre pauvre » à l’Est, en Pologne, dans les années 1960.

33En poésie, une écriture surtout féminine, due à des auteures et à des traductrices parfaitement bilingues a commencé à se manifester dès les années 1970. Cette évolution a été amorcée en Roumanie par Angela Ghelber, une écrivaine établie en Suisse dès 1974, et par Maria Maïlat, une romancière dissidente, exilée en France en 1986 et devenue poète en langue française par choix. Une autre poétesse, Marlena Braester, installée en Israël en 1980, y est devenue la présidente de l’Union des Écrivains Israéliens de Langue Française. Une génération beaucoup plus subversive prend le relais à partir des années 1990 avec Rodica Draghincescu, Letitia Ilea, Linda Maria Baros et Luminiţa Urs. D’autres sont demeurées plus discrètes comme Corina Mersch-Ciocârlie, installée au Luxembourg, ou n’ont pu être publiées de leur vivant comme Lia Savu, disparue en 1995. Bessa Myftiu, une auteure albanaise, émigrée en Suisse en 1992, leur fait écho. Deux poètes, des hommes, Paul Miclău et Constantin Frosin, ont suivi des itinéraires différents en demeurant tous deux en Roumanie.

34Depuis l’effondrement du totalitarisme en 1989, l’ouverture des frontières et le commencement de la construction de l’Union Européenne en 1992, une certaine effervescence littéraire s’est produite dans l’Europe du Sud-est. C’est une période de transition et aussi d’interrogation. Le passé reste présent, l’avenir reste incertain et la hantise du totalitarisme demeure autant dans le roman que dans le théâtre. Des inquiétudes et des recherches nouvelles se manifestent néanmoins, notamment dans la poésie. En dépit de ces feux récents, on sent que le statut de la littérature en langue française est en train de se transformer en ces régions du Sud-est de l’Europe. La crise économique qui a éclaté en 2008 et ses répercussions politiques inévitables risquent d’accentuer ce processus.

35L’ampleur et l’étendue des littératures de langues françaises qui sont apparues en Europe du Sud-Est depuis le début du XVIIIe siècle restent mal connues en France. On ne possède aucun inventaire complet de cette immense production littéraire. On en connaît mal l’histoire. On en ignore aussi les paradoxes. En 1539, quand le roi François Ier impose l’emploi du français à la place du latin dans l’administration de son royaume, le français, la « lingua franca », la « langue franque », était déjà une langue véhiculaire, celle des étrangers, très usitée à l’intérieur de l’empire ottoman, en Europe centrale, au Moyen-Orient et tout autour de la Méditerranée. Cette situation se prolongera jusqu’aux temps modernes. L’ouverture croissante du monde ottoman sur l’Europe occidentale au cours du XVIIIe siècle aura pour conséquence de faire du français l’une des principales langues de l’administration ottomane, sinon la seconde, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. En ce sens, l’usage de la langue française dans les pays du sud-est de l’Europe est en partie un héritage de la présence ottomane antérieure. Au XVIIIe siècle, à mesure que les frontières de l’empire ottoman commencent à reculer, le relais est pris à l’intérieur de l’empire austro-hongrois où le français est une langue de partage dans les provinces danubiennes. Au XIXe siècle, pour de multiples raisons, le français devient une langue d’élection, en des proportions variables, dans les pays balkaniques qui continuent de se détacher de l’empire ottoman. Au XXe siècle, avant la Seconde Guerre mondiale, le français devient une langue d’émulation et de synchronisation pour beaucoup d’intellectuels et d’écrivains venus du centre et du sud de l’Europe. La Guerre froide provoque une rupture entre 1947 et 1989, en faisant du français, avec d’autres langues européennes, une langue de protestation, de résistance et d’exil. Depuis 1990, en des temps de transition aggravés par la crise économique de 2008, le français paraît redevenir une langue d’interrogation et d’incertitudes. Ces événements ont marqué l’immense littérature qui a été écrite en français, en ces pays du sud-est de l’Europe, depuis la fin du XVIIe siècle. Tout ou presque reste à faire pour en faire connaître et reconnaître cette présence en cette région de l’Europe.

36 Alain Vuillemin, Professeur Émérite de l’Université d’Artois, EA LIS