Colloques en ligne

Cécile Voisset-Veysseyre

Violence dans la langue : le cran d’arrêt vu par Roland Barthes

Il ne sortait pas de cette idée sombre, que la vraie violence, c’est celle du cela-va-de-soi : ce qui est évident est violent, même si cette évidence est représentée doucement1

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2 « Il », cette troisième personne se retournant sur un passé duquel faire œuvre et s’écrire comme un personnage de roman tel que « je » parle de lui, c’est Roland Barthes (1915-1980) ; « Il » est bien sûr multiple même s’il s’écrit au singulier et comme singulier, à l’image du « s » final – muet – de son nom. Celui dont il s’agit pour lors, c’est le sémiologue c’est-à-dire celui qui porte avec lui la science de tous les systèmes de signes – une science des valeurs – et qui sait le « système signifiant par excellence, la langue »2. Et la langue dont le discours consigne l’hyper-puissance, il s’y tailla la part du lion : « j’emprunte la violence du discours courant au profit de ma propre violence, du sens-pour-moi 3» . Ce sens qu’il se donna, préférant puiser en la masse sonore et trébuchante de la langue-monnaie courante qui coûte si cher à l’usage plutôt que de se laisser voler par elle, c’était son arme de défense contre les abus et les accaparements ; la violence, il la définit comme substantielle à la langue et en autorisa sa définition du lexique : « Violence :"contrainte exercée sur quelqu’un pour l’obliger à faire ce qu’il ne veut pas"4 ». Ainsi la langue a-t-elle à voir avec la violence selon un usage quotidien et inaperçu. Cette langue dont Barthes parla comme s’il n’y en avait qu’une et comme s’il ne fallait en parler qu’au singulier pour ne l’entendre que comme universelle, que comme un universel c’est-à-dire en soi comme violence, c’est la parole comme lien c’est-à-dire telle qu’elle est requise pour vivre socialement. LA langue, c’est un – notre – milieu : « le langage est pour l’homme un véritable milieu biologique, ce dans quoi et par quoi il vit, ce qui l’entoure5 ».

3La langue c’est ce qui se parle, ce qu’on parle. En son acception barthésienne et selon une récriture du texte saussurien qui repose sur l’opposition ou le binarisme de la langue et de la parole – « Le concept (dichotomique) de Langue/Parole 6»–, la langue c’est ce qui parle et que sa factualité rend forcément acceptable : « La langue est ce qui s’accepte, sauf à "suicider" l’interlocution (c’est-à-dire sauf à se suicider)7. » L’auteur du Système de la mode se demandait si tout ce qui existe d’humain ne passe pas toujours par le parler : « La parole n’est-elle pas le relais fatal de tout ordre signifiant ? 8» Ainsi le Logos – parole ou raison – est-il déterminant de toute situation humaine c’est-à-dire signifiante, constituante : « La Langue […] est à la fois une institution sociale et un système de valeurs. 9 » C’est dire qu’elle est liante, aliénante : violente.Pour celui qui occupa une chaire de sémiologie littéraire au Collège de France c’est-à-dire qui pratiqua la science des signes et qui explora en le décodant l’imaginaire de l’homme moderne, tout était langue : structure, système, codification, dispositif. Pour celui qui nous fait signe, la langue est bien ce qui laisse guère de place à soi : « La langue est une institution, un corps abstrait de contraintes ; la parole est la part momentanée de cette institution, que l’individu prélève et actualise pour les besoins de la communication ; la langue est issue de la masse des paroles émises, et cependant toute parole est elle-même puisée dans la langue.10 » La Langue est l’instance par excellence – d’où sa majuscule – qui nous constitue comme sujet – sujet de la parole, par assujettissement à elle – et vit de nous, par nous, grâce à nous et à nos dépens ; ainsi ne meurt-elle pas et peut-elle-même tuer à l’occasion, ainsi est-elle un vivant immortel et est-elle plus forte que tout. Tel est « le caractère perpétuel du langage 11». La formule ironise sur le religieux qui se tapit là, sur ce qui peut faire l’objet d’un culte et susciter une confiance aveugle ; ailleurs et en écho à cette adoration constante – perpétuelle – dont la langue fait l’objet, Barthes parle d’« une réserve, où sont gardées les lois langagières (sorte de tabernacle) 12 ». La langue s’éprouve en sa vivacité, elle est ce qui pique au vif ; elle est ce qui tranche, telle une lame aussi tranchante que la vague abrupte de la mer. La violence qui la caractérise selon ses divers modes – la Mode comme langue par laquelle règne « un présent vengeur » de l’aujourd’hui sur l’hier et comme « meurtre déclaré du passé 13»–  en fait un lieu de pouvoir.

Lecture d’un complément du nom : la conquête de la langue

4Est-il question de la langue comme objet à conquérir, comme un bien dont on disposerait et qu’il faudrait maîtriser comme c’est le cas d’une langue étrangère qu’on a à s’approprier, ou bien est-il question de la langue comme sujet non à traiter mais avec lequel traiter, comme cet empire de la langue d’où tirer des savoirs et en suivre les méandres pour en goûter la puissance ? Il est arrivé à Barthes – comme d’autres – de parler de la langue nationale comme d’un territoire – à propos « du grand territoire de la langue française 14»  – mais il ne s’agit pas là de la langue c’est-à-dire de l’objet-langue – d’un objet-langue, comme s’il existait : dans son cas, il serait plutôt question de l’objet-signe. La langue, ce n’est pas la langue française c’est-à-dire ce qui se dit en français ; si c’était cela, on ne comprendrait pas tout ce qui l’intéressait dans les langues étrangères (le grec et son aoriste, l’allemand, le japonais, etc.) ; ainsi faut-il bien distinguer la langue et les langues – celles qu’on parle ici et là, en son pays ou ailleurs – pour comprendre l’objet présent de l’étude. La langue n’est pas un outil (de communication par exemple) parce qu’elle ne nous est pas extérieure, d’où la tâche d’« abolir l’imposture d’une relation d’extériorité entre un langage dont on parle et un langage qui parle, entre le langage-objet et le métalangage 15». On naît et on est dans la langue.

5Selon la première hypothèse de lecture, la langue serait à prendre ; on pourrait s’en emparer, s’en armer. Selon le concept barthésien de la langue, cela ne se pourrait : on ne risque pas de la conquérir, elle est plus forte que nous et nous en faisons partie ; en tant que territoire, nous sommes compris en elle. Cela dit, cette hypothèse n’est pas tout à fait à écarter dans la mesure où la définition de la langue comme code – ce qui se parle selon un code – la désigne comme territorialisée c’est-à-dire comme marquée ; elle présente donc l’avantage d’avancer que la langue ne saurait être innocente, neutre. Sur ce point, Barthes n’en tira pas une ligne offensive qui démarquerait la langue par exemple ni n’envisagea cette marque comme celle d’un conquérant c’est-à-dire de qui nomme et impose sa marque ; ainsi la langue genrée ne fut-elle pas pensée comme une langue patriarcale c’est-à-dire acquise à un sexe. Pour lui, la langue imprime son usage c’est-à-dire une norme et c’est la grammaire qui la désigne puissante selon « l’usage avoué du plus fort »16 répondant au nom de l’idéal classique de clarté.

6Selon la seconde hypothèse de lecture, la langue serait conquérante ; pour Barthes, en tout cas, elle est pouvoir. La thèse barthésienne est assez tôt énoncée : « Il nous manque encore une sociologie de la parole. Ce que nous savons, c’est que la parole est un pouvoir. 17»  Le dit plus généralement l’idée de loi – de loi du milieu – qui la définit comme façonnante c’est-à-dire comme productrice de formes (modes,  fashions) ; le dit aussi l’idée qu’on parle toujours dans une langue – vivante, ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’une langue parlée ne porte pas en elle la mort puisqu’elle est langue vivante – et qu’on tombe toujours sous sa coupe.

Un point doctrinal

7Une réflexion sur la langue en fait apparaître la dimension politique en son opacité même, ce qu’il y a de social en elle c’est-à-dire en quoi l’espace langagier est en ce sens un espace d’enfermement ou de confinement ; cette dimension que signifie « l’ordre de la langue18»  c’est-à-dire la langue comme ordre, Barthesl’a mise en avant. L’image barthésienne du cran d’arrêt en expose toute la signification ; le choix de cette image s’éclaire à la lumière d’une assertion qui fit couler beaucoup d’encre et qui sonna comme un coup de semonce :

Mais la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. 19

8Telle est, vaut, cette protestation que Roland Barthes formule, telle une provocation qui rappelle aussi la thèse de Michel Foucault, salué dans le discours prononcé lors de son entrée officielle au Collège de France, là où le terme de « discours » et l’expression « discours de pouvoir » répondent au terme de « langue » et où « langue » fait écho à « code » ; la Leçon se lit en effet parallèlement à L’Ordre du discours (leçon inaugurale au Collège de France prononcée en 1970 et publiée en 1971), avec en tête la récusation foucaldienne de l’hypothèse répressive selon une histoire de l’aveu et du discours où le sexuel a une place prépondérante, ce sexuel auquel le texte barthésien substitue le sujet amoureux. Ainsi faut-il lire cette déclaration brutale – entendre cette thèse radicale – comme le rappel que la langue oblige, impose ; telle est son obligation, envers d’une interdiction. Ailleurs, on lit qu’« une langue se définit mieux par ce qu’elle oblige à dire (ses rubriques obligatoires) que par ce qu’elle interdit de dire (ses règles rhétoriques)20 ». Cette thèse fut très tôt la sienne, avant que sa formulation prenne autant de force ; ainsi Susan Sondag rappelait-elle que la langue prise pour cible en tant que forme de pouvoir devient « dans la Leçon, l’hyperbole qui fit immédiatement scandale 21». Pourtant, la thèse barthésienne vise là le fascisme comme ordre et pouvoir; telle est la référence aux faisceaux romains, c’est-à-dire à cet assemblage de verges liées autour d’une hache, portés par les licteurs (gardes)22 devant le titulaire d’une grande magistrature comme symbole de son autorité. Autrement dit, la langue est policière et policée : elle frappe, elle fait mal.  On la dirait aussi bien patriarcale, mâle ; mais Barthes n’en était pas là. Si la langue est fasciste, c’est dans la mesure (notamment) où elle est oppressive voire répressive ; la langue opprime, domine, asservit. Dans la langue même de Barthes ou selon son texte, elle force à s’exprimer d’une certaine façon et impose le sens à suivre c’est-à-dire qu’elle défend de parler autrement ; si elle est fasciste, c’est parce qu’elle est représentative, dictant le sens à suivre comme à ne pas suivre. Barthes est revenu plusieurs fois sur sa formule : « les rubriques de la langue sont des lois coercitives, qui l’obligent à parler → dans ce sens, j’ai pu parler d’un "fascisme" de la langue23 ».  Et il s’explique toujours sur le sens de cette formule tellement commentée :

9Je rappelle encore une fois (parce qu’on en a fait toute une histoire) que c’est dans ce sens que j’ai pu parler d’un fascisme de la langue : la langue fait de ses manques notre Loi, elle nous soumet abusivement à ses manques : douze tables, Uti lingua nuncupassit (a nommé, institué, prononcé, proclamé) ita jus esto : la langue est loi et dura lex.24

10Dès lors, dire cela de la langue revient à la dire dominatrice et notamment par ses marquages successifs qui sont autant de crans ou d’arrêts par où chaque être ou chaque chose est à sa place selon une stricte assignation c’est-à-dire selon le découpage qu’elle a instauré.

11C’est l’idée de force (énergétique, homéostatique) qui organise la réflexion barthésienne sur cette image jusqu’alors – il le semble – non commentée et qui n’est pas sans poser de problème quant à l’héritage de cette théorie.

La langue comme force

12La langue fait partie des « forces aveugles25 » avec le style. Dès son premier livre, Barthes déclare que la langue est un rapport de force(s) ; il dit en effet qu’elle passe, traverse, enferme selon l’image du cercle et de la ligne – de force – de transgression qu’elle trace : « On sait que la langue est un corps de prescriptions et d’habitudes, commun à tous les écrivains d’une époque. 26» Cette idée, il ne la lâchera pas et redira, là où l’image du cran d’arrêt surgit, que « le sensest une force27». Il reprend là une thèse nietzschéenne : « Nietzsche a lié le sens et la force : le sens (fruit, appel de l’interprétation) est toujours un coup de force. 28» S’il y a une philosophie barthésienne, c’est un nietzschéisme c’est-à-dire un point de vue qui s’assume comme valeur et qui conçoit la vérité comme telle : « Sens, dans l’acception nietzschéenne, signifie force, sens pour moi.29»Ce n’est pas là pour autant faire du sens quelque chose de relatif, c’est en faire quelque chose de pluriel ; c’est « contre la tyrannie du sens unique 30 »que Barthes se prononçait, contre un sens interdit qu’il écrivait comme s’il n’y avait et ne devait y avoir qu’un sens et un seul. Assurément, « Barthes est un esprit antitotalitaire31 ». La langue, c’est du politique ; par conséquent, elle pose la question du vivre ensemble à laquelle le professeur au Collège de France consacra un séminaire.

13Le sens est ainsi donné à l’intérieur de la langue, par elle c’est-à-dire en son économie ou selon le régime c’est-à-dire les plis qu’elle fait prendre ; plus le sens est systématisé, plus il est fort. Au sens permis s’en ajoute dès lors un second, qui le renforce : la connotation. Il y a de la contrainte dans la manière – par la forme – même de parler, une nécessité structurelle à répéter pour conserver : la langue est conservatrice. Nous sommes dans la langue, au sujet de laquelle il est arrivé à Barthes d’évoquer les « murs », dans l’énoncé qui la signifie comme clôture. Sur le sens – barré selon l’image de la route maritime – dont la force fait l’équilibre de la langue à laquelle est sacrifié l’individu mortel qui en est le porteur malgré lui – « le sens (et son fondement classificatoire) est une question de vie ou de mort32 » –, il écrivait :

La production du sens est soumise à certaines contraintes ; cela veut dire que les contraintes ne limitent pas le sens, mais au contraire le constituent ; le sens ne peut naître là où la liberté est totale ou nulle : le régime de sens est celui d’une liberté surveillée. À vrai dire, plus on entre profondément dans une structure sémantique, plus il apparaît que c’est le front des contraintes, et non celui des libertés, qui définit le mieux cette structure.33 

14La langue définie comme système fait sens, véhiculant selon une route toute tracée et acheminant le sujet selon cette voie vers ce qu’elle délivre de force communicative ; Barthes l’avait rappelé dans son autoportrait romanesque : sens signifie direction34. L’image du code de la route exemplifie ce code rigide qu’est la langue, c’est-à-dire son ordre : « le sens est donc un ordre35 ».

15Étant entendu que l’idée barthésienne de langue est homologue à celle de parole et que parler revient à phraser c’est-à-dire à observer un ordre d’énonciation, la phrase est le lieu où l’ordre produit clairement du sens comme une direction à emprunter et où elle donne lieu au discours c’est-à-dire à la discursivité ; Barthes a conduit un séminaire intitulé « Qu’est-ce que tenir un discours ? », montrant qu’on est en réalité tenu par le discours qui prête à l’échange des locuteurs sur la scène sociale. L’idée d’un fascisme de la langue se reflète dans celle d’ordre logique comme si grammaire et logique d’une langue se recoupaient en tous points : « À partir du moment où l’on force, on découvre le caractère en quelque sorte répressif de la logique, qui cherche à s’imposer comme mono-logique. Imposition d’un sens dont le "plan" n’est que le monnayage plus ou moins habile : conduite contre-plurielle36. » L’idée d’imposer, de diriger c’est-à-dire d’induire dans une direction et par là de forcer la marche, rend le locuteur prisonnier de la langue dans laquelle il parle. Comme tel, le sujet – parlant – est sujet de la langue ; il lui est assujetti. Une réflexion sur la langue est une réflexion sur l’aliénation, sur la servitude et la servilité ; écoutons comment elle peut se ressentir et prêter à dénonciation dans une parenthèse : « Tous les racismes se tiennent. À la limite, pour qu’il n’y ait plus de racisme, il faudrait qu’il n’y ait plus de langue : le racisme fait partie de la servilité de la langue37. » La langue, cette armature, est instrument de domination ; son essence est idéologique, étant pourvoyeuse de représentations ou d’images. Telle est ce que Barthes appela « la logosphère », ce milieu parlé dans lequel nous évoluons et tournons.

16La langue est une force, un jeu de forces en présence, un combat : « le conflit est toujours codé, l’agression n’est que le plus éculé des langages38».  Ainsi la langue a-t-elle partie liée avec la guerre: « Une impitoyable topique règle la vie du langage ; le langage vient toujours de quelque lieu, il est topos guerrier.39 » L’idée de la langue comme pouvoir et force, comme conflit – « μαχή » [duel, conflit, bataille] – se trouve chez les sophistes ; Roland Barthes profitait de sa culture antique pour dénoncer sinon la toute-puissance du langage du moins la relation agonistique que la langue suppose selon ce qu’il appelait « la Maché langagière40 » : « Machè : aspect logique et psychologique : jubilation psychologique et assomption logique : mettre l’autre en contradiction avec lui-même = le réduire au silence : triomphe absolu → blessure narcissique mortelle → élimination.41 » Commentant le Cratyle de Platon, Victor Goldschmidt insistait sur l’héritage que Gorgias tenait d’Héraclite c’est-à-dire du philosophe du devenir et de la guerre : « Mais le langage peut aussi prendre de l’empire sur notre pensée, peut se révolter contre la domination de la raison et lui imposer ses propres lois.42 » Mais Roland Barthes rappelait-il vraiment Gorgias ? Était-il un nouveau Gorgias ? On le comparait à Socrate, l’ennemi du Sophiste. Était-il un nouveau Platon ? Barthes lycéen a récrit le Criton, ce court texte du philosophe qui défend les Lois sous la forme de la prosopopée. Nomothète, il ne le fut : « Si j’étais législateur – supposition aberrante pour quelqu’un qui, étymologiquement parlant, est "an-archiste" – loin d’imposer une unification du français, qu’elle soit bourgeoise ou populaire, j’encouragerais au contraire l’apprentissage simultané de plusieurs langues françaises, de fonctions diverses, promues à égalité.43 » La notion de nomothète, cette figure du langage et de sa force, fait lire le langage comme législation parallèlement au fait que la langue en est le code ; depuis les sophistes, ce code de la compétition fait voir que le conflit est inhérent à la langue car contenu en elle sous l’espèce du paradigme c’est-à-dire de l’opposition ; qu’on pense à l’exemple de l’opposition du masculin et du féminin, quand n’existe pas dans la langue le neutre qui est esquive du paradigme c’est-à-dire quand il existe sans impliquer un des deux pôles de l’opposition paradigmatique. S’entend alors l’arrogance de la langue : « tous les "gestes" (de parole) qui constituent des discours d’intimidation, de sujétion, de domination, d’assertion, de superbe qui se placent sous l’autorité, la garantie d’une vérité dogmatique, ou d’une demande qui ne pense pas, ne conçoit pas le désir de l’autre44 ». 

17Tout est alors permis dans et par la langue, la violence y est plus ou moins ouverte. Barthes consacra un séminaire restreint à l’EPHE qui s’intitulait « Les intimidations du langage », expression – les « intimidations de langage45 » – qu’on trouve dans un texte dont le titre est « La guerre des langages » ou des sociolectes ; le thème marque tout le texte barthésien.L’auteur de Critique et vérité entend « ne pas se laisser intimider par les censures de la lettre46 ». Le Discours amoureux revient sur « cette intimidation qui est impliquée dans toute fondation de sens47 » ; il reparle de la « Compétition de langues48 », thème lié à l’incommunication des systèmes. La violence langagière est de nouveau dénoncée dans Le Neutre, qui redit ce qu’un discours tenu comporte de théâtralisation – le « discours-scène49 » – et sanctionne les distinctions et différences sociales : « Celui qui statutairement ne tient pas discours, celui qui est démuni de langage, qui ne possède pas le langage, et donc ne peut rien tenir : le Paumé50. » On lira parallèlement ce que Pierre Bourdieu écrivait du choix langagier qu’occupe la position sociale du dominé : « l’alternative du silence ou du franc-parler scandaleux51».  Aussi, une réflexion sur la rhétorique organise une critique de l’ordre grammatical qui soumet le locuteur : « La grammaire, en effet, contrainte de langue, rubrique obligatoire, oblige à classer.52» Les classes, sociales, sont elles-mêmes enfermées par la langue ; les classifications et ordres de toutes sortes assurent l’obéissance quasi automatique de qui parle. Il y a donc là de la guerre sociale : « Le langage humain, actualisé en discours, est le théâtre permanent d’une épreuve de force entre partenaires sociaux et affectifs. C’est cette fonction d’intimidation du langage qu’on a voulu explorer.53 » De fait, « la société, avec ses structures socio-économiques et névrotiques, intervient, qui construit le langage comme un espace de guerre54 ».

18 Nous participons donc à la violence de la langue en parlant ; l’image du cran point là, qui dit la langue comme système de sécurité – par l’idée du cran de sûreté c’est-à-dire du cran protecteur, par celle de la clôture du symbolique comme dispositif sécuritaire – dont il ne faut pas faire lever la barre paradigmatique sauf à tout faire exploser et libérer toute la violence. La violence peut toujours monter d’un cran, comme elle peut bien sûr baisser d’un cran c’est-à-dire par à-coups : « Ainsi le vraisemblable critique s’emploie-t-il à tout rabaisser d’un cran : ce qui est banal dans la vie ne doit pas être réveillé ; ce qui ne l’est pas dans l’œuvre doit être au contraire banalisé : singulière esthétique, qui condamne la vie au silence et l’œuvre à l’insignifiance.55 » Cette question du degré est liée à cette représentation du sens (dunamis) selon la voie prise : ouverte c’est-à-dire exceptionnelle, ou fermée c’est-à-dire habituelle. Ainsi la langue comme espace de signification et lieu de signifiance tourne-t-elle tantôt à répétition (voire à vide) tantôt à volonté : « De même qu’une langue est un possible de paroles (une langue est le lieu possible d’un certain nombre de paroles, à vrai dire infini), de même ce que l’analyste veut établir en cherchant la langue du récit, c’est le lieu possible des sens, ou encore le pluriel du sens ou le sens comme pluriel.56 » Comme tel, le sens est aussi bien un possible qu’un impossible selon qu’on l’arrête ou non ; et sa violence n’est jamais aussi forte que lorsque cet arrêt – de mort – s’exprime : « un arrêt de langage est la plus grande violence qu’on puisse faire à la violence du langage57 ». Une violence essentielle à la langue jouit de s’entretenir et l’homéostat qu’elle est ne manque pas d’entraîner une vilaine maladie, un dérèglement fatal au sujet parlé : « le cancer du langage58 ». Arrêter le sens, c’est l’aliéner (façon de dire que le sujet de la langue est automatiquement son objet et sa chose). Une image illustre cette thèse que la pire des violences se joue dans la langue, en son sein et en toute connaissance de cause : en public.

Le cran d’arrêt vu par Roland Barthes

19Parce qu’une langue découpe – ses objets – et que la langue coupe, la langue blesse. Telle est sa nature assertive ; elle affirme, Barthes parlait de « la blessure de l’affirmation59 ». C’est bien parce qu’il arrête que le langage produit un tel effet : « Blessure par rupture de langage60 ».

20La langue est une force, elle est une arme. Le signifie l’image récurrente du couteau dans le texte barthésien : « On connaît toutes les mutilations que les institutions classiques ont fait subir à notre langue61. » La norme tranchante du bon et du mauvais usages ordonne la langue française au nom d’un idéal obscur de clarté, sans doute confondu avec une univocité de mise qui dit qu’il faut aller dans le même sens. Du coup, la division et la séparation en sont les expressions comme la souffrance et l’horreur en sont les effets ; ainsi se représentait-on dès le Moyen Âge (Barthes cite un homme des V-VIe siècles : Martianus Capella, auteur des Noces de Mercure et de Philologie) l’art grammatical sous les traits d’une femme tenant un couteau et une lime pour corriger les fautes des enfants, de sorte que la grammaire apparaît comme l’un de ces « langages castrateurs62 » laissant entendre que l’on a affaire à un couteau de type sacrificiel. La critique barthésienne du classicisme c’est-à-dire du canon – de la norme à outrance, à ouvrir et rouvrir les plaies que la langue a déjà trop ouvertes – vise la représentation d’un entendement coupant et classificateur qui consacre un arrêt sur image et induit une pensée déterminée ou circonscrite idéologiquement ; la définition barthésienne de l’idéologie a quelque chose de la définition hégélienne de l’entendement (plutôt que de la définition marxiste qu’elle rappelle et que Barthes rappelle en renvoyant à L’Idéologie allemande63), entendement que Hegel distingue de la Raison dont la dialectique échappe aux dualismes.

21Il y a un usage mortel, destructeur, de la langue qui se saisit de sa logique représentative ; tel est ce principe de contradiction qu’on fait abusivement jouer à l’encontre de l’autre pour qu’il s’auto-contredise et se taise : « c’est le couteau inentamable qui entame64 ». Tel est le cran d’arrêt qui protège l’agresseur en retenant la lame bien dépliée et tendue, tandis qu’il pénètre sa victime ; tel est ce cran valant comme butée, selon le modèle d’un système de sécurité dont le sens ne bénéficie qu’à l’utilisateur du couteau. D’un geste évaluateur selon un mode encore nietzschéen, Barthes donnait à voir « le couteau de la valeur65 ».

22Du cran au cran d’arrêt, de l’analyse du dispositif langagier que rend l’image du cran à la compréhension de la dangerosité de son mécanisme que rend celle du cran d’arrêt, on saisit cette chaîne qui double la trame de ce tissu qu’est étymologiquement le texte et partant son sens. On entend cet enchaînement qui nous tient, cette direction forcée que constitue le procès du sens ; au passage est ainsi signalé « un autre cran de la chaîne infinie du langage66 ». Roland Barthes articule le signifiant du cran à celui du cran d’arrêt, analysant le processus sémiologique par le recours à une image en signifiant la rigidité ; l’expression de « cran dialectique67 » est du coup moins étrange qu’il paraît, bien que l’image du cran d’arrêt produise de la redondance dans la mesure où le cran figure l’arrêt et marque le sens en sa pétrification. Parce que le cran arrête, il faut le repousser le plus loin et jouer de la langue : « Le langage est interminable comme le monde, comme le devenir. […]. Voilà ce qu’enseignerait l’Initiation amoureuse : initiation au recul infini du cran d’arrêt.68 » Une écriture amoureuse ne peut qu’être tendre, pour ne pas meurtrir ; la souplesse, vertu que Derrida reconnaissait à Barthes qui lui-même se plaçait au plan éthique, doit imprimer une langue si droite (de droite) et directive : « donner des réponses "en spirale", s’ajoutant les unes aux autres, mais chaque fois à un niveau différent : surdéterminations sans cran d’arrêt.69 » Telle est « l’option du non-arrêt des langages70 », la seule option. On obtient dès lors par composition l’image de ce cran d’arrêt, de ce couteau spécifique qui emblématise la violence de la langue, dans la langue : son fascisme.

23Le cran d’arrêt est une arme de première catégorie, prohibée comme telle ; c’est une arme blanche, qui ne fait pas de bruit ou juste par son déclic. Telle est l’image – plutôt que la figure – que Barthes choisit pour signifier la langue et son maniement sous l’espèce de guerre des gangs ou incompatibilité des codes. L’arme en question est celle de la marge, de la banlieue et de ses blousons noirs (en pleine époque « yé-yé »71) ; elle est le signe de la division des classes, reflet de la division des langues sous l’espèce de guerre des langages à laquelle se livrent les cités. L’image de la petite frappe la relaie pour dire ce qu’une phrase peut entraîner dans sa prononciation : « la phrase était frappée comme une médaille, une monnaie – vieille image – alors que, tout au contraire, c’est la phrase elle-même qui vient me frapper – à la manière d’une petite "frappe"72 ». On fera là, bien sûr, le lien avec le thème barthésien des « intimidations du langage ». Ce faisant, cette image produit une vue qui surenchérit sur la violence collective en déplaçant le lieu habituel c’est-à-dire centré du pouvoir même si les loubards débarquent aussi en ville ; car elle donne à voir la violence irradier le centre par la périphérie c’est-à-dire par resserrement et non par déploiement, par concentration selon un mouvement centripète plutôt que centrifuge. Ceux qui font la loi à l’occasion participent de cet urbanisme aux signes réversibles, susceptibles de se retourner contre ceux qui font habituellement ou prétendument la loi par une tenue en respect via une langue châtiée ; bref, l’agresseur – celui qui commet la violence – est aussi un col blanc. Barthes dénonçait « la violence gangstérisée ou anarchiste et même guerrière73 », celle qui est sous les feux des projecteurs, dans nos rues ; il en relevait les « cercles74 ».

24L’agression est signifiée par l’image aveuglée de qui se coupe les veines et saigne par association du sens et du sang comme l’induit le texte de Barthes : « remonter les veinules du sens75 ». S’agit-il de s’entailler, de mourir à soi, de couper au Moi imaginaire ? Le texte barthésien délivre là, de manière crue, l’image informatrice de notre violence dans la langue c’est-à-dire de cette force avec laquelle il faut composer : « jouer les signes plutôt que de les détruire, c’est de les mettre dans une machinerie de langage, dont les crans d’arrêt et les verrous de sûreté ont sauté, bref, c’est instituer, au sein même de la langue servile, une véritable hétéronymie des choses76 ». Mimer, singer, voler, maquiller la langue comme on maquille une voiture ; tel est le parti à prendre pour ne pas subir le tout de la violence ; sur ce point, le « vol de langage77 » thématise le texte barthésien. S’agit alors d’arracher à la Langue quelque chose de sa puissance ? Le cran d’arrêt ne fait-il pas au fond l’épreuve qu’il doit sans cesse sortir sa lame fine ? Que serait-ce alors que tirer la langue sinon le geste violent de montrer la langue de ce couteau ? Les attaques ponctuelles et répétées dans la chair d’un texte oralisé ou dans la masse amorphe de sons et de signifiants montrent qu’on n’en finit jamais et qu’on n’arrête pas la langue : « comme si la langue était ici et non , comme si on pouvaitl’arrêter quelque part, au-delà de quoi il y eût simplement des suppléments inessentiels, dont la littérature78 ».

25La langue serait-elle une arme à double tranchant, de sorte qu’elle pourrait se retourner – comme le couteau dont on ne s’assure pas que son cran soit bien calé et sa chaîne retenue – contre qui veut ou croit naïvement s’en saisir comme quelqu’un qui prétendrait la conquérir ? Si c’était le cas, on en crèverait ; mais on peut en même temps s’en fortifier. Les réflexions barthésiennes sur le Neutre qui « joue sur l’arête du rasoir79 » – encore une lame – lancent un défi à l’écriture contre la parole dont le binarisme triomphe à tous les coups.

26Contre la violence s’écrit le neutre barthésien comme notion apaisante, tempérante : « le Neutre est suspension de la violence80 ». Il est le contre-pouvoir, une contre-force ou une violence opposée à la langue guerrière. Il n’annule pas la violence ; il est même une autre violence en tant que désir (Barthes parlait du « désir de Neutre ») mais selon un sens positif qui dit la vie ou la dimension vivante (bios/zoos) ; ce sera l’un des acquis certains pour soustraire la violence à sa catégorie c’est-à-dire à sa connotation négative (ceux qui la dénoncent sont précisément ceux qui l’exercent). Le Neutre est refus, il refuse « la machè, la loi du combat verbal, la joute installée en Occident depuis des millénaires81». Il est une sorte de Aufhebung (Hegel est plusieurs fois référencé par Barthes) en tant qu’il dépasse l’opposition : « J’appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme.82 » Il joue avec la barre du sens, il ne la lève pas : « il est mortel, dit le texte, de lever le trait séparateur, la barre paradigmatique qui permet au sens de fonctionner (c’est le mur de l’antithèse), à la vie de se reproduire (c’est l’opposition des sexes), aux biens de se protéger (c’est la règle du contrat)83». La violence de la langue vaut remarquablement en tant qu’elle marque comme en témoigne le genre, cette catégorie rhétorique qu’entérine la logique aristotélicienne. Le neutre barthésien est alors une solution au binarisme de la langue et suppose de « liquider la notion de genre84 ». L’assignation, le marquage de la langue, tel est ce à quoi aussi se résume le fascisme de la langue : marcher au pas, sur ses deux jambes : « je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutreou le complexe me sont interdits85 ». Tel est l’un des exemples-clef de cette répression de – par – la langue : « le fait majeur, c’est que par ses rubriques obligatoires la langue oblige chaque sujet individué à parler masculin ou féminin : les arrogances de la grammaire86 ». Mais le neutre préconisé n’est pas démarquage, il figure « l’exemption de sens » en tant que ce dernier est conflit : il est suspension – épochè (sur le scepticisme plutôt que sur le phénoménologisme de Barthes) –, trêve. Le geste du lâcher, celui de la déprise – de la dérive selon l’image du bouchon qui suit le fleuve des mots comme « une parole sans amarres87 » (image à détailler de cette eau de mer, de cette langue maternelle pour rouvrir le dossier sur la Mère en tenant comptant des pièces autobiographiques liées à la question de l’image chez Barthes) – le caractérise. En ce sens, il s’agit « de reculer le cran88 », selon les degrés possibles de la langue :

Dès qu’il se pense, le langage devient corrosif. À une condition cependant : qu’il ne cesse de le faire à l’infini […] ; mais si j’ôte le cran d’arrêt (de la raison, de la science, de la morale), si je mets l’énonciation en roue libre, j’ouvre alors la voie d’une déprise sans fin, j’abolis la bonne conscience du langage89

27L’image d’une langue nouvelle – qui ne l’est en réalité jamais – se reflète dans une écriture conçue comme tracé selon un mode oriental, suppléant à l’idée héraclitéenne du flux que donnait à voir le Cratyle de Platon. Il est ainsi révélateur qu’une étude sur l’idéal du neutre n’ait pas suggéré cette piste d’une élimination du genre, collée et accrochée à l’image barthésienne du cran dont elle ne dépare pas et ajoutant aux difficultés de Barthes à se défaire du binarisme c’est-à-dire – au fond – d’un double cran d’arrêt, d’un pic à deux arêtes. C’est ce que rend l’étude de Bernard Comment sur le neutre : « rien ne garantit le sens, ni le ton (sérieux ou pas sérieux ?), aucun cran d’arrêt définitif n’y est possible : en cela, le Texte est, toujours, un mauvais genre90 ». La leçon, en définitive, paraît être qu’il ne faut pas soulever le cran d’arrêt, de peur (la peur est un sentiment étreignant Barthes citant Hobbes) de se faire mal.

Face à l’ordre établi de la langue et à l’Ordre littéraire, le logothète ou l’écrivant

28La dimension endoxique – taxinomique – de la langue la définit comme enrégimentement ; il y a quelque chose de militaire en elle, quelque chose comme une mise au pas. Contre l’Ordre assuré de la Langue dont fait partie l’ordre littéraire, « contre ce qu’on appelle le monologisme, c’est-à-dire le règne, la domination d’une langue unique, d’une interprétation unique du sens, contre les philosophies de sens unique et imposé91 », il faut veiller à produire du sens sans arrêt ; le but est d’illimiter le langage, de produire une langue « sans cran d’arrêt92 », pas de lever les crans d’arrêt du langage ; il s’agit de fonder une nouvelle combinatoire des signes. Telle est la fonction du logothète, figure qui chasse celle du nomothète. Le logothète n’est pas un conquérant de la langue ; il est le fondateur d’une langue, il inaugure une langue artificielle. En voici la définition :

un logothète […] n’est pas seulement et même n’est pas forcément un écrivain qui invente des mots, des phrases à lui, bref un style ; c’est quelqu’un qui sait voir dans le monde, dans son monde […], des éléments, des traits, des "unités", comme disent les linguistes, qu’il combine et agencent d’une façon originale, comme s’il s’agissait d’une langue nouvelle dont il produirait le premier texte.93 

29S’il ne s’envisage pas comme tel, Barthes dit pourtant en quoi consiste cette tâche ; il s’agit d’infléchir la barre (autant dire de la plier), d’opposer une force (plutôt qu’un barrage), c’est-à-dire de barrer pour déplacer. De son œuvre, il écrivait : « ce n’est qu’une petite machine de guerre contre la loi philologique, la tyrannie universitaire du sens droit94 ». Du logothète, il disait alors qu’il est donateur de sens parlant par l’affect c’est-à-dire au nom d’un autre principe d’ordre ou de langue que l’habituel.

30L’écriture entre ainsi en opposition avec la parole telle que cette dernière organise le discours aussi bien écrit qu’oral ; par elle, il s’agit de « traverser les codes95 » (de la Langue) et, en ce sens, de produire insensiblement du désordre : « L’écrivain […] est celui qui ne laisse pas les obligations de sa langue parler pour lui, qui connaît et ressent les manques de son idiome et imagine utopiquement une langue totale où rien n’est obligatoire96 ». Dans cette longue note où Barthes défendait la singularité incarnée par Philippe Sollers dans la littérature, il réintroduisait l’image du couteau comme figure du sacrifice sans qu’il semblât s’en servir à son tour ; la tâche de l’écrivain – de l’Écriture, opposée par lui à la Littérature – consistait selon lui à lever le tabou du langage, tâche pacificatrice qui commence par confisquer les couteaux et dire notamment à la critique : "à bas les armes !"

31Dans l’histoire française des idées au XXe siècle, Barthes occupe une place charnière : son œuvre se lit de manière asymptotique à Mai 68 lors duquel la question de l’écriture est posée en tant que « pratique scripturale qui n’obéit plus au code traditionnel97 ». La littérature n’est désormais plus gardée, et le mythe du grand écrivain est tombé (la question de l’auteur en naît) ; cela dit, la position barthésienne est complexe, qui est une position d’entre-deux faisant penser à Milner que Barthes rata le sens de l’Événement ; alors que la prise de (la) parole est revendiquée et qu’elle débouche sur l’idée d’un droit à la parole (prendre la parole [la langue], ce n’est pas la demander mais c’est s’en saisir ; tiendrait-on là l’idée d’une conquête de la langue ?), Barthes soutient « la revendication de parole98 » et son texte accompagne ce mouvement politique mais il développe également l’idée d’un droit à ne pas parler : « Silence […] : opération pour déjouer les oppressions, intimidations, dangers du parler, de la locutio.99 » Libérer la langue et non la conquérir, telle est sa position ; ainsi s’exprimait-il sur l’un des sujets brûlants d’alors : « la langue est génitale mais non sexuelle, la sexualité doit se conquérir sans cesse sur la langue (par l’écriture)100 ». La langue est irrésistible, elle reste imprenable ; la voie neutre prend seulement acte de « l’imbrication du langage et de la sexualité101 », de manière à outrepasser cet énième binarisme qui rythme la douleur commune. Barthes constate : « La parole est pouvoir.102 » Il faut alors ruser avec le langage et se saisir de la parole, la prendre au passage ou à l’occasion, composer (se compromettre, pour ceux qui militent pour une voie abolitionniste c’est-à-dire révolutionnaire) avec le Pouvoir (la Parole) ; sur ce point, il faut mettre à profit la distinction entre « la langue, inévitable (ordre de la Nécessité), et la parole irrépressible (ordre du Désir, de l’Individuation)103. » Faire la loi par la langue, c’est non ; il s’agit de ne pas se la laisser dicter : parler comme on veut (ce qui ne veut pas exactement dire ne pas respecter les règles de la langue), ce n’est pas maltraiter la langue ni la malmener ou être en guerre avec elle, mais c’est la disputer et se la disputer jusqu’à la révolutionner sinon la déconcerter. Pour Roland Barthes, c’était déjà en faire un moyen de plaisir c’est-à-dire éprouver ce que Lacan appelait d’un trait et signifiait comme ce à quoi le sujet tient ; le texte barthésien sur l’amour le montre, texte se penchant sur l’écriture : « La force du sujet (lalangue lacanienne) déplace la classification, la hiérarchie grammaticale104. » Sa seule décision fut d’entreprendre de « renverser le modèle structural105 » c’est-à-dire de penser l’après-Lacan ; mais faut-il ce renversement pour solutionner le sens dans l’eau sémiotique – le bain amniotique – d’une langue appelant plus à l’imaginaire qu’au symbolique dans le texte barthésien ?

32    Monique Wittig, héritière de Roland Barthes mais refusant de traiter avec la langue c’est-à-dire de laisser en l’état les barrières langagières, prédit la disparition du genre c’est-à-dire de la guerre ; l’idée de « Changer la langue106 » était par elle prise au mot, expérimentée. Après elle, l’objection demeure : comment sort-on de la violence? En sortait-on jamais selon lui ? Apparemment non : « Comment limiter la violence, autrement que par une autre violence ?107 » Pour celui qui réfléchit à une solution par le neutre, on sort de l’arrogance mais pas de la violence ; ainsi parlait-il « [du] leurre de l’écriture, violente par elle-même et non par un effet de procuration venue d’une autre force → écrire = pratiquer une violence du dire (le dire comme violence, quoi qu’il arrive) et non une violence du pensé : violence de la phrase en tant qu’elle se sait phrase → c’est pourquoi je peux dire, paradoxalement, qu’il y a des écritures provocantes […] ou vociférantes […], mais qu’il n’y en a pas d’arrogantes108 ».

33Cécile VOISSET-VEYSSEYRE

34(UPEC, EA LIS)