Colloques en ligne

Alexandra Vrânceanu

La conquête du visuel par la langue : la transposition de l’Olympia et du Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet en romans1

1Les études sur les rapports entre le visuel et la littérature devraient enregistrer une nouvelle forme de récit à succès, le récit qui s’inspire des œuvres d’art. Je m’arrêterai sur deux romans récents qui s’inspirent des tableaux de Manet, l’Olympia et Le Déjeuner sur l’herbe: Régis Descott, Obscura2, VR Main, A Woman With No Clothes On3. Ces deux écrivains décrivent, analysent et expliquent les énigmatiques peintures de Manet, ils transforment les personnages peints en personnages littéraires et inventent une histoire qui fait semblant d’expliquer le tableau. Je mettrai en parallèle ces deux lectures narratives des tableaux de Manet pour montrer comment les écrivains utilisent les images pour inventer des récits. Je commencerai par donner quelques points de repère sur l’ekphrasis, figure héritée de la rhétorique classique et transformée par les modernes, et sur le destin de la peinture de Manet.  

«Ekphrasis» ou «genre ekphrastique» ?

2Ce ne sont pas les modernes qui ont inventé le récit ekphrastique, où la description d’art se mélange avec l’intrigue romanesque, le genre ekphrastique apparaît dès la fin de l’antiquité gréco-romaine. L’ekphrasis était définie par la rhétorique classique comme une description détaillée, qui pouvait avoir divers sujets, une bataille, un portrait, un jardin ou une œuvre d’art. L’essentiel de l’ekphrasis consistait dans la manière de décrire, d’une façon très détaillée, en faisant apparaître à travers la force des paroles l’image mentale de l’objet décrit. L’ekphrasis classique est un topos, une unité plus petite que le texte donc, mais avec les Imagines ou Ekphraseis écrites par Philostrate l’Ancien, Philostrate le Jeune et Callistrate, elle devient un genre à part entière. Ces recueils de descriptions d’œuvres d’art réelles ou imaginaires restent une présence marginale dans l’histoire littéraire. La découverte vers la moitié du XVe siècle du recueil de Philostrate, intitulé Eikones en grec, Imagines en latin et traduit par les modernes comme La Galerie,est un repère important dans l’évolution du genre ekphrastique4. Le modèle de Philostrate inspirera ensuite des poètes, comme Giambattista Marino, et des historiens d’art, comme Giorgio Vasari qui, pourtant, ne légitiment pas ce terme, ekphrasis, même s’ils s’inspirent de la technique descriptive de La Galerie. Cette rupture mènera à quelques confusions terminologiques.

3Les théoriciens qui s’occupent de la description d’art dans les textes littéraires modernes restent divisés. Certains refusent d’utiliser le terme ekphrasis au-delà de la littérature gréco-latine5 et le définissent comme description détaillée plutôt que comme une description d’art. D’autres spécialistes, qui utilisent ce terme classique pour décrire les interférences entre le verbal et le visuel, s’inscrivent dans une direction de recherche ouverte par Leo Spitzer. Dans un article fortement polémique, Spitzer affirme qu’on ne peut pas analyser «Ode on a Grecian Urn» de Keats sans faire aucune référence au terme de l’«ekphrasis». Le philologue européen émigré aux États-Unis critique l’inculture de l’Américain Wasserman, qui avait analysé l’Ode de Keats sans la mettre en relation avec d’autres textes qui prennent comme sujet les arts visuels. Spitzer affirme que l’interprétation de Wasserman est sans valeur parce que le critique américain ignore la tradition européenne du genre ekphrastique et la méthode philologique. Et pourtant, en 1955 le genre ekphrastique n’était pas officiellement reconnu et certains philologues restent encore peu convaincus du fait que le terme ekphrasis puisse changer de définition à l’époque moderne. Le fait que Spitzer avait vu dans le poème de Keats la transposition d’une œuvre d’art, «the ode is a verbal transposition of the sensuous appearance of a Greek urn»6, a ouvert une voie nouvelle pour un champ de recherche qui attendait d’être légitimé. Cette définition assez peu philologique a eu une influence énorme dans le monde universitaire américain et a presque annulé la définition de l’ekphrasis donnée par l’ancienne rhétorique7. Dans cet article Spitzer invente une histoire de l’ekphrasis définie comme description d’art qui commence avec Homère et qui arrive, en passant par l’Ode de Keats, à  la poésie symboliste. Il postule l’existence du genre ekphrastique et lie le terme d’«ekphrasis» à la description d’art8.

4Le genre ekphrastique contemporain ne produit plus des textes réservés à quelques lecteurs cultivés, des poèmes maniéristes, comme La Galerie de Giambattista Marino ou comme le poème postmoderne SelfPortrait in a Convex Mirror  de John Ashbery, mais des best-sellers. Comment peut-on expliquer le succès remporté par des romans aussi différents que La Jeune fille à la perle de Tracy Chevalier, Terrasse à Rome de Pascal Quignard, La Princesse de Mantoue de Marie Ferranti ou Le tableau du maître flamand d’Arturo Perez Reverte, mais qui partagent la description de peinture ? Le roman ekphrastique serait-il déjà devenu une formule consacrée, comme le roman policier ou le récit de voyage ? Le nouveau roman ekphrastique est-il vraiment nouveau?

5Légitimer un nouveau type de roman n’est pas chose facile9. Qu’est-ce qui nous permettrait de parler du roman ekphrastique dans les mêmes termes que ceux roman policier, du roman d’aventures ou du roman historique ? Je propose comme hypothèse de travail une définition: un roman ekphrastique est un texte structuré autour de la description d’une œuvre d’art, un texte qu’on ne pourrait pas concevoir en dehors de l’ekphrasis, à qui l’ekphrasis donne sa signification, son sujet, son thème, sa structure, parfois même son titre et ses personnages. Plusieurs de ces caractéristiques devraient être trouvées dans un roman pour qu’il puisse être intégré dans le genre ekphrastique.

6La qualité définitoire du roman ekphrastique consiste dans le fait que la description d’art devient le générateur de fiction et parfois même le principe structurant. On ne devrait pas utiliser l’étiquette «roman ekphrastique» uniquement s’il existe une ou plusieurs références à l’art dans un texte littéraire, mais uniquement si ces références jouent un rôle essentiel dans sa structure. Malgré les apparences, le roman ekphrastique contemporain garde des affinités avec ses ancêtres classiques, La Galerie de Philostrate le Vieux ou Les Pastorales de Longus. À la différence de leurs ancêtres classiques, les romans ekphrastiques contemporains trouvent leur inspiration dans des œuvres d’art célèbres, comme il arrive dans Obscura de Régis Descott et A Woman With No Clothes On de VR Main, où les tableaux de Manet sont utilisés pour leur capacité d’engendrer des récits.

Manet, le peintre de la modernité

7«Il est des peintres pour attirer les écrivains comme les aimants: Manet est de ceux-là», écrit Françoise Cachin dans son introduction au Manet de George Bataille10. Un critique du Salon de 1863, Theodore Pelloquet, décrit ainsi Le Déjeuner sur l’herbe: «c'est un rebus d'une dimension exagérée et qu'on ne devinera jamais»11. Les deux auteurs contemporains choisis comme études de cas, R. Descott et VR Main, ont lu les tableaux de Manet comme des rébus, des énigmes visuelles qui attirent le regard et demandent une solution, et ils ont offert une solution narrative à l’énigme. Il ne s’agit pas vraiment de travailler sur l’image comme sur un énoncé visuel, mais comme sur un document historique complexe, si profondément transformé par l’intertexte qui l’entoure, que l’image devient invisible. Ces tableaux ont été si souvent l’objet de descriptions critiques ou littéraires qu’on n’arrive plus à les regarder en ignorant ce riche intertexte : «On n’y voit rien», comme observe Arasse, qui souligne que les tableaux de Manet sont devenus invisibles à cause des ekphraseis qui les cachent12.

8Il y a de grandes différences entre les descriptions d’art qui apparaissent dans ces romans et l’ekphrasis classique, qui louait l’œuvre d’art selon des catégories strictement codifiées par les rhéteurs. Les différences s’expliquent par les changements dans la formule du roman à l’époque contemporaine, mais aussi par la révolution produite par Manet dans l’histoire de la peinture. Manet occupe une place de choix parmi les peintres qui ont inspiré les écrivains, parce qu’il met en discussion les techniques et les styles académiques, mais surtout parce qu’il s’attaque au principe de l’ut pictura poesis, en libérant la peinture du sujet littéraire. Avant de traiter les deux romans que je me propose de commenter, je voudrais d’abord m’arrêter sur quelques lectures données à la peinture de Manet par les critiques d’art, et ensuite sur des descriptions voilées de ses toiles faites par des écrivains du XIXe siècle. Cette introduction servira à offrir un autre repère important dans l’histoire du genre ekphrastique, la fiction d’art ou le roman d’artiste du XIXe siècle français. Je chercherai ensuite à identifier quelques topoï qui caractérisent le roman d’artiste, pour les comparer avec leurs avatars dans les romans contemporains Obscura et A Woman With No Clothes On.

9Dans son livre After the End of Art. Contemporary Art and the Pale of History, A. Danto observe que Manet a occupé une place essentielle dans l’histoire du Modernisme justement pour les qualités de sa peinture qui avaient attiré les critiques du Salon parisien. Danto souligne que les modernistes ont vu en Manet leur premier représentant et ont construit à partir de sa peinture une histoire qui se terminera avec la déconstruction de l’art dans le monde contemporain. «For Greenberg, Manet became the Kant of modernist painting. […] And step by step Greenberg constructed a narrative of modernism to replace the narrative of the traditional representational painting defined by Vasari.»13Son œuvre est considérée comme une charnière entre la peinture classique et la peinture moderne, parce qu’il a souligné les particularités propres à son art, et non les propriétés qui rapprochent l’art de peindre à la littérature. Avec Manet finit le mythe de l’ut pictura poesis. Ce mythe avait servi aux peintres de la Renaissance pour argumenter que leur art n’était pas mécanique, puisqu’ils pouvaient raconter des histoires et des mythes, comme les poètes. C’est justement ce que Manet ne veut plus faire, raconter des mythes, et si sa peinture choque autant qu’elle a choqué les critiques du Salon parisien des années ’60 et ’70, c’était parce qu’elle prenait comme sujet la vie moderne14.

10Il semble paradoxal que, justement en renvoyant la littérature et les mythes, la peinture de Manet en ait engendré quelques-uns. C’est comme si ses tableaux, ne reposant plus sur une histoire connue, devenaient des énigmes qui demandaient une interprétation. Les critiques et les écrivains se mettront donc à inventer des récits pour expliquer les tableaux de Manet, renouant ainsi les liens rompus par lui entre la peinture et la littérature.

11Les historiens d’art et les poètes sont les principaux responsables de la naissance du mythe de Manet comme premier jalon de la modernité. Manet est considéré comme le premier dans une histoire différente, qui remplace le concept de l’histoire de l’art classique. D’ailleurs, Baudelaire voyait Manet comme le premier représentant de la peinture décadente et lui écrivait dans une lettre après le Salon de 1865, quand les critiques du Salon avaient déchiré l’Olympia: «vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art»15. Clement Greenberg ne fait que reprendre cette idée de Baudelaire et Danto observe que Manet occupe dans l’histoire du Modernisme de Greenberg la place qu’avait Giotto dans l’histoire de la peinture de Vasari, la place d’un révolutionnaire du point de vue formel. Danto souligne deux idées: la première est que la peinture de Manet attaque en quelque sorte la représentation en peinture; la deuxième idée importante est que Manet lui-même est un personnage dans un récit qui raconte l’histoire du modernisme. On retrouvera ces deux observations dans les interprétations faites par les écrivains contemporains à ses tableaux.

12Manet a continuellement vexé les critiques du Salon par ses «énigmes» visuelles16 et les critiques du Salon ont souligné le caractère incompréhensible du Déjeuner sur l’herbe. M. Fried a synthétisé leurs commentaires : «Theodore Pelloquet, ‘c'est un rébus d'une dimension exagérée et qu'on ne devinera jamais’ ; Louis Etienne, Le Jury et les exposants: Salon des Refusés, Paris, 1863, p. 30: ‘je cherche en vain ce que peut signifier ce logogriphe peu séant’»; William Burger (Théophile Thoré), Salon de 1863, in Salons de W.Burger: ‘Je ne devine pas ce qui a pu faire choisir à un artiste intelligent et distingué une composition si absurde [...]’»17.  Les écrivains, qui ont aimé Manet pour son esprit moderne et pour ses énigmes, se sont tout de suite mis à la recherche d’une réponse pour ce logogriphe.

La description des peintures de Manet dans le roman d’artiste au XIXe siècle

13Les premiers à décrire les toiles de Manet sont les écrivains contemporains et parfois amis du peintre, par exemple Zola, qui connaissaient l’histoire de sa peinture, et qui sont aussi des critiques d’art. Le mélange entre le discours critique sur la peinture et la fiction est un trait essentiel dans ces romans d’artiste dont l’Œuvre de Zola et Manette Salomon d’Edmond et Jules Goncourt sont parmi les plus intéressants18.

14Pendant la deuxième moitié du XIXe siècle apparaît en France un nouveau genre romanesque appelé par les critiques fiction d’art  ou roman d’artiste. Le chef d’œuvre inconnu de Balzac établit les topoï constitutifs du genre: le mythe de l’artiste génial qui entre en compétition avec la nature, mélange de Pygmalion et de Prométhée, le topos «le peintre et son modèle», les réflexions sur la relation entre peinture et réalité ou sur les rapports entre peinture et littérature. Le roman d’artiste ne reprend pas le modèle classique du texte ekphrastique, tel que l’avaient inventé Philostrate ou Longus, il s’inscrit plutôt dans la poétique romantique par la place centrale donnée à l’artiste. Dans ces romans il y a beaucoup de discussions sur la peinture et sur le rôle des arts, mais les descriptions de tableaux sont peu nombreuses, et jouent un rôle différent par rapport à l’ekphrasis classique19. Et pourtant, on peut identifier des mythes, des thèmes et des topoï qui caractérisent le discours sur l’art et qui se retrouvent également dans les fictions d’art et dans les romans ekphrastiques contemporains. Je m’arrêterai sur trois topoï en particulier, qui me semblent dominants dans les romans d’artistes du XIXe siècle: l’atelier du peintre (transformation moderne du topos de «la galerie»), la compétition entre art et nature (présente déjà chez Pline, une constante dans tous les discours sur l’art), le peintre et son modèle (évolution moderne du mythe de Pygmalion).

15Zola et les Goncourt discutent les toiles de Manet du point de vue de leur rôle dans l’histoire de la peinture. Dès le début, les deux toiles les plus célèbres de Manet, l’Olympia et Le Déjeuner sur l’herbe, sont considérées énigmatiques au point d’être vues comme absurdes et illisibles selon les codes picturaux de l’époque. C’est leur caractère énigmatique qui a conduit les écrivains à une lecture narrative: vu que ces peintures ne racontaient pas une histoire connue, mythique ou allégorique, les écrivains ont inventé des récits explicatifs. Les écrivains ont relié la biographie du peintre à l’histoire de son modèle, ce qui explique l’apparition du mythe de Pygmalion dans ces récits. Le roman d’artiste stabilise des structures spécifiques, qui seront ensuite utilisées dans le roman ekphrastique contemporain.

16«L’atelier du peintre» devient un topos fréquent dans la fiction d’art du XIXe siècle, et on le retrouve chez Balzac, Zola et les frères Goncourt. Ce topos prendra la place de la galerie, que privilégiait la littérature classique pour inscrire ses ekphraseis. L’atelier du peintre est le plus souvent l’espace où le peintre tombe amoureux de son modèle : Coriolis peint et tombe amoureux de Manette dans Manette Salomon des frères Goncourt, Lantier séduit Christine dans L’Œuvre de Zola, et Poussin trahit sa maîtresse pour l’art dans Le Chef d’œuvre inconnu de Balzac. Philippe Hamon observe que l’atelier du peintre est un espace où se rencontrent les discours sur l’art et que plutôt qu’une série de descriptions de peintures, nous trouverons des discussions théoriques :

L’atelier, curieusement, avant d’être un lieu d’images (à voir), c’est Babel, un lieu d’interférence et de polyphonie. […] Cette polyphonie argumentative peut recouper un montage ou un collage de discours à l’intérieur des discours d’un même écrivain, comme entre des discours d’écrivains différents. Zola, décrivant l’atelier de Claude Lantier, y réécrit ses propres critiques et chroniques du temps de l’affaire Manet, distribuant dans la bouche des divers visiteurs de l’atelier ses propres arguments de critique d’art comme ceux de ses adversaires esthétiques […].20

17Balzac, Zola et les frères Goncourt préfèrent le discours sur la peinture à l’ekphrasis. L’explication se trouve probablement dans le fait que, comme observe B. Vouilloux, souvent, en parlant de l’atelier du peintre, l’écrivain discute ses propres procédés de création:

S’il est un lieu qui soit commun au peintre et à l’écrivain c’est bien celui de leur travail, ce dernier étant compris non certes  au sens d’un produit, mais d’une production, d’un acte, d’une fabrication, d’un faire, d’une pratique, d’un processus. […] Le motif de l’atelier y obéit à un double fonction, stratégique et tactique: il vise à un déploiement du plan de l’écriture du recueil dans la globalité de son projet comme dans le détail de ses protocoles. Pénétrer dans l’atelier c’est ouvrir le tableau et le texte au processus de leur fabrication [...].21

18Manet attire l’attention des écrivains parce que ses recherches dans le champ de la peinture le mènent vers les voies qu’avait déjà trouvées Baudelaire, ensuite Zola22, et, plus tard, Mallarmé, c'est-à-dire la voie vers la modernité. La description du Déjeuner sur l’herbe de Manet, devenu le Plein air de Claude Lantier chez Zola, est englobée dans le topos de l’atelier. Plein air est une peinture qui obsède Lantier. L’artiste ne sait pas quelle identité plastique donner à la figure féminine inscrite au premier plan. Un matin qu’il travaillait sans trop d’inspiration, l’écrivain Sandoz, ami de Lantier et dans lequel les critiques ont identifié Zola, arrive et regarde Plein air. Le tableau est décrit par le narrateur omniscient à travers le regard de l’écrivain Sandoz:

C’était une toile de cinq mètres sur trois, entièrement couverte, mais dont quelques morceaux à peine se dégageaient de l’ébauche. Cette ébauche, jetée d’un coup, avait une violence superbe, une ardente vie de couleurs. Dans un trou de forêt, aux murs épais de verdure, tombait une ondée de soleil; seule, à gauche, une allée sombre s’enfonçait, avec une tache de lumière, très loin. Là, sur l’herbe, au milieu des végétations de juin, une femme nue était couchée, un bras sous la tête, enflant la gorge; et elle souriait, sans regard, les paupières closes, dans la pluie d’or qui la baignait. Au fond, deux autres petites femmes, une brune, une blonde, également nues, luttaient en riant, parmi les verts des feuilles, deux adorables notes de chair. Et, comme au premier plan, le peintre avait eu besoin d’une opposition noire, il s’était bonnement satisfait, en y asseyant un monsieur, vêtu d’un simple veston de velours. Ce monsieur tournait le dos, on ne voyait de lui que sa main gauche, sur laquelle il s’appuyait dans l’herbe.23

19Cette description mérite qu’on s’y arrête, car elle diffère un peu du tableau de Manet, la femme peinte au premier plan n’ayant pas de regard. Or c’était dans le regard de la femme que les critiques du Salon avaient lu l’insolence de Manet. La raison de cette différence réside dans le fait que Lantier ne sait pas encore quel visage donner à la femme peinte et, quand Christine acceptera de poser pour lui, il tombera amoureux d’elle. Zola s’arrête dans cette description sur un autre aspect qui a retenu l’attention des critiques du Salon de 1863: la représentation, dans la même scène, des hommes habillés en vêtements modernes et des femmes nues. Il faudrait souligner le style de la description de Zola, qui privilégie les traits plastiques, «les verts des feuilles», «deux adorables notes de chair» et qui donne aussi une réponse à cette énigmatique association: «le peintre avait eu besoin d’une opposition noire» et donc, semble penser Sandoz, la raison pour le veston de velours ne trouvera pas une explication dans la logique d’un récit, il ne veut rien «dire», mais peut s’expliquer dans une logique picturale.

20Zola ne défendait pas autrement Manet accusé d’indécence pour cette même raison, dans son Edouard Manet, étude biographique et critique: «Les peintres, surtout Edouard Manet qui est un peintre analyste, n’ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente la foule avant tout; le sujet pour eux est un prétexte à peindre, tandis que pour la foule le sujet seul existe.»24 Zola est parmi les écrivains qui pensent que la toile de Manet ne cache pas une histoire. Dans la même étude Zola décrit Le Déjeuner sur l’herbe selon ses coordonnées plastiques:

Ainsi, assurément, la femme nue du Déjeuner sur l’herbe n’est là que pour fournir à l’artiste un peu de chair. Ce qu’il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un déjeuner sur l’herbe, c’est le paysage entier avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d’une délicatesse si légère; c’est cette chair ferme modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette de femme en chemise qui fait, dans le fond, une adorable tache blanche au milieu des feuilles vertes; c’est enfin cet ensemble vaste, plein d’air, ce coin de la nature rendue avec une simplicité si juste, toute cette page admirable dans laquelle un artiste a mis les éléments particuliers si rares qui étaient en lui.25

21Dans le passage «c’est enfin cet ensemble vaste, plein d’air»,  on reconnaît la description du tableau de Lantier, que fera Zola quand il écrira l’Œuvre, s’inspirant sans doute de ses études critiques sur la peinture de Manet.

22Dans son livre dédié au roman d’art dans la seconde moitié du XIXe siècle, sous-genre qu’elle appelle «une catégorie littéraire singulière», Marie Melmoux-Montaubin, analyse l’empreinte laissée sur ces textes par le fait que leurs auteurs faisaient aussi de la critique d’art: «La scène du Salon obéit à un certain nombre de stéréotypes, heureusement maîtrisés et mis en scène par le roman de Zola. L’auteur de l’Œuvre a eu en effet le génie de rendre au Salon sa vérité subjective, en le dépouillant de ses prétentions esthétiques, pour en faire le lieu d’un snobisme, dans lequel le public compte davantage que l’exposant ou l’œuvre exposée.26»

23Le topos de «la compétition entre art et nature» apparaît dans L’Œuvre de Zola au début du roman. Claude Lantier est en train de peindre un tableau qui s’appelle Plein air et qui est une transformation partielle du Déjeuner sur l’herbe, mais il ne sait pas comment peindre son nu féminin. Il sait que sa scène devrait donner l’illusion de la réalité, et que donc sa peinture devrait renoncer à l’apanage des mythes. Discutant au Salon avec Sandoz sur des peintures qu’il trouve artificielles, Lantier s’exclame:

“Je vais leur en coller, de la chair, et de la vraie, pas du saindoux comme ils en font !” “C’est une baigneuse ?” demanda Sandoz. ”Non, je lui mettrai des pampres… Une bacchante, tu comprends !” Mais, du coup, il s’emporta. “Une bacchante ! est-ce que tu te fiches de nous ! est-ce que ça existe, une bacchante ?... Une vendangeuse, hein ? et une vendangeuse moderne, tonnerre de Dieu ! Je sais bien, il y a le nu. Alors une paysanne qui se serait déshabillée. Il faut qu’on sente ça, il faut que ça vive.”27

24On retrouve dans ce passage une autre explication pour le nu féminin au centre de la composition du Plein air, mais cette fois l’accent tombe sur le désir de Lantier de représenter la vie moderne, ce qui le rapproche de Manet.

25Lantier rencontre par hasard Christine, qui n’est pas un modèle professionnel, elle le fascine et, pendant qu’elle dort, il copie les traits de son visage. Quand elle accepte de poser pour le nu du Plein air,une étape importante dans leur relation est franchie. Cette peinture joue un rôle essentiel dans leur destin: le fait que Christine accepte de prêter ses traits à une peinture qu’elle n’aime et qu’elle ne comprend pas signe son amour pour Lantier. Après l’exposition, elle va au Salon, elle écoute les rires du public qui regarde Plein air, elle attend Lantier dans son atelier pour le consoler et ainsi commence leur histoire d’amour, qui se termine par le suicide de Lantier. Il est important dans ce contexte que Christine soutienne Lantier dans son échec et le soutienne à vie, car Lantier n’a que des échecs. Il est tout aussi important qu’elle ne soit pas un modèle professionnel et que l’acte de se dévêtir pour être peinte soit intimement liée à son amour pour Lantier.

26Le topos «le peintre et son modèle» est central dans L’Œuvre, car l’obsession de Lantier pour créer une peinture qui exprimerait son génie passe par le sujet de cette peinture, une «Femme», pour qui pose sa femme, Christine. C’est devant cette peinture inachevée que Lantier se suicide après une nuit d’amour avec Christine, qui avait essayé de le libérer de sa passion obsessive pour l’Œuvre.  Dans les dernières pages du roman, quand Christine parle à Lantier, qui déjà ne l’écoute plus, pris par son désir de réaliser l’Œuvre, elle s’exclame:

Ah ! cette peinture, oui ! ta peinture, c’est elle, l’assassine, qui a empoisonné ma vie. Je l’avais pressenti, le premier jour; j’en avais eu peur comme d’un monstre, je la trouvais abominable, exécrable; et puis, on est lâche, je t’aimais trop pour ne pas l’aimer, j’ai fini par m’y faire, à cette criminelle…28

27La jalousie du modèle pour la peinture se rencontre dans la plaidoirie de Christine, qui essaie de reconquérir ainsi son mari: «Elle te tient comme un vice, elle te mange. Enfin, elle est ta femme n’est-ce pas ? Ce n’est plus moi, c’est elle qui couche avec toi… Ah, maudite ! ah, gueuse !»29 Christine fait un dernier effort pour séduire son mari, elle se dévêt pour rivaliser avec l’autre, La Femme du tableau de Lantier, mais après la scène d’amour elle retrouve le corps suicidé de son mari devant sa peinture inachevée. La scène de la compétition entre la femme réelle et la femme peinte reprend la scène du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, mais lui donne une connotation tragique.

28Si Zola reprend dans la description du tableau Plein air les idées qui avaient servi à défendre Manet, dans les références moins explicites des frères Goncourt au tableau de Manet on retrouve plutôt des critiques. M. Melmoux-Montaubin commente les rapports entre Manet et le portrait de Coriolis:

On peut lire en effet dans le triomphe de Coriolis, maître de ce “mélange de l’habillé et du nu qu’autorisent si rarement les sujets modernes” une riposte des Goncourt au Déjeuner sur l’herbe de Manet, tableau ‘raté’ dans la mesure où rien, dans le sujet, n’appelait la représentation du nu. De la même façon, Le Bain turc de Coriolis, “une femme, sortant comme de l’arrosement d’un nuage, de la mousse de savon blanc jetée sur elle par une négresse. Presque nue, les reins sanglés d’un foutah à couleurs vives” n’est pas sans rappeler l’Olympia de Manet.30

29La description des toiles de Manet dans les romans d’artiste du XIXe siècle s’inscrit dans le cadre des topoï établis par Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac. La description des tableaux réels se transforme par l’intermède des mythes de Pygmalion et de Prométhée. L’artiste qui souffre pour son art, qui se sacrifie pour peindre l’Œuvre, dont le sujet est nécessairement un nu féminin, prend tantôt les traits de Frenhofer, tantôt les traits de Manet. Nous reconnaîtrons ces trois topoï dans le roman ekphrastique contemporain, mais il y aura un changement essentiel: l’image du peintre perd son importance, le modèle du Chef-d’œuvre inconnu disparaît aussi et nous rencontrerons d’autres sources critiques qui permettront aux écrivains de lire les énigmes de Manet et de les transformer en romans.

30Par rapport à la fiction d’art du XIXe, qui donne la place centrale à la biographie du peintre, à son parcours initiatique dans sa lutte contre la nature ou tout simplement pour représenter la nature, ou à sa relation tragique avec le modèle (Manette Salomon, L’Œuvre), le roman ekphrastique contemporain utilise un tronc narratif différent: la description d’art vient se coller sur le support du roman policier, du roman historique, d’amour ou d’aventures. Une autre différence importante est que le roman ekphrastique contemporain s’attache à décrypter une œuvre particulière, énigmatique et célèbre, pour laquelle il propose une interprétation. Les romanciers contemporains utilisent la capacité de certains peintres d’attirer et de retenir le regard par leur pouvoir narratif énigmatique. Ce n’est pas en racontant toute l’histoire que ces peintres, dont Manet, mais aussi Velasquez dans Las Meniñas ou Mantegna dans ses fresques du palais des Gonzague, ont retenu l’intérêt des spectateurs et des critiques d’art, mais justement en «racontant» peu, en laissant deviner, en représentant une scène elliptique, qui demande une explication de la part du lecteur.

31Dans les romans choisis comme études de cas, Obscura de R.Descott et A Woman With No Clothes On de VR Main, je chercherai à voir comment le roman ekphrastique contemporain a englobé les topoï classiques du genre et comment il a utilisé le tronc du roman policier ou du roman historique, qu’il a métamorphosé grâce à la fiction d’art. Descott et Main emploient des techniques différentes pour transformer la description en narration et chacun d’eux lit une autre histoire dans les toiles de Manet. Comme nous allons le voir ici, la description de ces toiles est un prétexte qui conduit à la construction de récits complexes du point de vue de la structure narrative. La place centrale qu’occupait la rhétorique dans le discours sur l’art chez les anciens sera prise chez les modernes par la narration.

Deux transpositions de l’Olympia et du Déjeuner sur l’herbe en romans contemporains. Obscura de Régis Descott

32Obscura est à la base un roman policier construit sur un fond documentaire très riche. L’action se passe à Paris dans les années qui suivent de près la mort d’Edouard Manet, dans un milieu de médecins bourgeois qui s’intéressent à l’art et au crime. Le personnage central du roman, le médecin Jean, veut découvrir le responsable d’une série de crimes particuliers dans lesquels la scène du meurtre reprend toujours un des tableaux de Manet, le plus souvent l’Olympia et le Déjeuner sur l’herbe. Le criminel, comme Jean le devinera vers le milieu du roman, est un peintre raté, Lucien Favre, qui essaie d’attirer l’attention de l’opinion publique sur ses crimes, qu’il voit comme des œuvres d’art.

33Les correspondances entre les tableaux de Manet et l’intrigue du roman se retrouvent à plusieurs niveaux: les personnages féminins, la prostituée Obscura et la femme du docteur Jean, Sybille, ressemblent à Victorine Meurent, le modèle de Manet; les deux personnages masculins, le docteur Jean et le criminel photographe sont fascinés par la peinture de Manet et ils ont copié, le premier en peinture, le deuxième en photo, ses œuvres; Régis Descott intègre dans l’intrigue du roman les échos de l’accueil de ces tableaux par la société parisienne et par les critiques du Salon.

34Si les tableaux de Manet Le Déjeuner sur l’herbe (1863) et l’Olympia (1865) ont fait scandale au moment de leur exposition c’était surtout parce que le peintre avait choisi d’ignorer les règles de la bienséance académique en peinture. On reprochait au Déjeuner sur l’herbe la présence de la femme nue à côté des deux hommes parfaitement habillés, qui semblent discuter sans la voir, tandis qu’elle nous regarde droit dans les yeux. Le mystère de cette scène inexplicable qui se passe dans une forêt et qui devrait représenter un pique-nique, a été considéré comme une insulte. L’indécence des tableaux de Manet ne réside pas dans la représentation du nu, mais dans l’association inexplicable de ses personnages et surtout dans sa manière de bouleverser en même temps les règles de la peinture et de la société. Les critiques ont remarqué que les quatre personnages du Déjeuner sur l’herbe semblent ne pas communiquer entre eux. Les deux hommes discutent, mais les deux femmes, l’une d’entre elles nue au premier plan et l’autre vêtue au fond du tableau, semblent n’avoir rien en commun avec les hommes, et donnent l’impression d’être découpées à partir d’une autre toile. La composition du tableau se reflète dans les relations des personnages du roman, comme j’essaierai de l’expliquer. À cette absence de cohérence au niveau de la composition plastique du tableau de Manet correspond au niveau de l’intrigue du roman de Descott la relation entre les quatre personnages: le docteur-détective Jean et sa femme, Sybille, le criminel-photographe et la prostituée qu’il entretient, Obscura. Car ces quatre personnages ont des relations bizarres: Sybille aimerait passer plus de temps avec son mari, qui préfère travailler et s’intéresse plus aux crimes qu’à elle. Obscura aimerait avoir une relation physique avec son protecteur, qui se contente de la regarder, et elle essaie de le séduire, sans y réussir. Le docteur cherche Obscura, ce qui attire l’attention du criminel sur sa propre femme, Sybille. Ces jeux de cache-cache et ce manque de communication dans le roman de Descott correspondent aux relations énigmatiques peintes par Manet.

35Le topos de «la compétition entre art et nature» se trouve à l’origine des crimes. Au début du roman, les détectives se demandent si le tueur fou ne prend pas en dérision Manet en refaisant avec des morts les scènes de ses tableaux: «Mais tout ça dans quel but ? Parce qu’incapable d’égaler le génie de Manet, le tueur s’emploierait à le tourner en dérision ? Par la même occasion il mettrait à profit sa monomanie homicide pour en faire une œuvre, l’œuvre noire ?»31 Ils font aussi appel à la réception des toiles de Manet: «Il n’a pas choisi Manet au hasard, voyez-vous ? Ni Le Déjeuner sur l’herbe, la toile par laquelle le scandale est arrivé. En mettant en scène un cadavre, c’est l’aspect scandaleux de l’œuvre qu’il vise. Ne pouvant égaler son génie, il cherche à dépasser son scandale.»32 Le lecteur apprendra que le criminel, Favre, est un photographe qui méprise la peinture et qui admire Manet. Si Favre vise le scandale, c’est qu’il a une thèse à défendre et qu’il utilise les mises en scène avec les cadavres pour l’exprimer devant le public. Sa thèse est liée aux rapports de la photographie avec la peinture en tant qu’arts de la représentation: il veut montrer que la véritable révolution dans l’art, ce n’est pas Manet qui l’a faite, mais c’est à la photographie de la faire. Il agit donc en esthète.

36Le mobile des crimes repose sur la compétition entre peinture et photographie et les scènes des meurtres deviennent des sujets pour des «œuvres d’art». Le criminel est comme un photographe avant-gardiste qui refait les scènes que Manet avait peintes pour les photographier. L’explication des actions du criminel est purement livresque, car il se voit comme le continuateur de l’œuvre de Manet: «Le peintre et ses tableaux devaient être considérés comme un marchepied, une base dont il s’inspirait pour démarrer son œuvre, comme Manet pour Olympia s’était inspiré de la Vénus d’Urbino de Titien et de la Maja desnuda de Goya.»33 Par cette filiation prestigieuse, le criminel se voit comme un grand artiste et comme le créateur d’un nouvel art.

37Descott construit le discours du criminel autour des idées du célèbre article de Baudelaire, «Le public moderne et la photographie»34 et sur les propos de Walter Benjamin35. La thèse du criminel est que la photographie est un véritable art novateur, plus représentative pour la modernité que la peinture de Manet. En même temps, la peinture de Manet l’obsède et il met les cadavres dans la position des personnages du Déjeuner et de l’Olympia pour les photographier, exactement comme l’avait fait Manet lui-même avec Titien ou Giorgione. On comprendra la véritable signification des crimes quand le narrateur omniscient nous fera connaître les pensées du criminel:

Art né avec la révolution industrielle, sans couleur, mécanique, chimique, instantané dans sa réalisation – il suffisait d’appuyer sur le déclencheur – mais reposant sur une conception longuement mûrie. Un art de la duplication, et non pas des œuvres uniques. Un art nécessitant une infinité de ressources, et pour cette raison infiniment supérieur à ce qui l’avait précédé. Il ne s’agissait plus d’habilité manuelle, de capacité à reproduire fidèlement tel ou tel sujet, mais d’une œuvre de pur esprit.36

38Il y a des différences nettes entre le discours intériorisé de Favre et l’opinion de Baudelaire, pour qui le rôle essentiel de la photographie est de «remplir les archives de la mémoire». Et si la reproductibilité, «non pas des œuvres uniques», nous rappelle l’étude de Walter Benjamin, on sent que pour le criminel la photo est supérieure, car elle est le résultat d’une réflexion, «une œuvre de pur esprit», qui dépasse la banale imitation de la nature. Il semblerait que le criminel-photographe se soit inspiré du monde de l’art contemporain plutôt que de l’art du XIXe siècle. Par exemple, «la conception longuement mûrie» qui se cache derrière la photo fait penser à Duane Michals, Cindy Sherman ou à l’art conceptuel.

39La relation entre la peinture de Manet et la photographie n’est pas une invention romanesque, elle s’inspire des théories de la représentation du XIXe siècle. M. Fried souligne le rôle des photographies dans la genèse de l’Olympia : selon lui,  la modernité de l’art de Manet se trouve dans le mélange des techniques et il pense que le traitement plastique des peintures est inspiré par les techniques des photographes du temps.37 À l’Olympia les critiques ont reproché la technique picturale, car Manet représentait Victorine Meurent, le modèle utilisé pour le nu féminin du Déjeuner sur l’herbe, sans l’embellir. Le criminel-photographe reconnaît justement ce trait révolutionnaire de la peinture de Manet, mais veut franchir la dernière frontière, portant l’art au-delà des limites imposées par les techniques de la peinture.

40«L’atelier du peintre»devient dans Obscura le laboratoire du photographe et en même temps la scène du crime. L’explication pour les actions du criminel est inspirée par l’histoire de l’art et par la position marginale de la photographie dans ce contexte. Lucien Favre se voit comme le continuateur de l’œuvre de Manet et comme le créateur d’un nouvel art. Il réfléchit à sa supériorité par rapport à Manet et conclut son œuvre: «Rasséréné, il appuya sur le déclencheur et entendit l’obturateur s’ouvrir avant de se refermer dans un claquement étouffé par le bois du caisson. Sa dernière esquisse, qui en peinture serait la première. Avec lui la photographie révolutionnait le temps, comme lui révolutionnait l’art.»38

41Comme on l’a vu en analysant ce topos dans l’œuvre de Zola, et comme le soulignent Hamon et Vouilloux, l’atelier est le lieu où les discours théoriques trouvent leur place à côté des descriptions. Dans Obscura les propos théoriques apparaissent dans les réflexions du criminel-photographe sur les rapports entre peinture et photographie. Mais il y a aussi des considérations d’ordre technique qui intéressent la mise en scène des cadavres39. L’atelier est décrit selon deux points de vue, dont le premier est celui du criminel, qui compose son œuvre en essayant de respecter toutes les contraintes qu’il s’est fixées: reprendre la composition de Manet, trouver un moyen pour soutenir les cadavres, des détails particuliers qui rappellent les tableaux de Manet, bien cadrer le sujet et trouver l’éclairage qui convient. L’atelier du criminel-photographe sera décrit aussi, plus tard, du point de vue des détectives qui découvrent le mystère des crimes. Le médecin Jean, en détective improvisé, arrive à la maison du criminel, passe dans une «galerie aux bustes antiques»40 et:

Enfin il atteignit le seuil de la pièce où s’étaient engouffrés les chiens. Un atelier. Il leva la tête. Le plafond lui parut aussi haut que celui du hall d’entrée. Il risqua un pas à l’intérieur et déglutit. Son regard était aimanté par un tableau dont il ne connaissait que trop bien l’original, mais que sous le coup de l’émotion il ne parvenait pas à identifier. Il s’avança, soudain secoué par un tremblement irrépressible. La Martiniquaise avait la tête inclinée. Un chat noir empaillé gisait renversé sur le lit. Mais le corps dénudé d’Olympia était une offense et son regard absent une déchirure.41

42La technique du collage d’objets que le criminel photographe utilise pour obtenir la composition de sa future photographie s’inspire aussi des commentaires des critiques du Salon: la silhouette d’Olympia et surtout les personnages du Déjeuner ont été comparés par ces commentateurs à des mannequins, tant ils leur semblaient artificiels. Dans ce contexte, le nu féminin est associé à une poupée sans vie.

43Les critiques modernes de ces tableaux ont identifié dans Le Déjeuner sur l’herbe une sorte de collage entre divers styles, scènes, et même entre plusieurs compositions picturales, ce que rappelle la manière du criminel-photographe d’arranger les cadavres et de les entourer d’objets qui renvoient aux œuvres de Manet. Le caractère de collage de la composition du Déjeuner sur l’herbe avait déjà été observé par Zola42 et se retrouvedans les recherches du criminel-photographe, qui construit avec soin ses photos, selon une idée de la juxtaposition qu’il justifie théoriquement.

44Si les contemporains de Manet ont vu seulement des silhouettes cadavériques et des mannequins mal enchaînés dans l’Olympia et le Déjeuner, les critiques modernes43 ont lu ces tableaux comme des méta-tableaux et ont analysé les sources de Manet avec minutie. Son habitude de découper et de reprendre des fragments, silhouettes, paysages, détails des tableaux célèbres complique la lecture de ses tableaux: «the effect of these "wrong signs" is to cast doubt on what we are seeing, and to create a sort of imploding of meaning, pointing back at and into the painting itself, including notions of its production along the lines of Cezanne's paraphrase.»44L’artificialité des tableaux de Manet, et surtout cette manière de mélanger les signes soulignent que Le Déjeuner sur l’herbe n’est pas un tableau référentiel, mais «a veiled allegory of painting, "a painting about painting"»45. Ces caractéristiques des tableaux de Manet influencent le criminel-photographe qui reprend sa technique et qui cite les œuvres précédentes en réfléchissant à la photographie tout comme Manet l’a fait au sujet de la peinture classique.

45Le topos «le peintre et son modèle» joue un rôle essentiel dans ce roman dont le titre renvoie au nom de la maîtresse du criminel, Obscura, mais aussi à la chambre obscure. Le modèle de l’artiste est double, avec d’une part les toiles de Manet et d’autre part la mise en scène avec les cadavres. Le criminel fait une photo inspirée par Le Garçon avec le fifre avec un cadavre qu’il photographie aux divers moments de sa décomposition: «C’était la quatrième photographie qu’il faisait de ce modèle, chaque fois à un stade de décomposition plus avancé, comme s’il s’agissait de reproduire le travail du peintre, mais à rebours, en partant du tableau fini, pour réaliser ensuite une série d’esquisses aux traits de moins en moins précis.»46

46L’intrigue policière repose sur la recherche des modèles pour la photographie, des femmes-modèles qui doivent ressembler aux personnages de Manet. Le personnage central du roman est Obscura, une prostituée d’une beauté décadente et fascinante qui attire l’attention du criminel-photographe, mais qui fascine aussi le docteur-détective. Obscura est entretenue par le criminel parce qu’elle ressemble à la femme peinte par Manet, mais l’artiste macabre lui laisse une certaine liberté, qu’elle utilise pour séduire le docteur Jean. Quand Jean comprend que le criminel collectionne des femmes qui ressemblent à Victorine Meurent, le modèle du Déjeuner sur l’herbe et d’Olympia, il se met à la poursuite d’Obscura. Le médecin-détective Jean attire ainsi l’attention du criminel photographe sur sa propre femme, Sybille, qui ressemble aussi à Victorine. À un certain moment, Sybille est enlevée par le criminel et Obscura disparait également. Le médecin-détective s’approche pourtant de la vérité et comprend que le coupable est Lucien Favre. Arrivé dans l’atelier du criminel, le docteur Jean ne reconnaît pas la femme qui a servi comme modèle, Obscura, la maîtresse du criminel-photographe qui l’a sacrifiée pour sa dernière «œuvre» avant de se suicider : «Dans la mort il ne la reconnaissait pas. Ses traits étaient déjà brouillés, étrangère à ce qu’elle était de son vivant et semblable à l’Olympia de Manet. Ce modèle que des critiques à l’époque avaient comparé à un cadavre exposé à la morgue.»47

47L’association entre cadavres et peinture est inspirée par les opinions des critiques d’art du Salon de 1865 sur l’Olympia48. G. Bataille reprend dans son livre sur Manet l’association entre l’Olympia et un cadavre en arrivant à la conclusion que le tableau évoque le spectacle de la mort:

Dans le secret, le silence de la chambre, Olympia parvint à la raideur, à la matité de la violence: cette figure claire, composant avec le drap son éclat aigre, n’est atténuée par rien. La servante noire entrée dans l’ombre est réduite à l’aigreur rose et légère de la robe, le chat noir est la profondeur de l’ombre… Les notes criées de la grande fleur pendant sur l’oreille, du bouquet, du châle et de la robe rose, se détachent seules de la figure: elles en accusent la qualité de ”nature morte”. Les éclats et les dissonances de la couleur ont tant de puissance que le reste se tait: rien alors qui ne s’abîme dans le silence de la poésie. Aux yeux même de Manet la fabrication s’effaçait, l’Olympia tout entière se distingue mal d’un crime ou du spectacle de la mort… Tout en elle glisse à l’indifférence et la beauté.49

48Les commentaires des critiques dévoilent le riche support herméneutique sur lequel repose ce roman policier et montrent que l’association entre cadavre et peinture n’est pas aléatoire : Régis Descott s’inspire dans Obscura de la réception faite aux tableaux de Manet, qu’il transpose dans une intrigue policière.

VR Main, A Woman With No Clothes On, un roman historique

49Le roman de VR Main est construit sur un coup de théâtre: non seulement Victorine Meurent n’était pas une prostituée, comme le voulaient les critiques du Salon, mais une artiste-peintre. Main avoue dans un article où elle explique la genèse du roman50 qu’elle s’est inspirée d’une recherche publiée par une historienne d’art, Eunice Lipton, qui présentait le destin de Meurent selon des informations historiquement vérifiées. C’est par l’intermède de cette recherche que Main lit les tableaux de Manet qui ont comme modèle Victorine. A Woman With No Clothes On est un roman historique, qui récupère l’image d’une femme qui avait toujours été vue comme un objet.

50La bibliographie critique joue un rôle central dans l’inspiration du roman. Dans son article,Eunice Lipton s’arrête sur le cas des femmes peintres au XIXe siècle et analyse en parallèle les histoires de Suzanne Valadon et de Victorine Meurent. Son article, écrit dans une perspective féministe, commente des sources historiques, qui présentent Victorine et son désir de devenir peintre:

Meurent was also condescended to for dabbling in painting and harboring foolish ambitions to exhibit her work at the Salon. Georges Rivière (1921): [In the 1870s at the cafe Nouvelle Athènes] going from table to table was a former model of Manet's, Victorine Meurent...; she was showing painters her most recent studies because she had started painting since she was no longer able to model in the nude. (p. 32) And Tabarant (1932): She had developed the ambition to be a painter herself. Having received advice from a certain Etienne Leroy, a mediocre artist, she wasn't intimidated to try to exhibit at the Salon whose jury behaved gallantly towards her. She sent her own portrait in 1876, and following that, other works, anecdotal and historic subjects of no interest.51

51Dans ce passage Eunice Lipton présente, comme on l’avait fait à l’époque, l’image d’une artiste pauvre, qui essaie de profiter de son statut de modèle de Manet pour se faire un nom et se faire ouvrir les portes du Salon. Lipton souligne que le portrait de Victorine a été fait avec méchanceté, et parfois sans respecter les faits, par les biographes du temps52. Victorine Meurent a connu un certain succès comme peintre, car son nom est mentionné dans les documents officiels du Salon et a fait partie de la Société des Artistes Français53. Malheureusement, ses œuvres ont été perdues: «She exhibited for over thirty years, and at least one of her works sold at auction after she died, but not a single one of her paintings survives.»54

52Tout le livre se joue sur le changement du rapport traditionnel entre «le peintre et le modèle». On retrouve dans A Woman With No Clothes On des scènes inspirées de l’Œuvre de Zola: Manet rencontre Victorine, comme Claude Lantier a rencontré Christine. Ni prostituée, ni modèle professionnel, elle le fascine par son expressivité, Manet lui demande de jouer le rôle de modèle, elle disparaît, puis elle revient et devient son modèle favori. Les similarités avec l’Œuvre s’arrêtent ici, car si Zola se concentre sur le destin du peintre et donne au personnage féminin le rôle de modèle et de victime, dans A Woman With No Clothes On, l’accent est mis sur l’histoire de la jeune femme qui veut à tout prix devenir peintre. Victorine est trop pauvre, elle ne peut ni prendre des leçons, ni payer un modèle et donc elle utilise sa mémoire visuelle: «Since I can’t pay a model, I have to try to store some of the images of the people here in my mind.»55

53Le roman est écrit à deux voix, Victorine et Manet. Dans le discours de Manet, on sent la fascination du peintre pour son modèle; parlant à son ami Charles Baudelaire, Manet avoue qu’il ne voudrait pas avoir une aventure avec Victorine, justement parce qu’elle l’obsède, mais il se demande en même temps pourquoi elle le provoque: «When I work, it feels as if she were holding a long pole that she pokes into my eyes. And yet, I cannot stop painting her. Why does she try to provoke me ?»56Huysmans parlait d’ailleurs de «l’énigme irritante du regard d’Olympia»57 et Main interprète ce regard somme un signe que le modèle veut en finir avec son rôle d’objet et essaie de sortir de la toile par la force de son regard.

54En effet, dans le roman de Main, Victorine essaie de séduire Manet, qui ne cède pourtant pas, non parce qu’elle l’aime, mais parce qu’elle voit en lui un maître potentiel: «I have no desire for him, but from the very first day in his studio, I was prepared to sleep with him if it meant that he would show me how to paint.»58 Ce renversement du mythe de Pygmalion, qui place dans la position centrale l’art et dans la position périphérique l’amour, se retrouve aussi dans L’Œuvre de Zola et dans Le Chef d’œuvre inconnu de Balzac. C’est l’amour du modèle pour la peinture qui substitue dans A Woman With No Clothes On  l’amour entre artiste et modèle, mais cet amour n’a pas une fin tragique, comme dans L’Œuvre de Zola.

55 «La réflexion sur le rapport entre art et nature» occupe une grande partie du roman. On rencontre ce topos dans les efforts de Victorine pour représenter ce qu’elle voit, dans ses recherches d’un modèle, mais aussi dans les discussions entre Manet et Baudelaire sur la peinture exposée aux Salons, sur les critiques du Salon et leur résistance devant la modernité ou sur la moralité dans l’art.

56On retrouve dans les pensées de Victorine les stéréotypes de l’écriture ekphrastique classique: la jeune fille rêve de devenir un peintre célèbre et admiré, regarde son image reflétée dans une fenêtre et, comme Narcisse, le premier peintre, est fascinée par cette image. «When it’s dark outside, I like to see my reflection in the window opposite and think that one day I will paint a picture on a large canvas»59. Cela rappelle aussi le mythe de l’invention de la peinture raconté par Pline dans Naturalis Historia, selon lequel une jeune fille de Corinthe a copié l’ombre, projetée sur un mur, de son amant, qui partait à la bataille. Dans un autre passage, Victorine songe à peindre une nature morte qui produirait l’illusion de réel aux spectateurs, ce qui rappelle un autre topos de Pline, les raisins si bien peints par Zeuxis qu’ils trompaient les oiseaux.

I will paint a picture on a large canvas: it’ll show me standing here in front of a background of rows and rows of coloured bottles of spirits and shining fruit jars. I imagine the canvas at an exhibition and people coming in and touching the bottles and fruit jars, thinking they were real. I’d love to stand on the side and watch them. It’s a folly to imagine that possibility.60

57Quand Victorine visite le Louvre, elle devient consciente de la «modernité» de Manet et comprend la différence entre elle et les modèles idéalisés qui apparaissent dans les tableaux classiques: «The pictures in the Louvre don’t involve people like me. They are nymphs and goddesses, not doing much except lying around.»61L’idée que le peintre doit représenter la vie moderne apparaît aussi dans les discussions de Manet avec Baudelaire sur le modernisme en peinture. Discutant les peintures du Salon, Baudelaire demande à Manet:

“You think that one has to paint what one sees and be accurate in one’s drawing? […] What is the point of painting like Bouguereau ? […] Yes, we must always be modern. […] I am interested in painting people from everyday life, ordinary characters, like street singers, dancers, absinthe drinkers.” “And whores.” “And whores, my dear friend. I write about those foul women, those temptresses of the night and you need to paint them, Edouard.”62

58Manet et Baudelaire débattent également du problème de la morale en art et mettent en parallèle le scandale des Fleurs du mal avec le scandale provoqué par les toiles de Manet63 :

“Edouard”, Charles says, “how many times have we agreed that artists need to embrace la modernité, the fleeting and seemingly trivial world of contemporary life? We need crowds, street scenes, drunks in cafes, the splendor and the ugliness.” “Charles is right. I can do the dress of the past: La Pêche has a couple in seventeenth century costume. But I no longer wish to refer to Rubens. I rather give them my Buveur d’absinthe, or Le vieux musicien.”64

59Dans leurs conversations, Charles Baudelaire et Manet arrivent souvent à discuter des problèmes d’esthétique visuelle: «He was holding Victorine’s portrait in his hand. “The light, Edouard. It is like what Nadar uses for his photographs.”»65Le roman contient de nombreuses références aux littératures critiques, citées soigneusement par VR. Main dans Aknowledgements.

60Le topos «l’atelier du peintre» est complètement redéfini dans ce roman. Ce lieu, qui au XIXe siècle appartenait exclusivement aux hommes, est réinterprété du point de vue de la femme-peintre qui essaie de jouer le rôle du disciple en faisant le modèle. Comme le récit est focalisé sur Victorine, les discours sur la peinture et ses descriptions de tableaux sont naïfs.

61Victorine se paie un atelier de peinture avec l’argent qu’elle gagne en travaillant dans un restaurant et accepte le rôle de modèle dans l’atelier de Manet pour pouvoir apprendre le métier de peintre. Manet interprète son regard fixe comme une provocation sexuelle, comme on a interprété le regard insolent de la femme de L’Olympia. Mais dans A Woman With No Clothes On le tableau reçoit une interprétation différente: le regard curieux de Victorine exprime son désir de devenir un véritable artiste.

62L’invention peu vraisemblable de Main est que l’idée de peindre un tableau inspiré par le Concert champêtre de Giorgione (qui représente des femmes nues et des hommes habillés et qui, du point de vue de la lumière et des couleurs, ressemble à une photo de Nadar) est une idée de Victorine66. Mais sa méconnaissance de la peinture ne permet pas à Victorine de finir la toile et un jour, quand Manet vient la chercher, il prend le tableau pour l’achever. On reconnaît dans l’intrigue du roman les traces des articles scientifiques qui identifient les sources de Manet, parmi lesquelles une gravure de Marcantonio Raimondi au sujet de Jugement de Paris inspirée par un tableau de Raphaël. Ce circuit de citations picturales est essentiel dans le roman, parce que Main lie ainsi la vision picturale de Victorine avec la vision artistique de Manet. Le rêve de Victorine ne se réalisera jamais: «I dreamed that I was in his studio and we were working together, but not as an artist an model, rather, as two painters, sharing the same canvas.»67L’interprétation féministe donnée par Main à la position de Victorine dans Le Déjeunersur l’herbe est liée, plus que tout, à la modernité. Victorine n’est pas une prostituée, mais une femme moderne, «a thinking woman». Dans une scène de pose pour Le Déjeuner sur l’herbe, Manet en a la révélation et réussit à surprendre le regard fixé sur lui de Victorine: «“Please do not move from this position. Just turn your head towards me.” She does as I ask. And there I have it. Here is a thinking woman, rather than just a nude posing in the company of two men engaged in a discussion. A thinking woman. A woman of modernity.»68 Toutes les lignes de force du roman se rencontrent dans ce passage: le modèle et le peintre travaillent ensemble et la peinture est choquante non parce qu’elle représente une femme nue avec deux hommes habillés, mais parce qu’elle représente une femme moderne, qui pense et qui regarde droit dans les yeux le spectateur. Une femme sujet, non une femme objet, une femme peintre.

Serait-il possible «d’oublier l’iconographie» et de regarder le tableau de Manet69 ?

63La modernité de Manet est étroitement liée au caractère énigmatique de ses peintures, parce qu’il renonce au sujet préétabli et laisse la liberté d’interprétation au lecteur. Après Zola, Bataille aussi croit que «ce qui compte, dans les toiles de Manet, n’est pas le sujet, ce qui compte est la vibration de la lumière.»70 Manet a su inventer un monde énigmatique et fascinant à l’aide des pinceaux, des couleurs et des toiles et ses tableaux ont inspiré de nombreux textes. Daniel Arasse nous suggère de tout oublier et de regarder le tableau, en oubliant les textes qui l’entourent, mais cela ne semble guère possible.  L’Olympia et Le Déjeuner sur l’herbe deviennent maintenant les victimes des écrivains, qui les utilisent comme emblème pour leurs romans. Si l’ekphrasis classique était apparentée à l’encomium et faisait partie du discours d’apparat, maintenant on la retrouve dans des romans policiers ou historiques.

64Le roman ekphrastique contemporain englobe dans sa formule les topoï qui caractérisent le discours sur l’art, en les adaptant à sa structure: l’atelier du peintre, le mythe de Pygmalion, la compétition entre nature et peinture, mais aussi la tradition littéraire du roman d’artiste du XIXe siècle français. La différence essentielle est qu’il ne s’agit plus, dans le roman contemporain, de décrire des tableaux fictifs, mais des toiles qui se retrouvent dans des musées, qui sont souvent très célèbres et déjà célébrées dans des discours critiques. Souvent, comme il arrive dans Obscura et A Woman With No Clothes On,le roman ekphrastique repose sur ces discours interprétatifs. Il est vrai que les Goncourt et Zola mélangeaient dans la texture narrative de leurs romans des réflexions sur l’art qu’ils avaient déjà publiées dans des articles critiques, mais dans les romans ekphrastiques contemporains les écrivains font une véritable recherche scientifique. Il ne s’agit pas, dans le cas de Main ou de Descott, de donner leurs impressions sur les tableaux, mais de transposer en fiction une riche bibliographie scientifique.

65La description d’art hybride les formes populaires comme le roman historique et le roman historique et arrive à un résultat étonnant: la description, perçue en général comme un ralentisseur de l’action, un morceau que le lecteur pressé peut éviter sans problème, devient un générateur de suspense. Le paradoxe est encore plus évident si l’on pense au fait que ces genres populaires, comme par exemple le roman policier ou d’aventures, accordaient un espace minimal à la description et préféraient la mimesis à la diegesis. Ajoutons à cela que les descriptions de tableaux qui apparaissent dans les romans ekphrastiques sont détaillées, riches en informations et en interprétations critiques et qu’elles font intervenir un autre code, ce qui pourrait ralentir la lecture ou poser des problèmes de cohésion narrative. Pourtant les écrivains ont su profiter du caractère  elliptique et ouvert du code visuel et ils ont su trouver des moyens pour convertir la description détaillée, qui plaisait tant aux sophistes, dans un genre populaire.

66Dans le roman ekphrastique contemporain,  le tableau est choisi en tant qu’énigme, et c’est en tant qu’énigme qu’il devient générateur de fiction. La lecture de l’image suit un parcours narratif: les personnages du tableau deviennent les personnages du roman et leur histoire est recherchée ou inventée pour expliquer l’énigme. Par l’ekphrasis les écrivains lisent les tableaux et ils narrativisent leurs descriptions en faisant semblant de découvrir des histoires qui incitent à la curiosité. C’est ainsi que l’histoire du tableau, la biographie du peintre et l’histoire des personnages représentés sont intégrées dans la narration. Les auteurs des romans ekphrastiques ajoutent des éléments soupçonnés dans l’image, ou parfois tout simplement inventés.

67Il arrive souvent que les œuvres d’art soient choisies parce qu’elles sont célèbres, connues, admirées, parce qu’elles ont déjà été interprétées, parce que le peintre est considéré comme un grand talent ou parce que sa technique a influencé l’histoire de la peinture. On choisit des icônes et le prestige du musée où se trouve l’œuvre soutient et prolonge l’intérêt et la curiosité du lecteur pour ces romans. D’ailleurs, depuis longtemps l’ekphrasis littéraire a évolué en parallèle avec le discours des critiques et des historiens d’art.

68Alexandra VRANCEANU (Université de Bucarest)