Colloques en ligne

Marina Mureşanu Ionescu

Le romantisme français et le romantisme roumain : Nerval et Eminescu

1 La présence de la littérature française dans l’espace culturel roumain est un thème extrêmement vaste, riche et complexe. Son étude suppose tout un faisceau d’aspects, dont on rappellera l’essentiel : les diverses voies par lesquelles la littérature française entre en contact avec le public roumain, la circulation des oeuvres en version originale, les traductions  de même que les lectures et les interprétations successives par l’intermédiaire desquelles la littérature française s’est intégrée, à différentes époques, à la conscience littéraire roumaine. De façon symétrique, on peut examiner le problème de la perspective française : dans quelle mesure la littérature roumaine – ou du moins ses moments essentiels – sont-ils perçus dans l’espace culturel et intellectuel français et si oui, de quelle perspective ?

2Notre attention se concentre sur une période privilégiée du point de vue des contacts littéraires franco-roumains, à savoir le XIXe siècle, et de façon prépondérante, le romantisme. Dans le Dictionnaire du XIXe siècle européen, Pierre Brunel affirme :

L’extrême richesse de la littérature française au XIXe siècle était une garantie de son rayonnement. A cet égard, le XIXe siècle est encore pour la France un ‘‘grand siècle’’, aussi bien en ses débuts qu’en sa fin. Victor Hugo a été admiré sur tous les continents, Balzac est devenu un modèle universel, bien qu’il ait représenté la société française, Maupassant est peut-être le plus traduit, le plus diffusé, le plus lu de nos écrivains, Verlaine est le point de départ de tout un renouveau de la poésie et en particulier du ‘‘Modernismo’’ dans les pays de langue espagnole. Paradoxalement donc, on ne saurait étudier la littérature française du XIXe siècle sans sortir déjà des frontières nationales, d’autant plus qu’elle a été elle-même fort accueillante à ce qu’il faut bien appeler encore les influences étrangères.1  

3Il faut dire que pour la France le XIXe siècle a été un « grand siècle ».  Pour la Roumanie aussi car ce fut le début de la modernité et du progrès.

4Dans toute l’Europe d’ailleurs, il est bien connu que l’horizon littéraire s’élargit au XIXe siècle et c’est toujours le XIXe siècle,  ne l’oublions pas, qui « invente » le comparatisme (Philarète Chasle, 1835, leçon d’ouverture à l’Athénée de Paris). La « littérature européenne » et la « littérature universelle » sont des concepts apparus au XIXe siècle, dans le sillage de Goethe et de Mme de Staël, qui, les premiers, considéreront les littératures de différents espaces culturels ou géographiques dans leurs rapports d’interdépendance.

5Dans cet ensemble, tout un jeu d’influences et d’échanges se développe et pour en saisir correctement la logique on doit tenir compte des spécificités et des décalages entre les pays et entre les espaces culturels. C’est notamment le cas de la Roumanie, où le romantisme se développe surtout autour de l’année 1848, sous l’influence de l’élan révolutionnaire, alors qu’à ce moment-là il est depuis longtemps dépassé en France et dans d’autres parties de l’Europe.

6La constitution de la littérature roumaine moderne se place – selon de nombreux auteurs – exclusivement sous le signe de l’influence française. L’apogée de la pénétration des éléments français en Roumanie (1830-1870) coïncide avec la formation d’une véritable gallomanie dans la société roumaine. C’est une conséquence de la pénétration des éléments français dans presque tous les domaines de la vie sociale et intellectuelle des Roumains : littérature, arts, sciences, médecine, droit.

7Les événements politiques de la France, surtout la révolution de 1848, ont eu un écho retentissant pour les Roumains. Les gens de lettres trouvent leurs sources presque exclusivement dans l’espace français avec lequel ils entrent en contact de différentes façons. Les oeuvres littéraires françaises, romantiques surtout, circulent intensément dans l’espace roumain, soit en version originale, soit sous forme de traductions, imitations, adaptations auxquelles s’essaient presque tous les écrivains roumains de l’époque. Les textes de Hugo, Musset, Lamartine, Vigny, Mérimée sont des lectures courantes pour le public roumain cultivé, pour les écrivains surtout qui, d’une manière plus ou moins consciente, en sont influencés.

8La presse de l’époque fait des efforts considérables pour tenir les lecteurs au courant des nouveautés du monde littéraire français. Les conséquences sur l’évolution de la langue roumaine ont été décisives : sous l’influence du français, la langue roumaine devient plus raffinée, plus souple, plus riche. Après 1870, l’influence française entre progressivement en concurrence avec l’influence allemande et cet antagonisme se prolongera au XXe siècle.

9Dans l’histoire des relations littéraires franco-roumaines, le romantisme occupe une place de premier rang, par l’ampleur des contacts et des implications intertextuelles et culturelles en général. Il est bien connu qu’avec le romantisme, pour la première fois, on peut parler d’un phénomène véritablement européen. Les idées, les motifs, les thèmes circulent d’une littérature à l’autre, d’un espace linguistique à l’autre. Pour le romantisme, le phénomène de polygenèse est plus présent, donc les cas de convergence et de parallélismes plus fréquents. Il existe une sensibilité romantique, une conscience romantique, une maladie et une mort romantiques, une création et une poétique romantiques. On a pu remarquer que la trajectoire du romantisme est celle d’un déclin, d’une dissolution, d’un déplacement du clair vers l’obscur, de l’enthousiasme vers la mélancolie, d’un glissement vers l’ironique, d’un passage de l’expression globale, continue à celle ponctuelle, fragmentaire, de Hoffmann à Heine, de Schubert à Schumann.

10Les études concernant les relations littéraires franco-roumaines  à l’époque romantique sont nombreuses et toutes mettent en évidence la richesse et la variété de ces échanges. L’un des premiers ouvrages qu’il faut citer c’est la thèse de doctorat de N. A. Apostolescu, L’Influence des romantiques français sur la poésie roumaine, Paris, 1909. Dans la préface de l’ouvrage, Emile Faguet souligne le fait que, bien qu’en s’inspirant de Chateaubriand, de Lamartine, de Victor Hugo, de Musset, de Lamennais, de Michelet, de Vigny, les écrivains roumains ont réussi à affirmer et à conserver leur originalité. Ils empruntent aux Français des idées, des points de vue, des attitudes devant la nature, « mais à partir de là, quand ils chantent, c’est bien leur nature, leur sol, leur ciel et leur coeur et leurs amours qu’ils mettent en vers. Leur patriotisme les sauve des dangers de l’admiration2 ».

11Un peu plus tard, un critique et historien roumain, bien connu en France, Basil Munteano, est beaucoup plus sévère dans ses jugements et parle d’une assimilation très approximative de la littérature européenne par les écrivains roumains, et même, d’une véritable « confusion » : « D’où, l’étrange spectacle de cette littérature d’importation, où les époques, les courants et les écoles se bousculent et se chevauchent3. » Pour conclure que « l’annexe moldo-valaque » du romantisme européen est bel et bien un « romantisme d’emprunt » sans grande originalité et que rares ont été les grands poètes sachant opérer « la synthèse [...] entre les données du romantisme européen et celles de leur propre terroir et de leur propre passé4 ».

12Pendant la première moitié du XIXe siècle, la littérature romantique française connaît une ample diffusion dans les Principautés Roumaines. Les grandes oeuvres sont présentes dans toutes les librairies et les cabinets de lectures. Les catalogues des librairies Frédéric Waldbaum à Bucarest (1838), Adolphe Henning à Iasi (1834), C. A. Rosetti et Wintherhalder à Bucarest (1847) attestent la présence en totalité des oeuvres de Chateaubriand, de Lamartine, de Hugo (20 titres), de Musset, de Charles Nodier, de George Sand, importées tout de suite après leurs parutions en France.

Nerval et le poète roumain Eminescu

13Les romantiques forment une communauté : d’esprit(s), de destinées, de textes. La littérature romantique pourrait être lue en totalité comme une vaste oeuvre écrite par un seul artiste ; les différences de ton, de couleur, d’intensité seraient dues au fait que ce créateur unique se déplace d’un pays à l’autre ou traverse différentes étapes.

14L’exemple qui nous intéresse engage deux poètes qui, chacun dans son propre contexte, ont déclenché des controverses tumultueuses, ainsi qu’une vaste exégèse : Gérard de Nerval et le poète roumain Mihai Eminescu. La présente étude se propose, par l’intermédiaire de l’exemple choisi, de compléter avecune nouvelle hypostase l’image de la relation entre les romantismes français et roumain. Ce qui nous intéresse avant tout c’est de projeter la comparaison en question sur la toile de fond d’une époque, d’une ambiance culturelle ou, plus exactement, d’une mentalité.

15Un paradoxe apparent des études d'éminescologie, sur le terrain roumain, est le suivant : alors que leur nombre augmente, la nécessité de nouvelles lectures, inter­prétations, exégèses se fait sentir avec acuité. On a maintes fois affirmé que, malgré une bibliographie d'Eminescu très vaste, on est loin d'avoir épuisé le sujet. Même si bien des questions suscitées par l'univers éminescien n'ont pas encore reçu de réponse, on est au moins près d'accomplir un vœu formulé naguère par le critique roumain Mihail Dragomirescu : nous avons maintenant « un Eminescu lu et relu, un Eminescu approfondi », un Eminescu devenu « le livre de chevet » de la critique roumaine5.

16Sur le terrain français, Gérard de Nerval se trouve dans une situation similaire. Mal comprise en son temps, comme on le sait, quasi ignorée pendant un demi-siècle après la mort de son auteur, l'œuvre nervalienne a fini par être reconnue comme moment avant-coureur du caractère novateur de leurs propres entreprises par Proust et par les surréalistes, pour devenir, à un moment donné, mode et lieu de prédilection des approches les plus diverses du phénomène littéraire, de la psychocritique à la sémiotique. En méditant sur le destin posthume de Nerval, nous viennent à l'esprit les questions désarmantes, mais pourtant inévitables, que le même Mihail Dragomirescu se posait à propos d'Eminescu : « Comment se fait-il - c'est la question - qu'un si grand poète ait été si peu apprécié en son temps et que nous ayons à peine maintenant la révélation de voir en lui un grand poète ? 6 ».

17Donc, destin similaire, posthume ou non, type de réception critique similaire - voilà une première raison (évidemment pas la seule) pour entrevoir une relation possible entre Eminescu et Nerval.

18Il existe dans l'exégèse éminescienne un domaine fertile, pas encore épuisé - celui du comparatisme, un comparatisme renouvelé par l'interférence avec les domaines connexes de l'intertextualité, l'esthétique de la réception et l'histoire des mentalités. Au-delà de la tentation des rapprochements à laquelle nul vrai lecteur ne peut résister, les incursions toujours plus minutieuses dans la culture et la création d'Eminescu ont imposé la mise en évidence de rapports destinés à raccorder  Eminescu à l'universalité. Beaucoup de questions se posent encore concernant les  «sources » de l'œuvre, les lectures possibles du poète, l'action de certains catalyseurs innommés ou encore inconnus. On n'a pas encore tiré toutes les conclusions sur la manière dont Eminescu puisait à la culture de son époque. Dans ces conditions, le moindre détail, apparemment sans importance, chaque nuance perceptible dans les méandres de l'œuvre ou sur un coin de manuscrit peuvent acquérir une signification particulière en éclairant une nouvelle facette.

19De ce point de vue, la relation Eminescu-Nerval nous apparaît comme un intertexte possible. En l'absence de preuves certaines7 de la connaissance de l'œuvre nervalienne par Eminescu, on ne peut pas parler d'influence. Le type de relation instituée entre les deux poètes est, comme on le verra, un phénomène de parallélisme ou de concordance, explicable par le ralliement des deux auteurs au même moment littéraire - un romantisme polymorphe, contaminé d'éléments classiques et porteur d'une modernité certaine - ralliement qui se justifie par des structures psychiques semblables, un tempérament similaire comme par d'autres facteurs perceptibles grâce au face-à-face des textes.

20Les rapprochements entre Eminescu et Gérard de Nerval dans l'exégèse éminescienne sont plutôt rares, alors que, selon nous, les raisons qui les justifieraient ne manquent pas. La situation est d'autant plus surprenante que l'œuvre d'Eminescu a été souvent rapportée à la création des romantiques français : Lamartine, Musset, Hugo, Gautier. On a fait de même des tentatives plus ou moins convaincantes pour rattacher Emi­nescu à la modernité, surtout par l'intermédiaire de la génération contem­poraine au poète : Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Verlaine, Leconte de Lisle, Sully Prudhomme. Une explication pourrait être fournie par le fait que Nerval lui-même a été longtemps un domaine réservé à quelques initiés, son œuvre étant, en Roumanie, beaucoup moins connue que celle des autres romantiques cités et les traductions des principaux textes nervaliens  beaucoup   plus  récentes8.

21La compréhension correcte de l'œuvre éminescienne (et la chose est valable pour tout créateur) et de la place qu'elle devrait occuper dans une histoire universelle de la poésie n'est possible que par son intégration dans un vaste réseau de corrélations structurales formant, à un moment donné, un système totalisant de la littérature. En ce sens, la notion opéra­toire de coupe synchronique9 peut être d'une grande utilité. On peut de la sorte mettre en évidence, dans une phase donnée de l'évolution littéraire, une multitude de phéno­mènes simultanés équivalents, convergents, antagoniques ou hétérogènes, réunis d'abord par le facteur temps, « condamnés » à coexister, pour em­ployer des vocables d'Eminescu, « par le temps et l'espace10 ». La prise en considération de ces phénomènes et leur hiérarchisation donneraient, selon Jauss, la possibilité de reconstituer l'expérience esthétique spécifique à une période donnée, l'horizon d'attente, les modalités de la réception et, par conséquent, une image plus exacte de la situation de la littérature à l'époque respective.

22Sur le terrain roumain, un pas important a été accompli en ce sens par la publication des trois volumes comprenant la Bibliographie des relations de la littérature roumaine avec les littératures étrangères dans les périodiques (1859—1918)11. Comme on le précise dans l’avant-proposde l'ouvrage, prendre en consi­dération tous les phénomènes d'interférence entre plusieurs cultures, enregistrer les faits expressifs est un devoir préalable du domaine comparatiste. On peut de la sorte dépasser les limites auxquelles est fatalement condamné le spécialiste solitaire qui, angliciste, romaniste, slaviste, etc. ne peut envisager qu'un seul compartiment des relations. Le but serait de dresser des « cartes », complètes et objectives, des diagrammes de récurrence et d'intensité de la réception qui pourraient donner une image exacte des relations de la culture roumaine avec les autres cultures, telles que celles-ci se présentent à un moment donné.

23 Pour que le tableau soit complet, il devrait certainement comprendre aussi des références à d'autres séries de manifestations : philosophie, autres arts, religion, science. Une telle recherche s'inscrirait dans une perspective interdisciplinaire plus vaste. Une telle « carte » ou tableau synoptique serait, croyons-nous, particulièrement utile pour enrichir les données de l'exégèse éminescienne concernant l'uni­vers intellectuel et spirituel du poète roumain considéré comme le plus cultivé, concernant la manière dont il a incorporé, même par des réactions de refus, les éléments épars qui l'entouraient. On pourrait compléter de la sorte les informations existantes à propos des lectures qu'Eminescu a faites - informations indubitables vu les références explicites du poète - par des données à propos de ce qu'Eminescu aurait pu lire sans l’avoir noté. On pourrait présumer un horizon de culture possible, confirmé éventuellement par des documents encore inconnus. Cette entreprise devrait avoir comme toile de fond le tableau complet des relations culturelles franco-roumaines ou même européennes en général, à l'intérieur d’une coupe synchronique englo­bant le phénomène d'intertextualité qui nous intéresse. Ses jalons chrono­logiques approximatifs pourraient être 1850-1900. Pour la culture roumaine, la période respective se caractérise dans ses grandes lignes par un double mouvement qui fait alterner ou qui oppose l'influence française et allemande. A partir de ces prémisses, on se pose la question inévitable pour notre recherche concernant la connaissance possible de l'œuvre nervalienne par Eminescu.

24Le premier qui ait proposé le rapprochement proprement dit fut le comparatiste Nicolas I. Popa12 dans une étude qui l'a d'ailleurs consacré : Le Sentiment de la mort chez Gérard de Nerval, Paris, Gamber, 1925. Bien que N. I. Popa ne fasse que signaler l'analogie possible Eminescu-Nerval, dans une note ample de l'étude, le texte possède une véritable valeur programmatique puisqu'il atteint les points essentiels de l'intertexte qui nous intéresse. N. I. Popa reprend l'idée du parallélisme Eminescu-Nerval, en la développant, dans l'étude « Eminescu et le romantisme français13 ». Outre quelques rapprochements épisodiques entre les deux poètes, on ne peut citer que l'étude de Michel Wattremez, «Mihai Eminescu et Gérard de Nerval. Etude comparative », Caietele Mihai Eminescu VI, 1985, qui n'envisage pas le problème dans son ensemble.

25Pour notre part14, nous considérons que ce rapprochement se justifie par de nombreuses raisons qui doivent être cherchées au niveau de l'oeuvre entière, du texte proprement dit ainsi que dans les zones qui l'entourent et l'expliquent : la production, d’une part et la réception, de l’autre, appelons-les avant-texte et après-texte. Tâchons de mentionner les plus importantes :

26           Dans l'avant-texte :

27- Destin semblable, explicable entre autres par une structure psychique semblable : présence de certains complexes, existence bohème, position similaire face à l'acte de création et surtout trajectoire qui s'achève chez les deux dans les ténèbres de la maladie mentale.

28- Formation intellectuelle et culturelle inscrite sur le même type de coordonnées ce qui s'explique par le fait qu'ils se nourrissent aux mêmes sources et qu'ils orientent leur intérêt vers les véritables nœuds de la culture universelle : le romantisme allemand, la pensée orientale, le classi­cisme gréco-latin, les doctrines ésotériques, la kabbale, l'alchimie, l'arithmosophie d'essence néopythagoricienne. En général, on peut constater, dans les deux cas, le même type d'affinités mises en évidence séparément par leurs exégètes : avec Goethe, Dante, Swedenborg, Rousseau, Hoffmann, Novalis, Jean Paul Richter, etc.

29- Cette intertextualité commune se double d'une série de préoccu­pations communes qui, pour une grande part, procèdent du programme
romantique : les deux traduisent (en français / roumain) des textes importants des romantiques allemands, manifestent de l'intérêt pour le folklore, l'histoire et la tradition littéraire nationales, le goût des livres rares et des  documents anciens, s'impliquent dans l'actualité par l'activité journa­listique et s'intéressent aux autres arts, comme aux sciences.

30Dans l'espace du texte, on peut identifier des points de contact au niveau des microstructures (types d'images communs, structures formelles - syntaxiques, prosodiques, etc. semblables) ou des macrostructures : genres poétiques pratiqués, types d'organisation strophique, types de discours en prose. Dans les deux cas, la nécessité de considérer les deux œuvres dans leur totalité s'impose. Eminescu, comme Nerval, s'exprime par les trois formules génériques fondamentales : poésie, prose, théâtre. Chez les deux, s'impose l'idée de l'inséparabilité des trois domaines, tous les textes devant être lus comme un seul texte. On arrive à constituer ainsi un univers poétique et une mythologie personnelle avec de nombreux points d'incidence. Les jalons les plus importants en seraient :

31    - La sublimation symbolique et mythique de l'expérience existen­tielle par la création (en poésie surtout), l'altération onirico-fantastique du réel (en prose).

32    - L'aspiration à une harmonie universelle destinée à contrecarrer les signes de l'extinction et de l'expérience thanatique.

33      - La croyance en des types éternels, transgressant le temps et l'espace et assurant le rapport de correspondance et d’interconditionnement visible - invisible, sous la protection d'un type féminin total, bénéfique, selon le modèle de la déesse Isis.

34Il est difficile de dire dans quelle mesure Nerval pouvait ou non entrer dans le champ ouvert devant les yeux et l'esprit du poète roumain connu - comme Nerval d’ailleurs - pour son avidité à s'initier dans les domaines les plus variés. On connaît de même sa mémoire prodigieuse, sa capacité exceptionnelle à assimiler les connaissances accumulées, en un mot, l'encyclopédisme de cet esprit protée, de cet  « uomo universale en version roumaine15 » comme le qualifie le philosophe roumain Constantin Noica. La culture française est une composante essentielle de l'univers spirituel d'Eminescu, présente à toutes les périodes de son activité : Vienne, Berlin, Jassy, Bucarest. On sait qu'il faisait des efforts pour améliorer son français écrit, la lecture ne lui posant pas de problèmes. Le travail à la Bibliothèque Centrale de Jassy, tout comme le travail de journaliste lui ont offert de nombreuses occasions d'entrer en contact avec des textes de littérature française, ancienne ou contemporaine. La société littéraire « Junimea16 », bien que dominée par l'esprit allemand, n'ignorait pas totalement la poésie française - Vasile Pogor traduit des poètes que Titu Maiorescu17 ne connaissait pas : Baudelaire, Sully Prudhomme, Leconte de Lisle, Th. Gautier, V. Hugo, J. Richepin.

35En 1855, lorsqu'il décide de mettre fin à sa vie, l'auteur des Chimères est loin d'être une célébrité tel un Hugo, un Lamartine ou un Musset bien que, jusqu'à ses derniers jours, il se trouvât toujours au centre tumultueux de la vie littéraire parisienne. Il passe plutôt pour un personnage de légende, connu pour ses bizarreries - légende à laquelle contribue aussi pleinement sa mort tragique dans l'Impasse de la Vieille-Lanterne - mais assez peu pour son œuvre qui ne trouvera une appréciation méritée que bien plus tard. Après sa disparition, à l'époque où Eminescu, à l'âge des premières lectures aurait pu le connaître, Nerval entre dans une zone d'ombre : commence pour lui l’intervalle d'oubli quasi total que certains ont nommé le « purgatoire » nervalien.

36Cependant, Nerval avait gagné une gran­de notoriété, et pas seulement en France, grâce à ses traductions des poètes romantiques allemands et surtout grâce à la traduction de Faust (1828, 1840), très favorablement appréciée par Goethe lui-même. Les échos goethéens dans la littérature roumaine, surtout à l'époque de « Junimea », furent considérables. La rencontre Eminescu - Goethe (surtout à travers Faust) a été décisive et amplement commentée par l’exégèse roumaine. Cette rencontre est similaire et symétrique à celle qui eut lieu quelques décennies plus tôt, dans l'espace français, entre Nerval et Goethe. On se trouve devant un cas typique d'influence radiante ou de relation triangulaire18.

37Certes, Eminescu aurait pu connaître l'oeuvre de Goethe en version originale ou Faust I par l'intermédiaire de la pre­mière traduction roumaine faite en 1862 par Nicolae Skelitti et Vasile Pogor. La traduction française de Nerval circulait elle aussi dans les milieux cultivés, la filière française étant beaucoup plus étendue que la filière allemande. La traduction de Nerval et les commentaires qui l'accom­pagnent sont connus et cités par les écrivains Alexandru Odobescu et Duiliu Zamfirescu et ample­ment utilisés par Nicolas Skelitti et Vasile Pogor dans leur propre traduction19. Eminescu aurait pu connaître les traductions de Nerval ou d'autres textes de l'œuvre originale à Vienne (où Nerval était passé) ou à Berlin où il s'informait dans les domaines et les espaces culturels les plus divers. En outre, il n'est pas du tout impos­sible que les deux aient fait appel aux mêmes sources surtout pour la philosophie allemande et orientale (Nerval cite l’égyptologue Lepsius dont Eminescu avait suivi les cours à Berlin). Entre 1867-1877, paraissent à Paris, aux éditions Calmann Lévy, les Œuvres complètes de Gérard de Nerval en quatre volumes et ces textes auraient très bien pu circuler dans les milieux fréquentés par Eminescu.

38De même, il nous semble normal et plus que probable qu'il ait connu les quelques traductions de textes nervaliens parues dans la presse roumaine de l'époque.  En 1868, paraît dans la  revue Albina Pindului, nos. 3-4, l'étude de Nerval Les Poètes
allemands,
traduite par Gr. H. Grandea ; en 1875, le même Grandea publie dans Albina Pindului des traductions de Heine accompagnées d'un commentaire de Nerval sur le cycle Intermezzo (repris en 1879) dans le périodique Bucegiu. Parmi les textes littéraires, Bonifaciu Florescu traduit en 1876, dans la revue Povestitorul, la prose Le Monstre vert. La traduction du même texte dans Timpul, en 1882, est attribuée par certains de ses exégètes à Eminescu. C’est le même Bonifaciu Florescu qui cite le  nom de Nerval à côté de ceux d’autres auteurs français qui lui servent d’exemple, dans son article « La vérité et l’originalité en littérature », Stindanrdul (L’Etendard), no. 8, 1876. Clacissiciste dogmatique, il réduit les poésies de Nerval aux «bizarreries de son esprit malade». De la poésie nervalienne, on ne traduit rien du vivant d’Eminescu. Les premières traductions sont signées par Mircea C. Demetriade en 1893 (Antéros, Horus, Myrtho), 1905, 1913 (El Desdichado). Les traductions de poésie et de prose ainsi que les références deviennent plus fréquentes au début du XXe siècle, lorsque Nerval est également redécouvert en France. On traduit en revanche beaucoup de Gautier, Dumas, Nodier – noms étroitement liés à celui de Nerval.

39L'exégèse éminescienne a plus d'une fois insisté sur l'intérêt qu'Eminescu manifestait pour l'œuvre de Théophile Gauthier ainsi que sur les nombreux points de rencontre possible entre les deux auteurs, surtout dans la prose fantastique. Or  Gautier et Nerval sont apparentés voire identifiés - pour les raisons multiples que l’on connaît. On peut difficilement concevoir qu'en fré­quentant les textes de Gautier, Eminescu n'ait pas rencontré le nom de Nerval ou que la personnalité de celui-ci n'ait pas, de quelque façon, attiré son attention. Même le texte de Gautier souvent cité, copié par Eminescu dans le manuscrit 2258, f. 261 et employé partiellement à la fin de la nouvelle Le Pauvre Dionis, fut initialement une chronique dramatique rédigée sous la forme d'une lettre « à mon ami Gérard de Nerval », publiée dans La Presse - périodique connu en Roumanie aussi - le 25 juillet 1843. Comme les commentateurs l'ont montré, le texte, souvent reproduit, aurait pu être copié aussi d'une autre source, comme par exemple de l'article de Philibert Audebrand, Courrier de Paris du 2 novembre 1872, dans la revue l’Illustration, écrit à l'occasion de la mort de Théophile Gautier. Nerval répond à son ami dans le Journal de Constantinople, le 7 sep­tembre 1843, par une longue lettre, très riche en renseignements sur les coutumes orientales et glissant ensuite vers une méditation typiquement nervalienne sur le rapport rêve-réalité.  

40Quelle que soit la source d'où Eminescu aurait pu copier ce texte - qui semble avoir retenu particulière­ment son intérêt comme étant en accord avec ses propres convictions -, il est inévitable, croyons-nous, qu'il ait pris connaissance du nom de Nerval, en tant que destinataire d'un texte si précieux. On a apporté de nombreuses preuves et arguments qu'Eminescu, comme écrivain et journaliste, était un lecteur assidu - ce qui semble naturel - de la presse française dont il aurait sûrement pu connaître aussi les collections plus anciennes dans les rédactions ou aux sièges des sociétés qu'il fréquentait. Outre les articles politiques, économiques, philosophiques, il s'intéressait beaucoup aux chroniques dramatiques dont il s'était peut-être fait un modèle. Dans ce cas, il aurait très bien pu rencontrer le nom de Nerval tout comme  celui de Gautier. Mais la célébrité de celui-ci étant beaucoup mieux consolidée à l'époque, il avait pu retenir plutôt l'attention du poète roumain.

41Il existe donc plusieurs points d'appui en faveur d'une connaissance de l'œuvre nervalienne par Eminescu ou au moins de certains textes. Il se pourrait de même qu'Eminescu eût pris connaissance du nom de Nerval sans avoir lu son œuvre - il ne l'a peut-être connue que partiellement en tant que traducteur ou chroniqueur dramatique, folkloriste ou initié aux doctrines ésotériques. Le fait qu'Eminescu ne cite pas Nerval n'est pas un argument déterminant pour ou contre la connaissance de l'œuvre nervalienne. Il ne cite pas non plus Novalis, Hölderlin ou Baudelaire, ce qui n'a nullement constitué un obstacle aux analyses comparatives avec les poètes respectifs, même envisagées en termes d'influence. Les exégètes d'Eminescu ont souvent souligné l'habileté du poète à combiner les éléments des provenances les plus diverses. Aussi, les tentatives d'établir de façon exhaustive les « sources » de l'œuvre éminescienne nous semblent-elles, en grande partie, constituer un travail illusoire et, en dernière in­stance, sans importance décisive pour la compréhension de l'œuvre ; car cet amalgame éblouissant et unique est quelque chose de tout à fait diffé­rent et neuf. La situation est identique dans le cas de Nerval. Quel pourrait être alors le sens d'un parallélisme tel que celui que nous propo­sons ?

42 En somme, le rapprochement Eminescu - Nerval se justifie, selon nous, en tant qu'hypostase et exemple privilégié d'une relation plus large, concernant le romantisme roumain et le romantisme français (indirecte­ment allemand). Conformément aux classifications de certains comparatistes20, on est en présence d'un exemple de concordance de type analogique, lorsque la ressemblance est de tonalité générale, atmosphère et vision. Les parallélismes supposent des affinités qui peuvent être plus importantes et plus profondes que les influences attestées. Ils révèlent souvent des analogies thématiques, idéologiques ou structurales que les simples influences ne peuvent expliquer.

Un comparatisme renouvelé

43Selon Etiemble, le faisceau de préoccupations d'une démarche comparatiste moderne (et « idéale ») devrait comprendre, à côté d'une stylistique, d'une métrique, d'une poétique comparées, « l'étude comparée des traductions 21». Cela nous aiderait à mieux comprendre l'original, à saisir plus exactement les traits spécifiques de l'art du poète traduit ainsi que du traducteur (au cas où il est lui aussi un artiste de notoriété). Etiemble évoque l'exemple de Goethe qui, selon son propre aveu, n'a pleinement compris tout ce qu'il avait mis dans son Faust qu'après en avoir lu la traduction française de Nerval. Par la suite, l'exégèse a pu élucider certains passages de l'allemand grâce aux interprétations françaises.

44Sur la toile de fond d'une approche comparatiste enrichie par les acquis de l'histoire des mentalités et de la science des civilisations, nous nous proposons de démontrer qu'Eminescu et Gérard de Nerval ont joué un rôle analogue de véhicule entre la culture allemande, notamment le romantisme, et leurs propres cultures. Ils ont assuré par là, chacun de son côté, le dialogue, à un moment donné, de deux systèmes civilisationnels puisque, implicitement, leurs actions d'inter­médiaires ont contribué au transfert de certains éléments de mentalité, à côté de ceux strictement littéraires.

45Persuadé de l'insuffisance de l'idée d' « influence », au sens étroit du terme, le comparatiste tâche d'expliquer les « con­cordances» - historiques et typologiques - par la mise en évidence des phénomènes de polygenèse, poussant l'analyse jusqu'aux struc­tures de l'imaginaire. Car qu'est-ce qui pourrait autrement expliquer l'apparition des concordances typologiques, source de parallélismes, à des moments et dans des zones éloignées, en l'absence des relations directes ?

46Que devient dans ce contexte la notion passe-partout du comparatisme - celle d'influence ? Etant donné que l'intérêt s'est déplacé sur la confrontation, l'échange entre les cul­tures, la façon de réagir à ce qui vient de l'extérieur, de recevoir ou de refuser doit devenir un élément clé, capable de définir l'originalité et la créativité d'une culture. L'impact avec l'élément étranger peut parfois produire une rupture, une crise, il peut, en tout cas, réorienter des tendances.

47Une étude systématique des influences s'impose, dont l'objectif est une typologie rigoureuse, vu la grande variété de rapports possibles22. Qui influence qui : individu - individu ; groupe - groupe ; individu - groupe; groupe - individu ? à quel point de vue ? Dans quelle direction ? A quel moment ? Dans quelle mesure ? Pour combien de temps ? Voilà autant de questions dont les ré­ponses représenteraient autant de variétés d'influences.

48à la lumière des acquis de l'histoire des mentalités, on doit envisager l'influence, en tant que phénomène de transfert de l'information et d'un certain type de dis­ponibilité, intégrée à un ensemble culturel plus vaste. L'influence n'est qu'un élément de l'épais tissu d'orientations et de tendances qui coexistent, parallèlement ou interférées,  à un moment donné, dans un espace donné. La compréhension correcte d'une œuvre, d'une certaine littérature, ainsi que de la place qu'elles devraient occuper dans une histoire globale et universelle de la littérature, n'est possible que par son intégration dans un vaste réseau de corrélations structu­rales formant, à un moment  donné, un système  totalisant de la lit­térature..

49Dans un tel contexte, l'influence que nous proposons d'appeler radiante n'est qu'un cas possible, l'une des directions multiples qui s'entrecroisent dans le tissu de relations d'une coupe synchronique donnée. L'influence se fraie des chemins souvent surprenants et sinueux. Pourquoi un artiste est-il perméable à telle influence, disponible à telle idée, tel motif, tel trait de style et non à d'autres ? Pourquoi à tel moment de son évolution ? Pour donner des réponses correctes ou du moins satisfaisantes, les incursions dans la psychologie de la création, la philosophie de l'art, les mentalités sont indispensables. Les explications d'une influence peuvent être inattendues et parfois moins profondes qu'on ne le penserait. Le hasard n'est pas exclu: que l’on soit « tombé » sur un livre qui devient décisif pour une bio­graphie intellectuelle, que l’on ait fréquenté une culture plutôt qu'une autre puisqu'on connaissait la langue respective, des raisons de contiguïté spatiale,  etc.

50L'influence radiante serait l'influence qui se propage à partir d'un noyau dans deux ou plusieurs directions, simultanément ou avec un décalage temporel plus ou moins grand.

N

51X ...............Y

52Dans le schéma triangulaire, N représente le noyau rayonnant :un artiste ou une école, groupement artistique ; X, Y, les éléments influencés : artistes, œuvres, groupements artistiques. La connaissance directe entre X et Y n'est pas obligatoire. Ils peuvent être influencés indépendamment par N. Les similitudes qui, inévi­tablement, apparaîtront entre eux seront dues à cette source com­mune. X et Y peuvent être considérés comme des phénomènes de polygenèse et, au point de vue des classements comparatistes, des concordances, analogies ou parallélismes. Si entre X et Y il y a similitudes et en même temps contact direct, il est plus difficile à établir si nous sommes en présence d'un cas d'influence radiante ou d'une influence directe ou indirecte entre X et Y.

53Le schéma ci-dessus représente un cas simple. Il est bien possible – et surtout lorsque N est un élément fort et riche – que l’influence rayonne dans plusieurs directions. Le schéma devient dans ce cas :  

N

541―2―3―n

55Il est bien possible de même que, à leur tour, X, Y, etc. continuent à propager des éléments de N autour d’eux ou après eux. On assiste dans ce cas à des réverbérations dans des cercles de plus en plus larges d'élé­ments de N qui gardent plus ou moins leur force et spécificité. Le schéma devient une constellation. L’exemple que nous proposons peut être éclairant, sur un autre plan également, pour les rapports plus généraux établis à un moment donné entre la culture roumaine et la conscience européenne.

56Nos recherches nous ont conduit naturellement à l’idée qu'une bonne partie des similitudes qui rapprochent l'œuvre nervalienne et celle d'Eminescu sont dues à leurs rapports respectifs avec le romantisme allemand. Le schéma proposé ci-dessus devient dans ce cas concret:

RA

57N――E

58Nous  n'avons  pas  l'intention  de  reprendre des aspects bien connus de l'exégèse des deux poètes23. Ce qui nous intéresse c'est de projeter ce cas d'influence radiante sur la toile de fond d'une époque, d'une ambiance culturelle, voire d'une mentalité.

59Eminescu et Nerval ne sont pas contemporains au sens strict du terme : le premier apparaît (1850) cinq ans avant la disparition du deuxième (1855). Mais, étant donné le léger décalage, au sens d'un retard, de la littérature et de la culture roumaines, par rapport à la culture européenne, ils sont contemporains puisqu'ils incarnent le même type d'écrivain, représentant des moments similaires de l'histoire des deux cultures - roumaine et française. Jusqu’à Emi­nescu, la culture roumaine, en train de s'affirmer de plus en plus fermement, porte presqu’exclusivement l'empreinte de l'influence française.

60En France non plus, avant Nerval, malgré l'apport exceptionnel de Mme de Staël, on ne peut parler d'une influence allemande effective et concrète. Mme de Staël avait fait connaître aux Français la littérature et la pensée allemandes, mais d'une façon abstraite et théorique, sans avoir assimilé elle-même l'esprit allemand dans sa spécificité ; certains échos wertheriens se font sentir chez les premiers romantiques français ; certains élé­ments passent dans le drame hugolien, mais aucun poète français ne porte comme Nerval le sceau germanique. De façon similaire, Eminescu est entouré par une atmosphère germanisante grâce aux entreprises de Titu Maiorescu et des autres représentants de « Junimea », mais personne avant lui ne s'est laissé autant pénétrer, et de façon si organique, par la philosophie et la poésie allemandes. On peut donc affirmer qu'à ce point de vue de l'intensité de l'influence, Eminescu ainsi que Nerval marquent des moments décisifs, révélateurs de l'évo­lution de la poésie roumaine et de la poésie française.

61Quant aux conditions de cette influence, elles aussi sont simi­laires, au sens que les deux poètes se sentent attirés vers le noyau germanique à peu près pour les mêmes raisons : connaissance de l'alle­mand, ambiance germanique pendant la première étape de formation affective et intellectuelle. Dans le cas des deux poètes, le contact avec la source se fait directement, lors des voyages ou séjours prolongés dans des milieux allemands (Vienne, Allemagne).

62 Il faudrait ajouter à ces raisons indivi­duelles une explication d'ordre plus général, relevant d'un contexte culturel européen. La société européenne est, durant le XIXe siècle, une « société chaude »24 mouvementée - c'est à ce mo­ment que la plupart des nations qui la composent, en quête de leur identité, proposent un idéal humain, une forme d'humanisme avec ses types de comportement, ses valeurs, son idéologie. Certaines d'entre elles, comme l'Italie, l'Allemagne, la Roumanie, réalisent à peine maintenant leur unité politique. C'est chose reconnue que l'avènement et l'affirmation du romantisme européen sont liés à une influence dominante de l'Allemagne.

63Eminescu lui-même voit dans l'école romantique française une « fille de l'école roman­tique allemande et du mépris byronien envers le monde » (Fîntîna Blanduziei, I, 1888). Il était donc assez normal que les deux poètes, lecteurs avides, assoiffés de connaissance, soient attirés par une sphère culturelle dont ils espéraient de grandes joies intellectuelles, peut-être des réponses longtemps cherchées. D'autre part, il est bien possible que, chez les deux poètes, l'attraction vers la culture alle­mande soit une réaction de défense, un moyen de contrecarrer une autre influence incompatible avec leurs disponibilités et à laquelle ils voulaient échapper. On connaît bien les opinions défavorables d'Eminescu à l'égard d'une influence française néfaste, sur le compte de laquelle il mettait tout ce qui lui semblait frivole et sans solidité, qu'il s'agît de la langue, de la littérature ou des mœurs. Notons pour­tant que ces opinions ne l'ont pas mis lui-même à l'abri d'une in­fluence française assez forte, manifestée à différents niveaux de son œuvre. Nerval, de son côté, détestait le « système » de Walter Scott ou de Dickens ayant cours à l'époque et était incapable de s'y plier. Donc une hypostase possible de l'influence-refuge.

64En ce qui concerne la façon effective dont l'influence s'est pro­duite sur les deux poètes ainsi que ses effets, elle s'est concrétisée dans deux directions: d'un côté, les traductions, d'un autre, l'assi­milation de certains thèmes, motifs, traits stylistiques dans l'œuvre originale.

65Quant au premier point, Nerval et Eminescu sont assez dissemblables. Tout d'abord, Nerval est un traducteur et veut l'être, ce qui n'est que partiellement valable pour Eminescu. On a pu affirmer, à juste titre, qu'Emi­nescu a ouvert de nouvelles voies et qu'on doit le considérer comme l'esprit tutélaire des traducteurs roumains des  temps modernes, malgré le caractère fragmentaire, hâtif et non achevé de son œuvre de traducteur. La différence réside dans le fait que Nerval entre­prend de traduire les poètes allemands de façon programmatique, avec la conscience de rendre un service.  Son choix est éloquent : Goethe, Schiller, Klopstock, Burger, J.-P. Richter, Hoffmann, Heine, et dans la création de ceux-ci des œuvres majeures si possible. Son titre de gloire est, sans doute, la traduction des deux Faust (1828, 1840), véritable événement dans la vie littéraire française. Il accom­pagne ses traductions de préfaces et notes éclaircissantes sur les auteurs et les œuvres, dont certaines jouissent d'une assez grande notoriété. Par contre, le poète roumain semble traduire plutôt au gré du hasard, si quelque lecture attire son atten­tion ou si une autre circonstance extérieure lui en procure l'occasion. Comme on l'a maintes fois affirmé, il est très difficile, dans le cas d'Eminescu,  de décider s'il s'agit de véritables traductions ou de simples résumés ou adaptations plus ou moins libres. Nerval et Eminescu se rencontrent parfois quant à certains textes (Le Gant de Schiller), mais, en somme, l'entreprise de Nerval est beaucoup plus organisée que celle d'Eminescu. D'autre part, l'attention du poète roumain se dirige vers des textes beaucoup plus « sérieux » : histoire, théorie   dramatique,  philosophie,  philologie, économie politique,  sciences. Les effets des traductions éminesciennes pour la culture roumaine sont, à la longue, tout aussi considé­rables que ceux des traductions de Nerval pour la culture française.

66Quant à la  seconde voie - celle de l'assimilation effective dans l'œuvre -, l'espace ne nous permet pas d'en entreprendre une analyse minutieuse. Signalons seulement à titre d'exemple la présence chez les deux poètes de thèmes et de motifs similaires provenant directement du romantisme allemand dont les plus remarquables se rattachent à la sphère de l'onirique et du nocturne. Notons encore les formes spécifiques du fantastique roumain et fran­çais - dont Eminescu et Nerval sont les   promoteurs -, par rap­port au fantastique allemand. L’étude comparée des oeuvres d’Eminescu et de Nerval offre encore d’autres exemples d’influence radiante au sens que, outre le romantisme allemand, on peut signaler encore toute une série de sources communes : la pensée orientale, Dante, Swedenborg, Cazotte.

67On peut donc constater que les entreprises des deux poètes sont comparables surtout du point de vue des effets qu'elles ont produits, donc de l'action de transfert d'une culture à l'autre,  plutôt que de leur contenu. Le phénomène sur lequel nous avons tâché d'attirer l'attention confirme l'idée de la possibilité de l'apparition des mêmes signes dans plusieurs modèles culturels. On pourrait peut-être, pour renouer avec les prémisses du début, considérer  telle influence produite à tel moment sur une culture comme un élément de per­turbation fertile, de désordre provisoire, mais portant en germe  un ordre nouveau, celui de la modernité.

68Marina Mureşanu Ionescu

69(Université « Alexandru Ioan Cuza » Iaşi, Université Jean Monnet de Saint-Etienne)