Colloques en ligne

Charles Brion

Infériorité littéraire du texte traduit : raisons d’un déficit et mises en valeur compensatoires

1Pour cette démonstration, hormis quelques remarques ponctuelles, nous utiliserons les traductions de quatre œuvres de langue anglaise, trois œuvres écrites en espagnol, deux œuvres de langue allemandes, une œuvre écrite en italien et une œuvre de l’Antiquité grecque tardive (Daphnis et Chloé de Longus).

Infériorité littéraire patente de la traduction

Virtuosité stylistique

2Dans un premier temps, on peut tout simplement évoquer l’incapacité du traducteur à conserver le mouvement inimitable du style de l’auteur, par exemple cette fameuse « mighty line » de Marlowe1. Pour le montrer, nous observerons le début de la célèbre scène 2 de Faust, où la qualité de l’argumentation aboutit à une fluidité maximale du monologue dont la première phrase s’étend sur cinq vers :

Settle thy studies, Faustus, and begin

To sound the depth of that you will profess :

Having commenced, be a divine in shew,

Yet level at the end of every art,

And live and die in Aristotle’s works.

3Voici la traduction de qualité de Fernand Danchin :

 Aux études choisis. Sonde, pour commencer,

La profondeur de celle où tu veux exceller

Puisque l’on t’a reçu Docteur en faculté,

Sois théologien, si tu veux, pour la forme,

Mais cherche aussi l’ultime fin de tous les Arts,

Et consacre ta vie aux œuvres d’Aristote. 2  

4F. Danchin a besoin de couper deux fois sa phrase pour rester clair, « and » vers 1 et « : » vers 2 devenant « . » et « … », et il a en conséquence besoin d’un vers supplémentaire (six et non plus cinq).

5La fluidité du vers et du style argumentatif tend à s’amoindrir : dans les vers 59-60, le balancement « nor / but » a été estompé et la phrase à nouveau coupée, « Nor can they raise the wind or rend the clouds ; But his dominion that exceeds in this… » devenant « Nul d’eux ne fend la nue ou déchaîne le vent. Son domaine, à celui qui l’emporte en cet art… »

6Dans un deuxième temps, on peut évoquer l’usage par le traducteur de termes différents supprimant une reprise de termes signifiante dans le texte original.

Omission d’une répétition

7 Dans l’épisode initiatique de la cale au chapitre II « La cachette » des Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Poe, la traduction rate la répétition de la même formule à trente lignes d’intervalle. « Momentary danger of falling down, so as to block up the only way of ingress or egress » devient « menaçaient à chaque instant de dégringoler et de boucher ainsi l’unique issue de ma cachette 3», qui systématise bien, dans l’esprit, l’absence d’issue en traduisant par l’exceptif « unique » le doublet « ingress or egress ». Mais son écho quelques lignes plus loin , « so as effectually to block up the passage », devient « de manière à barricader complètement le passage4 ». En supprimant la réduplication de la formule confirmée par « effectually », cette traduction rate ainsi un élément capital récurrent du schéma narratif chez Poe : la réalisation du pire malgré la prescience du malheur.  

8Dans l’épisode fondamental de Robinson Crusoé de Daniel Defoe, au milieu du récit de la découverte de l’empreinte de pied sur l’île, l’auteur veut célébrer les pouvoirs de l’imagination en montrant que la peur ne s’appuie pas tant sur des éléments factuels que sur toutes les hypothèses irrationnelles qu’échafaude en roue libre un esprit échauffé. Or, l’importance du polyptote autour de l’imagination concrétisée par la reprise peu espacée de « my fancy » en « fancying » puis « sometimes I fancied », est estompée dans la traduction de référence de Pétrus Borel usant alors de termes différents : « si ce n’était point une illusion » / « transformant en homme chaque tronc dans l’éloignement » / « quelquefois je me figurais5 ».  

9Enfin, dans le livret de Don Giovanni dû à Lorenzo Da Ponte, l’usage du polyptote « provar / prova6 » (acte II scènes 15 / 16) est parfaitement révélateur. Pendant que Don Juan mange et goûte (provar) des plats, Donn’Elvira tente une dernière fois de le ramener à elle : « l’ultima prova dell’amor mio ancor vogl’io fare con te ». Il n’y a certainement aucune distraction du traducteur à déplorer ici, simplement l’usage du même radical dans des domaines différents empêche de conserver dans la traduction ce qui existe dans le texte original, à savoir la parenté figurée (rendue apparente) par le polyptote entre appétit gastronomique et consommation amoureuse. Cette double manifestation d’une soif de vie démesurée en Don Juan se retrouve peu après grâce à une rime sémantique bienvenue, à la demande d’Elvira : « che vita cangi » répondant à celle de Don Juan : « Lascia ch’io mangi », ce que la traduction : « que tu changes de vie » / « Laisse, que je finisse7 », ne peut non plus conserver.

10L’évocation de la notion de polyptote permet de rebondir sur l’impossibilité concrète de conserver dans la traduction la polysémie originale.

Problèmes liés à la polysémie

11Dans le célèbre premier monologue de Sigismond voulant « apurar mis desvelos8 », la traduction « tirer au clair mes chagrins » ne peut prendre en charge dans le même temps l’autre sens de « desvelos », à savoir « insomnies / veilles » pourtant capital dans la réflexion générale indiquée par le titre.

12Il en va de même dans la scène ultime menant à la damnation de Faust, les phrases « The clock strikes twelve. O, it strikes, it strikes ! » jouant bien évidemment sur le double sens de « strike » : sonner mais aussi frapper, puisque chaque avancée du temps est un coup de poignard porté au cœur terrifié de Faust 9!

13Dans Don Giovanni, la traduction perd parfois de vue des termes italiens rappelant la nature musicale de l’œuvre. Si, lors de la scène du souper vorace « Piano piano vo’inghiottir » (acte II scènes 15 / 16) est presque parfaitement rendu par « Je vais piano l’engloutir10 », plus loin, à la fin de la scène 16, le « Pian pianin m’ascondero » de Leporello n’osant affronter la statue du Commandeur n’est que platement rendu par « cachons-nous tout doucement11 ». En effet, Da Ponte, comme dans le célèbre rendu par Leporello de l’avancée de la statue : « ta ta ta ta » quelques répliques auparavant, veut montrer comme Mozart que la vie entière peut devenir musique.  

14A contrario, certaines polysémies peuvent heureusement être conservées, comme celle du mot « light » dans Typhon de Conrad (« Might want a light in a hurry »), que Gide traduit tel quel par «  lumière12 », qui est à percevoir comme un éclairage concret mais aussi comme une intelligence vive adaptée à la situation extraordinaire de la tempête qui approche.  

15Dans le même ordre d’idées, l’on peut déplorer la perte d’une connotation, c’est-à-dire d’une signification seconde, par exemple dans Concert Baroque d’Alejo Carpentier, où Haendel, à la fin du chapitre IV, est décrit comme « mascaron de proa ». La traduction estompe ici l’assimilation en la transformant en comparaison : « précédés comme d’une figure de proue13» et surtout abandonne l’appartenance de « mascaron » à un champ lexical artistique très présent dans ce début de chapitre (« masques / loups / statues / chœur / dessin ») évoquant le combat du vrai et du faux dans le carnaval mais aussi dans l’ensemble de l’œuvre tendant vers une abondance artistique typiquement baroque.

16Enfin, la traduction, souvent univoque, ne peut rendre compte du double sens, comme l’exclamation « Mi meraviglio ! » chez Da Ponte (acte II scène 16), par laquelle Don Juan ponctue la plainte de Donn’Elvira, que Michel Orcel traduit par « Quelle merveille ! », qui escamote un peu, dans la bouche du moqueur Don Juan, l’équivalent d’un trivial « Tu m’étonnes !14 » !

17Polysémies et connotations nous rappellent que la traduction est confrontée à des problèmes bien plus importants quand le récit est un récit poétique et non seulement informatif, a fortiori quand le texte est écrit en vers (ne parlons même pas ici de la gageure extrême de traduire de la poésie pure !). Pour preuve, il y a bien plus de divergences chez Poe que chez Defoe, exemple du récit objectif, riche de passages techniques et concrets.

Estompage de la fonction poétique

18Baudelaire n’a pas repéré, dans l’épisode de la cale chez Poe, la prolifération de métaphores maritimes, « my brain swam » restant « ma cervelle flottait » mais « my heart sank / my limbs sank », autres phores du même type, devenant « je sentais le cœur me manquer / mes membres se dérobaient15 ».

19Dans Typhon, Gide n’a pu conserver les allitérations en [w] et les homophonies en [in], (dis)harmonie imitative traduisant chez Conrad l’accroissement progressif de la force du vent annonciateur de la tempête16. Il aurait pris le risque de faire passer les éléments phoniques avant le respect du sens du texte, écueil principal de la traduction d’un poème,

20Concernant Calderón, le traducteur a le plus grand mal à faire face à l’avalanche d’homophonies permise par le système strophique très élaboré, qu’il s’agisse des romances appuyés sur des assonances régulières, ou des decimas, dizains articulés autour de quelques rimes que le traducteur supprime17. Le problème étant que les mots rimant dans ces dix vers ont en outre des rapports sémantiques, tels, dans le premier monologue de Sigismond, « naciendo / entiendo » et « cometido / nacido / tenido », illustrant la réflexion sur le destin18. Par ailleurs, Calderón y multiplie les annominatios, reprises de termes déjà évoquées, par exemple « crüel »et « crueldad », sans oublier « delito cometí » et « delito cometido », parallélisme qui ne peut être conservé19.

21D’autre part, « qué más os pude ofender Para castigarme más », chiasme souligné phoniquement, est supprimé dans la traduction : « en quoi j’ai pu vous offenser encore Pour me châtier davantage »20. Mentionnons enfin, dans la troisième journée, « desluciendo de sus rosados capillos Belleza, luz y ornamento », la traduction « laissant se ternir de leurs roses boutons La beauté, l’éclat, l’ornement » ratant l’opposition « luz / desluciendo » traduisant grâce au préfixe négatif omniprésent dans la pièce (deshacer / desengañado…) la vanité de la vie21.

22Les longues phrases sautillantes, chantantes de Carpentier sont aussi difficiles à rendre que les longues phrases argumentatives de Marlowe. Il en est divers exemples au chapitre IV, tel « se cuelan, bajan y se trepan », où le mouvement ternaire des liqueurs n’est pas rendu par une homophonie équivalente dans « coulent, descendent et remontent »22. Même à l’imparfait où le français retrouve une homophonie, celle-ci est beaucoup moins percutante, comme on le voit peu avant dans « los espectadores, comiendo naranjas, estornudando  el rapé, tomando refrescos, descorchando botellas, cuando no se ponían a jugar a los naipes », où l’homophonie des participes présents, épousant le rythme des appositions, poursuivie grâce à la conjonction de subordination « cuando », devient « spectateurs, qui mangeaient des oranges, expulsaient en éternuant le tabac à priser, prenaient des rafraîchissements, débouchaient des bouteilles, quand ils ne se mettaient pas à jouer aux cartes23 ».

23Un dernier exemple est encore plus intéressant juste encore un peu avant : « Un mamarracho […] le había meado las medias, huyendo a tiempo para esquivar una bofetada que, cayendo en la nalga de un marico, hubiese puesto la victíma a ofrecer la otra mejilla, creyendo que el halago le venía en serio ». Le malentendu sexuel, humoristique, est accentué comme on voit par la paronomase « cayendo / creyendo », qui disparaît en français : « Un masque avait pissé sur ses bas, mais celui-ci avait fui à temps pour esquiver une gifle qui, tombant sur la fesse d’un pédé, avait incité la victime, qui avait cru à une flatteuse invite, à offrir l’autre joue24 ».

24La traduction, qui rend réel, factuel, ce qui en espagnol n’est que virtuel (« hubiese puesto »), perd et l’homophonie en faisant alterner les modes, et le rythme musical de la phrase de Carpentier.

25Après ce passage en revue de certaines des raisons qui expliquent l’infériorité du texte traduit, nous voudrions maintenant valoriser différents procédés par lesquels le traducteur compense par son ingéniosité cette infériorité « statutaire ».

Phénomènes compensatoires dans la traduction

Expressionnisme compensatoire

26L’un des premiers passages importants de Robinson Crusoé est celui où les parents du protagoniste tentent longuement de le détourner de ses projets aventureux. Le père, notamment, tient un discours argumentatif parfaitement structuré et digne de la rhétorique avec exorde, développement et péroraison. Cette dernière est estompée dans la traduction, qui omet le « and to close all » final. Pétrus Borel fait plus que se rattraper par de lumineuses idées. D’abord, pour simplifier la syntaxe complexe des longs paragraphes en discours indirect, il a l’idée d’introduire ici un discours direct qui renforce heureusement le movere typique du discours argumentatif, permis chez Defoe par la santé alors défaillante du père goutteux. Ensuite, il varie la monotonie de ces longues admonestations en introduisant des tirets en milieu de paragraphe. Enfin, pour marquer que le discours maternel ne fait que reprendre, en expolition, celui précédent du père, il a l’idée d’unifier en une seule formule : « en un mot », les formules divergentes (« in a word » et « in short ») par lesquelles père et mère résument successivement leurs propos.

27Chez F. Danchin traduisant Marlowe, un effort permanent est fait pour renforcer l’effet hyperbolique d’une traduction qui a la force oratoire de la « mighty line » et de la machine dramaturgique de Marlowe. Dans la scène 2 évoquée supra, le raisonnement est accentué en français par un chiasme, par un hyperbolique « bien plus »25 et par une exclamation supplémentaire, que l’on retrouve d’ailleurs à peu près à chaque scène. De même, à la scène 7, les hésitations de Faust sur le point de se repentir sont rendues plus explicites par des points de suspension qui remplaceront les tirets de Marlowe dans la scène 17 et dernière.

28Il en va à peu près de même pour Bernard Sesé traduisant Calderón. Le traducteur sait que son style ne peut avoir l’élan et la fluidité de l’original ; aussi ajoute-t-il dans le monologue de Sigismond évoqué supra une exclamation par laquelle « cielos » devient « oh ! ciel » et un adverbe « même » traduisant l’absurdité du sort cruel de Sigismond26.

29Un cas particulier est celui où le traducteur entre assez en empathie avec le texte original pour insérer dans sa traduction des traits stylistiques typiques de l’auteur qu’il traduit.

Ajouts conformes au style de l’auteur

30Bernard Sesé traduisant Calderón ajoute des annominatios compensant en quelque sorte celles originales qu’il n’a pu conserver : c’est le cas, toujours dans le monologue inaugural de Sigismond27, de « votre juste rigueur se justifie assez » ou, dans la troisième, de la duplication de « no ha de ser » et « no quiero » en un quadruple « Je ne veux pas » avant que, sur ce modèle, « sé bien (que la vida es sueño) » devienne « Je sais bien, je sais (que la vie est un songe) »28.

31Pour sa part, René L. F. Durand, ayant perçu que le chapitre IV s’apparentait à un poème en prose, a aussi noté la parenté de deux passages : « por descansar del barullo […] del mareo de los colores », qui débute un paragraphe lançant un nouveau mouvement, et «cansados del estruendo […] aturdidos por el paso  de las máscaras blancas, verdes, negras, amarillas » qui lui fait écho en fin de chapitre par l’évocation d’un tourbillon de couleurs et de la fatigue des protagonistes. Il accentue dès lors cette parenté grâce au polyptote « étourdissement / étourdis », à « l’étourdissement que lui causaient les couleurs » répondant « étourdis par le passage des masques blancs, verts, noirs, jaunes »29.

32Fernand Danchin, après avoir remplacé dans un premier temps les questions rhétoriques de Faust par des exclamations soulignant que le monologue de la scène 2 sert au personnage à s’auto-convaincre d’une décision déjà prise, remplace en revanche le vers précédent : une assertion… par une question rhétorique 30!

33La même généralisation, que l’on peut voir comme de la surenchère, se retrouve chez Baudelaire traduisant l’épisode de la cale. Il a noté un phénomène assez curieux dans l’écriture de Poe, la tendance à hésiter entre le sens propre hyperbolique et le sens seulement figuré, par une comparaison modalisatrice. Dans le même passage, en l’espace de quinze lignes, « I shook all over, as with an ague » succède ainsi à « I was burning up with fever ». Ce flou typique de l’incertitude entretenue par le conteur fantastique, Baudelaire décide alors de le systématiser, «  I was bewildered » devenant « J’étais comme étourdi », « I experienced a sudden rush of blood to my temples, a giddy sense of deliverance »  devenant « Je sentis comme un torrent de sang se ruer vers mes tempes, - comme une sensation vertigineuse, écrasante, de délivrance »31.

34Peut-être pour démultiplier cette fameuse incertitude fantastique, ce choix se retrouve chez nombre de traducteurs de récits fantastiques. Laure Guille-Bataillon traduit « una fina hendidura rasgaba apenas la piedra sin vida » d’Axolotl de Julio Cortazar par « c’était une fine rainure, comme une fissure dans de l’albâtre » et « era lo ú nico vivo en él » par « c’était la seule chose qui eût l’air vivante de ce corps »32. Il se retrouve même souvent en dehors du corpus fantastique, comme si le traducteur, plus pudique, se sentait souvent obligé de modaliser la violence de l’expression originale.   

35Lorsque Pierre Grimal retraduit Daphnis et Chloé, il a l’idée d’ajouter dans l’Avant-propos une construction typiquement latine : « un peu […] mais aussi », alors qu’il n’y avait dans la traduction précédente de Courier qu’un simple « et » de conjonction33.

36 Plutôt qu’une conformité exclusivement stylistique, certains choix lexicaux ou formels, certaines généralisations  du traducteur peuvent se faire dans l’esprit du reste du texte, pour accentuer une dimension de celui-ci que le traducteur signale ainsi davantage au lecteur.

Mise en valeur de l’esprit du texte

37Cette attitude est flagrante chez Michel Orcel qui accentue le lyrisme de Donn’Elvira à l’acte I scène 4 mais du coup souligne aussi son caractère hystérique. Un exemple suffira : « mancando Della terra e del cielo al santo dritto, Con enorme delitto […] da Burgos t’allontani, M’abbandoni, mi fuggi, e lasci in preda Al rimorso ed al pianto, Per pena forse che t’amai cotanto » devient « foulant au pied les saintes lois du ciel et de la terre […] O crime affreux, tu t’en vas de Burgos, Tu m’abandonnes, tu me fuis, tu me laisses en proie aux remords et aux larmes, Pour me punir sans doute de t’avoir tant aimé »34. De même, dans la scène 15 de l’acte II déjà évoquée, la didascalie « Elvira entrando affannosa » devient « Elvire entrant oppressée » et son « amor mio » devient « Mon fol amour »35.  L’apostrophe se retrouve sans cesse ajoutée en français, par exemple « O dieux, ô mon malheur !» pour « Stelle ! […] misera me ! » à la scène 5 ou « ô barbare » pour « barbaro » à la scène 1636.

38Bernard Sesé accentue pour sa part le caractère familier des propos de Clarin, incarnation traditionnelle du gracioso dans La Vie est un songe. Prenons un exemple au début de la troisième journée : « Atrevido y necio », dont Sesé rate d’ailleurs l’annominatio avec « necedad y atrevimiento » quelques vers plus loin, devient ainsi « insolente canaille » (on lira infra « d’effrontés imbéciles »)37 et « Yo apuesto Que le despeña del monte » devient « Je parie qu’il va vous le précipiter du haut de cette montagne »38. Par ailleurs, dans le passage précédent, l’accent mis sur le règne des apparences et l’illusion dans l’existence humaine conduisent Sesé à traduire le concis « ! Mas que soy príncipe huero ! » par « D’un prince, parions que j’ai l’air seulement, et non pas la chanson ! »39.

39Chez Danchin traduisant Marlowe, la critique de l’austérité protestante qui conduit Faust à la rébellion est encore plus patente à la scène 6, où « faut-il que je m’enfuie ? » traduit le plus sobre « should I fly ? »40 sur le modèle du « faut-il donc que tu sois condamné ? » traduisant précédemment, comme il se doit, « must Thou needs be damn’d ». On notera aussi qu’à la scène 2, Danchin avait souligné le passage de Faust des arts libéraux de la scolastique aux disciplines occultes et à leur divinisation, qui est une idolâtrie, par l’ajout de nombreuses majuscules  à « Magiciens », à « Magie », mais aussi à « Dieu tout puissant » (pour « mighty god »)41.

40Baudelaire, pour sa part, ayant bien repéré l’unique occurrence, curieusement au pluriel, de « labyrinthe » dans le texte de Poe, ajoute un second emploi de ce terme, qui qualifie mieux qu’aucun autre la cale d’où Pym ne peut plus sortir, pour traduire « narrow and intricate windings of the lumber »42.

Soulignement du sens de l’oeuvre

41Nous distinguerons cette partie de la précédente en ce sens qu’ici, la volonté de souligner n’est pas une généralisation, c’est-à-dire ne systématise pas un élément déjà présent initialement, mais va jusqu’à procéder d’une interprétation du texte.

42Dans la traduction de F. Danchin, la thèse (notamment de Rudolf Steiner et Carl Gustav Jung) selon laquelle le bon ange et le mauvais ange ne sont que l’illustration de la bipolarité schizophrénique de Faust trouve son exemplification dans les rimes de leur dialogue scène 6 : « MAUVAIS ANGE : Va plus avant, mon Faust, en cet art admirable. BON ANGE : Mon bon Faust, laisse là cet art abominable »43.

43La traduction de Baudelaire souligne sa vision de ce qui prime dans l’œuvre de son alter ego… et dans la sienne. Baudelaire en accentue le goût, dont parlera Bachelard, pour les vertiges. Si « a giddy sense » est logiquement traduit « une sensation vertigineuse », c’est par attraction que « I grew deadly sick » devient « mortelle nausée du vertige »44. Baudelaire accentue aussi le caractère macabre, the « mattress upon which I had been lying » devenant « matelas de mon agonie » et « I should infallibly lose my way […] and perish miserably » devenant par une syllepse que la suite confirme pertinente : « Je devais infailliblement me perdre […] et périr »45. Précisons que les altérations, les choix de Baudelaire sont extrêmement nombreux, et parce que l’œuvre de Poe est éminemment subjective, à l’opposé de celle objective d’un Defoe, et parce que le traducteur est lui-même un auteur, comme le montrent très souvent les traductions par des auteurs, comme celle de Typhon par Gide. Baudelaire, ainsi, se permet nombre de modifications importantes et orientées, tel l’accent mis, quand « I […] began at once my journey toward the trap » devient « je commençai décidément mon voyage vers la trappe », sur le caractère héroïque de Pym46.

44Dans le débat sur les différents sens de Robinson Crusoé, nous pouvons dire que Pétrus Borel a comme Rousseau privilégié l’homo faber, l’artisan industrieux. Lors de l’épisode du pied, la protection de la vigne (« preserve very carefully ») et de la pirogue (« keep all things in very good order ») sont ainsi unifiées par « avec beaucoup de soin / dont je prenais un grand soin »47. En revanche, la valeur initiatique du texte a  moins intéressé Borel qui traduit ici « I was so apprehensive of being hurry’d out of myknowledge again by the currents » par « tant je redoutais d’être entraîné de nouveau par des courants », laissant donc de côté le mot capital « knowledge ».

45Un dernier exemple fort intéressant est celui de la traduction d’un roman grec comme Daphnis et Chloé. Chaque traduction tend en effet à donner un sens différent à ce court texte, et ce dès l’Avant-propos. P. Grimal entend y souligner l’esthétisme pré-baroque du roman grec : ce qui, chez Amyot et Courier, donnait simplement « je vis la plus belle chose […] une image peinte » devient alors chez Grimal « je vis un spectacle […] un tableau peint ». P. Grimal n’a pas voulu suivre les orientations de ses prédécesseurs. En effet, il a simplifié en « A Lesbos » le « En l’île de Lesbos » qui mettait précédemment l’accent sur le caractère clos du monde de l’idylle48. D’autre part, dans le livre III, au chapitre 13, il a conservé la sobriété du texte original et de la première traduction d’Amyot en dépeignant Daphnis « en quête de l’amour », quand P.-L. Courier, nous le montrant « pourchassant le dernier but du contentement d’amour », mettait davantage l’accent sur la dimension sexuelle du texte49. Par ailleurs, Grimal estompe parfois le caractère religieux du texte, par exemple en ne reprenant pas l’expression « bois sacré » présente dans l’Avant-propos, qu’il remplace dans le deuxième livre par le plus prosaïque « bocage ».

46Si la traduction peut difficilement égaler l’original, la gamme de choix qui s’offre aux traducteurs s’avère inépuisable, et sur le plan formel, et sur le plan herméneutique. P. Grimal souligne ainsi le caractère esthétique et baroque du roman grec quand René L. F. Durand ne fait pas forcément ce choix en traduisant Concert baroque de Carpentier. Nous avons d’ailleurs constaté que, par moments, le traducteur recule devant la force de l’original en usant de modalisations, tandis qu’a contrario, la plupart des traducteurs se sentent obligés de forcer le texte, de l’« hyperboliser », pour compenser le déficit d’effet qui accompagne le passage d’une grande œuvre littéraire d’une langue dans une autre. Quelques mots suffisent alors pour modifier diamétralement la vision d’un texte, comme nous aimerions le montrer en quelques remarques terminales sur un corpus allemand. En traduisant Le Château de Kafka (Das SchloB), Alexandre Vialatte puis Bernard Lortholary mettent en avant une interprétation religieuse différente du roman. En effet, en traduisant « Landvermesser », le soi-disant métier de K., par « arpenteur », Vialatte souligne que K. est un pèlerin de l’absolu et un agnostique qui repart à zéro pour tout connaître concrètement par lui-même ; Lortholary, en traduisant le même vocable par « géomètre », insiste lui sur le roman comme théodicée, c’est-à-dire discours religieux à vocation cosmique (K. veut tout savoir sur tout) sur la Création. En revanche, en traduisant le titre de la nouvelle de Thomas Mann Wälsungenblut non plus par « Le sang des Walsung » comme ce fut le cas lors de la première publication française, mais par Sang réservé, Jacques Brenner50 gomme le sujet principal de ce texte : l’inceste frère / sœur venu tout droit de la reprise par Wagner dans sa tétralogie d’un élément bien connu de la légende des Niebelungen.   

47Charles Brion

48(Université de La Rochelle, CRHIA)