Colloques en ligne

Francis Claudon

Comment Beyle devient Stendhal

1Notre vision du séjour  d'Henri Beyle à Vienne en 1809 souffre d'une double déformation. Nous avons tendance, par exemple, à en faire un voyage sentimental où le soupirant  de la « comtesse Palfy » aurait surtout rêvé à l'amour, à Mozart, en promenant sa dame des collines boisées de la Forêt Viennoise (Wiener Wald)  aux soirées d'opéra du Theater an der Wien.  Pourtant notre Céladon avait une maîtresse-Babet- bien vivante, et pas si  énigmatique. 1 En second lieu, obsédés que nous sommes par la question des plagiats, par les démêlés postérieurs avec Carpani nous minorons les  Vies ; surtout nous occultons le vrai visage de Haydn; nous l'embaumons, en quelque sorte, en compagnie de Mozart et de Métastase morts bien auparavant, dont les personnalités artistiques ne souffraient plus du tout de méconnaissance ou de contestation intellectuelles en ce début du 19e siècle. Or non seulement Haydn est mort pendant l'occupation française à Vienne, mais encore il a été mêlé, par sa stature artistique déjà, par sa carrière austro-hongroise ensuite, au mouvement général de la politique, aux questions d'indépendance nationale. Certes Beyle - à quelques semaines près -  n'a pas pu rencontrer Haydn, pourtant ce dernier était  pour notre auteur une personne humaine, vivante, voire familière. C'est l'avantage du séjour de 1809 d'avoir fourni  une  matière toute frémissante à celui qui devait - sous le pseudonyme de Bombet - commencer sa carrière d'auteur et ses publications  en risquant une  Vie de Haydn.

2Malheureusement le problème demeure assez  complexe : certes nous n'en sommes plus à défendre ou  excuser Beyle d'avoir plagié, mais la question n'est pas seulement unilatéralement stendhalienne. Il reste à apprécier la place de Haydn - musicien peu tourné vers le théâtre - dans la vie intellectuelle du début du 19e siècle. Stendhal, comme Carpani d'ailleurs, doivent être replacés dans un flux de publications et de recherches diverses.  Depuis Daniel Muller et Romain Rolland2, le dossier du  procès s'est épaissi;  il y a eu  les éditions de Richard Coe 3, de  Suzel Esquier4, on a assisté surtout une ré-appréciation musicale et musicologique de Haydn; l’année 2009 du bicentenaire de la mort du compositeur il faut rappeler les recherches récentes de Marc Vignal5,  les nécrologes de Griesinger, de Dies 6. En Autriche,  deux expositions ont  été consacrées au grand musicien; la première  à Eisenstadt,  au Burgenland (ou Hongrie autrichienne), dans la « capitale » des princes Esterhazy, insiste sur la place centrale, le rôle de carrefour, le goût du « crossover », de  Haydn7 ; la seconde à Vienne  dans l'ultime demeure du faubourg de Gumpendorf  retrace le courant d'opinion de l'époque; or cette opinion européenne était enthousiaste de Haydn, beaucoup plus que ce qu'avait connu Mozart, beaucoup plus que ce qui s'est passé du vivant de Beethoven. Le maestro Harnoncourt n'hésite pas à dire que les  Haydine de Carpani, qu'on vient de retraduire  en allemand, sont le meilleur accès à la compréhension de ce monument  de la musique occidentale moderne8.  Alors, Bombet avait-il tort? Beyle n'avait-il pas le sens de l'histoire? Quelle idée de se braquer sur un plagiat, comme si  tous les journalistes, toujours, ne s'inspiraient pas  mutuellement…Et quelle myopie de ne pas ressusciter ce courant  d'enthousiasme général du temps passé. Carpani  a eu des  rivaux, il n'ignorait pas ses devanciers  germanophones. Quelle image avait-on, à l'époque, du phénomène Haydn? Et peut-on parler d'une influence de Haydn – sinon de sa  Vie­- sur la formation des idées d'un Stendhal qui n'existe pas encore? Telles sont quelques-unes des questions que cet anniversaire (1809-2009) fait remonter au premier plan.

3Pour retrouver ces conditions et étayer ce point de vue il convient de retracer un peu les circonstances  concrètes de la guerre et  l'occupation à Vienne en 1809, d'y remettre Haydn en scène pour pouvoir ensuite relire, avec le relief et la vivacité qui s'imposent,  non seulement certains passages  de la  Vie  mais aussi  bien d'autres petites notations éparses dans l'ensemble des écrits stendhaliens.

La Grande Armée à Vienne

4Au moment où Napoléon Bonaparte entraîne – pour la seconde fois- les armées françaises à Vienne (10-12 mai 1809) tout un cortège civil,  intéressant, intéressé, l'accompagne. Et beaucoup se trouvent liés à Beyle d'une manière ou d'une autre. Il n'est pas indifférent de confronter leurs impressions aux souvenirs de notre auteur, dans la mesure, surtout, où elles touchent de près ou de loin l'histoire de Haydn.

5Par exemple il y a Maret, duc de Bassano, peut-être le Maréchal Soult, et le réquisitionnaire en chef: Vivant Denon, directeur du Musée Impérial ; ce n'est pas encore le supérieur hiérarchique de Beyle mais  c'est lui qui entraîne le  commissaire des guerres aux funérailles de Haydn, dans l’église du couvent des Ecossais, (le Schottenstift),  sur la Freyung; deux versions de l'événement existent9, elles se corroborent :

Pour se consoler du malheur de vendre ses chevaux […] M.Darlincourt fit la vie de Haydn, Mozart et Métastase ; il avait réellement assisté au convoi de Haydn, à Vienne, en mai 1809. Il y fut conduit par M.Denon10

6Pourquoi Vivant Denon et tant d'officiels français se sont-ils rendus là ? Membre lui-même de l’Institut de France, Denon  entendait sans doute  rendre   hommage à un confrère,  à l'artiste  qui  avait été nommé, dès la fin de la Révolution, le 26 décembre 1801, membre de cette même  compagnie :

A M.Haydn, célèbre compositeur de musique, à Vienne,

Monsieur, l'Institut National des sciences et des arts, dans sa séance générale de ce jour vient de vous élire associé étranger, pour la classe de Littérature et Beaux-Arts11.

7Il n’y avait  là-dedans  quasi-certainement  rien de spontané; au contraire, il s'agissait d’un geste de propagande, d’une courtoisie calculée. Les réalités  autrichiennes internes n’étaient nullement oubliées dans  le comportement  quotidien des Français; ces derniers avaient déjà lancé cette opération de charme au moment d'Austerlitz, plus exactement le 20 juin 1805 :

Je désirerais, Monsieur, que vous prissiez assez d'intérêt à la classe des Beaux-Arts de l'Institut de France pour lui faire part de vos savantes observations sur l'art que vous professez avec tant de gloire en Europe.12

8Nous saisissons ensuite  l'ambiance  de cette seconde campagne grâce au témoignage  d'un autre voyageur, le pharmacien  Cadet de Gassicourt, employé dans les services de santé de la Grande Armée. Son Voyage en Autriche, en Moravie et en Bavière, publié à Paris en 1818, fournit  un intéressant tableau des curiosités de la vie viennoise13.  Daru y paraît14 ; on peut estimer  que Beyle y figure aussi, anonymement; par exemple, au hasard d’un relais de poste, lorsque les voitures de tout ce petit monde fort dégourdi  se rencontrent pour un soir :

Nous étions réunis à deux secrétaires du cabinet de l’Empereur, au payeur de la Couronne et au Préfet du Palais ; nous fîmes gaîment un grand lit de paille, pour nous coucher tous ensemble, sans quitter nos uniformes, bien persuadés que le lendemain serait marqué par quelque grand événement15 .

9Le Voyage de Cadet nous détaille  les monuments les plus remarquables, ceux dont Beyle -ou Denon- ne parlent pas ou ne veulent pas parler ; ainsi  notre pharmacien admire les statues qui parsèment la ville, en particulier celle de Joseph II, devant la Bibliothèque impériale et royale16 ; il visite consciencieusement les églises, la cathédrale Saint Etienne évidemment, les sanctuaires baroques de Saint-Pierre, de Saint-Charles Borromée, Saint-Michel, église paroissiale de la Cour; chez les Augustins  (précisément là où Marie-Louise va épouser Napoléon un an plus tard)  il s’extasie  devant une magnifique  réalisation de Canova :

Le mausolée de Christine, duchesse d’Albert, est un chef-d’œuvre de Canova. Je suis allé dix fois pour le voir et chaque fois il m’a fait un plaisir nouveau. Nous ne possédons rien en France qui puisse lui être comparé […].On ne peut s’imaginer que ces belles figures qui s’acheminent tristement vers cette pyramide égyptienne, dont la porte ouverte laisse entrevoir le sépulcre de la duchesse, soient des figures allégoriques. Leur mélancolie est si vraie, leurs attitudes si naturelles qu’on les prend pour les enfants, pour les sœurs de Christine. Ce génie étendu qui pleure sur un lion consterné est si beau qu’on lui pardonne d’être là 17.

10Je ferai remarquer, en passant, que le journal  de Félix Faure, venu voir son ami Beyle, comporte la même remarque: « Je n'ai encore vu que l'admirable mausolée de Marie-Christine (de Canova). Je le suis allé visiter tous les jours » 18.Cependant Denon, dans ses lettres à Bettine, ne parle pas  de ce mausolée ; Beyle, pour sa part,  n'évoque le nom de Canova, qu'à partir de 1810…19 . Quelle en est l'explication? Comment se fait-il que  ni Beyle ni Denon n'aient compris dès ce moment la nouveauté de l'artiste?  

11De même pour le  château de Laxenburg : Cadet, pour sa part, éprouvait  en visitant ce domaine très intéressant des sentiments romantiques :

Un bosquet plus considérable et fort curieux est celui des ruines. Autour d’un bassin en partie dégradé sont les restes d’un temple et d’un aqueduc, des colonnes tronquées, des statues brisées, des tombeaux, des bas-reliefs, des vases mutilés. Plusieurs inscriptions latines, et la mousse qui couvre une partie de ces débris, leur donnent l’aspect de fragments antiques20.

12Beyle y est passé, mais  sa lettre à Pauline  du  25 juillet 1809 donne peu d'explications  sur ce haut lieu artistique ; on se demande s'il a compris  l’originalité du Franzensburg, qui est un des premiers exemples du gothic revival  21; la chambre de tortures, la salle des chevaliers, la galerie des empereurs du Saint-Empire, font de ce castel  fantaisiste et fantastique, entouré d’eaux et de frondaisons, une promenade délicieuse, précisément en ces chaudes journées de juin  1809 :

C’est là, dit-on, et sur les bords de la route que, pendant l’été, l’Empereur et les Archiducs se plaisent à dîner au milieu des bons bourgeois de Laxenburg, n’ayant pour défense que quatre ou cinq gardes-chasse. Aimable confiance qui fait l’éloge des princes et du peuple22.

13Il faut préciser que Laxenburg se trouve au bord de la  route qui mène à Eisenstadt, la capitale des princes Esterhazy, dont Haydn a si longtemps été le maître de chapelle. Or ce contexte appelle quelques explications supplémentaires23.

14Lorsque les armées françaises entrent à Vienne en mai 1809, elles s'emparent des imprimeries et des moyens d'information; la Wiener Zeitung, par exemple,était ainsi devenue un journal d'occupation, reproduisant en allemand les bulletins de la Grande Armée ! Pour faire pièce à cette propagande, le gouvernement autrichien replié à Olmütz (aujourd'hui Olomouc en République tchèque) fonde l'Oesterreichische Zeitung. La rédaction est dirigée par Friedrich Schlegel, l'ami et le compagnon de voyage de Madame de Staël ; l'impression est réalisée sur des presses militaires confiées, comme la censure, à l'autorité directe du généralissime l'archiduc Charles, et installées en Hongrie du côté de Pressburg (Pozsony/Bratislava).  Ceci explique au moins en partie, les opérations militaires qui s'étendent en Hongrie, jusqu'à Raab (Györ).  La presse de guerre autrichienne insistait beaucoup sur les dégâts et pillages occasionnés par la France. Par exemple, on a dans le ne3 en date du 1er juin, un article sur le comportement scandaleux des Français vis à vis des propriétaires hongrois ; un noble nommé Feyks les a reçus courtoisement, leur a livré les réquisitions demandées ; mais en retour « Zur Erwiderung ward er ausgeplündert und seine Gestüte hinweggeführt » (il a été complètement pillé et ses chevaux lui ont été enlevés). Denon n'a-t-il  pas cherché  en même temps  les tableaux du Musée Impérial cachés effectivement par-là ? Comme Vienne, Pressburg également a été bombardée, ainsi que le dénonce avec véhémence le troisième numéro de l'Oesterreichische  Zeitung.

15Un autre article, encore plus piquant, dans le numéro du 13 août 1809, ironise sur les intrigues françaises visant à débaucher les Magyars  loyaux sujets de l'Empereur François. Schlegel se moque de la sottise des agents français qui méconnaissent le patriotisme hongrois (« mit einer grossen Unkenntnis der edlen ungarischen Nation ») ; car le résultat est tout le contraire de ce qui était visé, « noch ein Sporn mehr zur Anstrengung aller Kräfte der Nation gegen den gemeinschaftlichen Feind gewesen sein »(encore une incitation supplémentaire pour le rassemblement de toutes les forces de la nation contre l'ennemi commun). Henri Beyle a été l'un de ces agents d'influence, comme il l'avoue  dans la  lettre à  Pauline du 25 juillet : « Dernièrement j'ai été chargé d'une mission en Hongrie; je me suis promis en sortant de Vienne de ne plus songer pendant vingt-quatre heures à ce qu'il renfermait »24.

16Quel est vraiment, pour Beyle,  l'intérêt  d'avoir assisté au service de la Schottenkirche sinon de frapper, avec d'autres civils, l'opinion viennoise,  de  jauger l'importance sociale, artistique, politique des Esterhazy, de souligner le caractère international de l'artiste ?  

Haydn et les Français

17D'abord par la situation de son quartier, la paroisse de Maria-Hilf (Marie Auxiliatrice, fort bien nommée en l'occurrence), Haydn  s'est trouvé  littéralement en première ligne. La maison située aujourd'hui dans la Haydngasse - jadis appelée Steingasse - à quelques mètres du boulevard circulaire (le Gürtel)  se situait aux avant-postes   autrichiens.  Lorsque commence le bombardement français, le 10 mai,  c'est d'abord cette position qui est visée. Des boulets tombent sur ce petit quartier jusqu'alors si calme et causent quelques dommages à l’habitation25.

18Alors, suivant  tous les chroniqueurs,  le compositeur sort de sa torpeur;  il   raffermit  le courage de ses familiers ;  Bombet ne  parle pas de ce détail, mais Dies suivi par Carpani, cite une phrase qu'aurait prononcée Haydn26. Le vieux musicien joue sans arrêt l'hymne impérial, « Gott erhalte unseren Kaiser Franz » inventé par lui-même d'après un lied populaire quelques années auparavant. On a parlé de  sénilité, mais en réalité cela semble plutôt une manifestation de patriotisme et de loyalisme, dans le même genre que Friedrich Schlegel avec son Oesterreichische Zeitung.

19Quand cessent les bombardements, l'occupation commence : les Français dispensent Haydn de l'obligation de loger un militaire ; Elssler, le copiste-secrétaire de Haydn, exagère, peut-être, en parlant de deux grenadiers qui se seraient trouvés en faction à la porte de la maison. En revanche il est avéré qu'un officier de hussards, le capitaine Clément Sulemy 27 se présente le 25 mai chez le compositeur ; pour lui témoigner son admiration il lui chante un air de  La Création dans sa traduction italienne. Or  cette traduction est tout simplement l'œuvre de Giuseppe Carpani… A vrai dire quel Français ignore que c'est un soir de décembre 1800, pour la première interprétation parisienne de cet oratorio, à laquelle assistait Bonaparte, que se produit l'attentat de la rue Saint Nicaise, avec la machine infernale de Cadoudal ? Bombet rappelle le fait28, comme Carpani et Dies. Le jeune Beyle n'assistait pas à cette première audition, mais il a entendu la reprise de l'œuvre, en avril 181129, au cours d'un concert dans lequel chantait sa maîtresse Angéline Bereyter : « La bonne musique me fait penser à mes torts. Hier je voyais, pendant La Création ce que je dois (…) à beaucoup de gens »30.  On peut rêver un peu. Je me demande  si Babet Rothe n'avait pas la même voix et n'aurait pas chanté le même répertoire qu'Angéline.

20En tout cas la réception de Haydn en France a été un phénomène de première importance. J. Mongrédien a brillamment expliqué  les  phases  de cette opération31.  Mais il faut insister également sur Reichardt32, l'ami du général Moreau et aussi sur deux Français : Nicolas-Etienne Framery, compositeur, collectionneur, musicographe  et Joachim Le Breton, secrétaire de l'Institut33. Voici quelques extraits de la lettre inspirée par Framery et publiée dans  Le Moniteur du 26 juillet 1801 :

De Paris ce 1 Thermidor an IX de la République Françoise:

Les artistes français réunis au Théâtre des Arts pour exécuter l'immortel ouvrage de La Création du monde (sic) composé par le célèbre Haydn, pénétrés d'une juste admiration pour son génie, le supplient de recevoir ici l'hommage du respect, de l'enthousiasme, qu'il leur inspire (…) Il ne se passe pas une année qu'une nouvelle production de ce compositeur sublime ne vienne enchanter les Artistes, éclairer leurs travaux, ajouter au progrès de l'art, étendre encore les routes immenses de l'harmonie et prouver qu'elles n'ont point de bornes, en suivant les traces lumineuses, dont Haydn embellit le présent et sait enrichir l'avenir34.

21Dans ce contexte nous serions myopes  de réduire le problème des  Vies à une sorte de duel personnel exacerbé entre Bombet et Carpani.  Bien avant cette querelle, tout le monde écrit sur Haydn, surtout en France, tout le monde  connaît le maestro; on l'admire, on le joue. Lui-même en était d'ailleurs conscient, ainsi qu'il l'écrit, discrètement, dans son esquisse autobiographique, il est vrai antérieure : « Dans le style de chambre, j'ai eu le bonheur de plaire à presque toutes les nations sauf les Berlinois »35. Les publications de ses œuvres sont nombreuses, les concerts symphoniques - qui deviennent alors ces manifestations publiques que nous fréquentons encore aujourd'hui - comportent inévitablement l'une ou l'autre de ses compositions :

Tout le monde connaît les symphonies de Haydn, devenues une partie obligée de tous les concerts. L'unité du plan, la clarté et la variété des développements,  la richesse de l'orchestration, la vivacité des coloris permettent d'entendre tous les jours ces délicieuses compositions sans qu'on puisse s'en rassasier36.

22Par exemple lors d'une des séances des fameux concerts de la rue de Cléry, en  janvier 1803, faute de pouvoir accueillir Haydn, effrayé par le voyage, c'est le prince Esterhazy que reçoivent solennellement les musiciens et les autorités. Le prince offre à cette Société musicale quelques manuscrits que Haydn a choisis spécialement : un Te Deum, un Offertoire, une Messe des Morts. En retour, on lui fait remettre une médaille d'or (gravée par Nicolas Marie Gatteaux37) ; au cours de la cérémonie qui suit,  on couronne de laurier le buste de  « l'immortel Haydn »38.

23Si bien qu'il n'y a aucune originalité à ce que Beyle ait connu Haydn, à la fois assez bien mais seulement par l'effet de la mode. Du même coup  peut-être ne s'est-il pas senti obligé d'expliquer ce qu'il  entendait, de préciser comment il l'entendait ou bien ce qu'il en pensait….D'où  par exemple  cette note  du Journal en date du 4 mars 1802 : « A sept heures du soir elle s'exerçait à répéter une symphonie d'Haydn qu'elle devait jouer le même soir chez Mme Périer »39 Il me paraît évident que Haydn a été pour le jeune Beyle un objet bien réel,  mêlé à son quotidien :

Je m'aperçois tous les jours, dans le monde, que les jeunes gens qui parlent le mieux sur tout n'ont pas d'opinion sur les artistes dont le hasard ou leur mérite fait que l'on parle souvent. Je m'occupe donc à écrire un mince volume in-8e.Il contiendra les vies de:

1e Raphaël, Jules Romain, le Dominiquin (…)

2e Pergolèse, Durante, Cimarosa, Mozart, Haydn, une notice sur Canova(…)

3e Lope de Vega, Shakespeare … (Journal, 10 juin 1810)40.

24Le phénomène socio-culturel  se répétera  plus tard  avec Rossini; mais cela n'a  rien à voir avec ce qui s'est passé vis à vis de Mozart ou de Cimarosa que l'on n'a pas joués à Paris si vite, de leur vivant, et sur lesquels on n'a pas, à l'époque, autant publié. De plus ils avaient disparu dès  les années 1790-1800, avant la grande mode de Haydn.

25Quant à préciser ce que Beyle a pu entendre, c'est une autre affaire. « Thèmes à être traités en fa mineur, comme la 8e symphonie de M. Haydn », ce genre d'apostille intime (Journal, 29 juin 1810) pose d'épineux problèmes. La 8e Symphonie, dite « Le Soir », est écrite en sol ! En revanche,  il en existe une autre dans la tonalité de fa mineur : le n° 49,  dite « la Passion » (1768), plus connue,  et trois symphonies en fa : les  nos 58, 67, 79; enfin il y a surtout  la symphonie n° 45 en fa dièse mineur, dite « les Adieux » (1772). Elle est la plus célèbre, la plus  frappante de cet ensemble.41

26Il ne me paraîtrait même guère probable que l'Institut de France ait été mieux instruit, ou que le Concert des Amateurs aient été plus précis. Tous les premiers biographes ont adjoint un catalogue à leur récit, mais il était approximatif compte-tenu du contexte et des circonstances! Bombet aussi nous offre un catalogue fautif, évidemment, mais je me refuse d'y voir là une preuve d'incompétence et une trace supplémentaire de plagiat. Joachim Le Breton, Secrétaire perpétuel de l'Institut,  indiquait plus  prudemment, en 1810, que Haydn avait composé « plus de huit cents compositions, dont cent dix huit symphonies » 42 - Hoboken, l'auteur  du catalogue  actuel de référence n'en dénombre, pour sa part, que cent cinq !- d'où la pirouette conclusive du Secrétaire perpétuel,  qui qualifiait, dans un  effet de manche,  le maestro autrichien de « prince de l'harmonie »43.  Dans ces conditions, il me semble nécessaire de souligner que Haydn était, pour l'époque, un sujet bien vivant, mais labile.  La voie  ouverte par les sociétés de concerts, les diseurs d'anecdotes, les soi-disant  amis du maestro, n'était pas sans attrait ni sans licence. Il y avait un phénomène Haydn : à leur tour Carpani et Bombet pouvaient entrer en scène et chanter leur couplet.

Bombet vs. Carpani

27On ne s'est pas interrogé sur le premier pseudonyme adopté par Beyle, d'autant que, dans la suite, les Vies  paraissent sous d'autres noms d'auteur. Y aurait-il quelque rapport, outre une vague assonance, avec Babet Rothe, la maîtresse viennoise ?  Babet a chanté  au Theater an der Wien, par exemple dans Les Croisés-die Kreuzfahrer de Kotzebue, montés là début novembre 180944 . Il est reconnu que le Theater an der Wien présentait seulement des ouvrages à la mode or Haydn se trouvait fort en vogue…

28Mais ce théâtre où chantait Babet représentait des spectacles fort diversement conçus : des centons, des Singspiele, aussi bien que des drames. Lisa Feuerzeig dans son étude sur  Rochus Pumpernickel  45a établi que ce pot-pourri, créé pour le carnaval de 1809 – avant l'arrivée des Français - a ensuite été représenté cent quarante trois fois. Il n'a guère été surpassé que par Don Juan (probablement chanté en allemand), die Zauberflöte , die Räuber (drame bien connu de Schiller). Beyle a connu ces  Brigands et il a vu, on le sait, le Don Juan du Theater an der Wien, qu'il appelle, le théâtre de Wieden (ce qui revient au même). L'établissement était, à l'époque, dirigé par un groupe  de concessionnaires où l'on retrouve à peu près les mêmes nobles noms qu'à la Société des Liebhaber Concerte46. Parmi les spectacles, il y avait souvent aussi des ballets ou des soirées musicales où paraissaient de nombreuses œuvres de Haydn, soit arrangées, soit en version originale. On décompte huit fois Haydn pour  l'année 1809.47

29Giuseppe Carpani nous est  maintenant assez connu et Richard Coe avait tout à fait raison d'insister sur le fait que Beyle devait détester une pareille créature 48: Italien acquis aux Habsbourgs, censeur des théâtres de Venise, adversaire déclaré de Napoléon et des libéraux qui se sentaient soutenus par ce dernier, Carpani est un peu comme le marchese Del Dongo, fuyard, froussard, venimeux. Or de même que le lieutenant Robert fait un enfant au marchese dans son dos, de même Beyle-ou Bombet - n'a pas hésité à lui voler…ses idées sur la musique, ses connaissances précises sur Haydn. Richard Coe puis Suzel Esquier ont plusieurs fois insisté sur le fait que les théories musicales de Carpani sont réellement devenues les idées de Stendhal49. Mais n'en a-t-il pas été de même vis-à-vis de Destutt de Tracy  ou Fauriel  dans de  l'Amour ? Or personne dans ce  cas  n'a crié au plagiat ; on voit que le phénomène se répète mais il est toujours bien compliqué.

30Car Beyle apporte à ses sources, copieuses et copiées, un éclairage distinct, personnel. D'où peut-être le  prologue fantaisiste  situé dans l'Ile de Wight ou ces étapes  aux noms hautement symboliques qui s'appellent Salzbourg, Hallein, Baden.  Carpani, en ce qui le concerne, était un homme de lettres, habitué aux salons des capitales, aux journaux du gouvernement, une sorte de La Harpe ou de Morellet, si l'on préfère. Bombet, lui, tient beaucoup à se présenter comme un dilettante, au sens premier et second du terme.

Dans une société plus riche et plus civilisée, ce n'est pas du fonds de l'histoire, mais de la manière de la conter, que celui qui parle attend une bonne récolte de jouissance de vanité 50

31Par exemple il flotte une sorte de parfum  rustique  et frais dans la  Vie de Haydn : « Etes-vous allé dans la vallée de Chamouny, le Mont Blanc luit, au milieu des sommets voisin couverts de neige comme lui … »51. La forêt viennoise, les guinguettes où l'on boit le Heuriger bien frais se profilent à l'arrière-plan de la Vie de Haydn; ainsi quand Bombet évoque certains passages des Saisons il est beaucoup plus fin que Carpani :« L'abattement, l'anéantissement de tout ce qui respire et même des plantes pendant  la grande chaleur  d'un  jour d'été est parfaitement bien rendu »52. Avant l'heure n'est-ce pas l'ambiance, le ton que l'on retrouve dans les chapitres nancéens et forestiers de  Leuwen?  Rien de tel dans les  Haydine qui ne sont jamais poétiques ! Bombet  romance Haydn, en particulier en inventant un destinataire -Louis (Crozet?) - ce qui métamorphose le factum en roman par lettres :

De retour dans la capitale de l'Autriche, j'ai à vous apprendre, mon cher Louis, que la larve de Haydn nous a quittés. Ce grand homme n'existe plus que dans notre mémoire (…).Il s'approchait de son piano, les vertiges paraissaient et ses mains quittaient les touches pour prendre le rosaire, dernière consolation 53

32La lettre XVI de Carpani comporte, elle aussi, les mêmes mots, ces mots que j'ai soulignés. Mais ils sont noyés dans trois longs paragraphes qui rendent l'ensemble pédant. Bombet condense, vivifie, humanise. Voilà qu'apparaît dès cette première publication l'aimable humour stendhalien.

33A-t-on assez remarqué comment Bombet parle des familiarités de la noblesse viennoise ? Ces protecteurs de Haydn-Lobkowitz, Schwarzenberg, Erdödy, Esterhazy - qui deviendront ensuite ceux de Beethoven, ne sont pas de grands personnages gourmés. On les côtoie, on peut s'assoir  auprès d'eux: « J'y étais »54 ! Cela est faux et Carpani n'oserait pas  se comporter ainsi, mais que cette hardiesse  est efficace,  comme elle est littéraire et piquante ! La fameuse Société des Amis de la Musique55, que ces aristocrates fondent en 1812, et qui continue d'exister de nos jours  (Gesellschaft der Musikfreunde) comme un pilier très exclusif de la vie artistique viennoise,  devient sous la plume de Bombet une aimable société de dilettanti56; chez Carpani ce sont plutôt des clubmen, des  snobs et des financiers 57. Voilà peut-être pourquoi, lors d'un fait aussi connu que le concert  d'adieu de 1808, autour de la Création, Bombet  décide, à mon avis tout à fait intentionnellement, qu'il a eu lieu au Palais Lobkowitz58. Carpani ne sent pas ces subtilités socio-artistiques; il ne comprend pas ce phénomène de « crossing  over », fort spécieux, intelligemment analysé dans  le  catalogue de l'exposition d'Eisentadt59 .

34Evidemment les faits historiques, les données intellectuelles demeurent. Beyle/ Bombet trouve chez Carpani l'explication argumentée, de ce qu'il sentait confusément : l'opposition entre musique italienne-mélodique - et musique allemande-harmonique et contrapuntique. Il radicalise, en bon lecteur des Lumières – ou de Mme de Staël-  la théorie des climats appliquée aux arts. Et  il reprend « l'état du Parnasse musical en Italie ».

35Au total,  au terme de ces considérations souvent un peu sèches comme une enquête de police,  je ne suis pas sûr que notre dilettante ait tellement apprécié la musique de Haydn, car il ne suit pas partout,  intégralement l'avis de l'Italien. J'ai cité plus haut cette note intime où il est parlé d'une certaine huitième symphonie en fa, qui n'existe pas;  Carpani  signale, lui,  explicitement le  finale de  la symphonie en fa dièse mineur ("les Adieux"), et  il  joint cela à l'analyse de la symphonie "Roulement de tambour" ("mit dem Paukenschlag") 60. Je pense que la savante volubilité carpanienne concernant ces symphonies  rentre dans la catégorie de ce que  Brulard nommera « le bête de la musique ».  Plus tard, lorsque Bombet sera devenu Stendhal,  on  retrouvera –pour la dernière fois? -  Haydn : « De même ici: d'abord l'intrigue d'amour, puis les ridicules qui viennent encombrer l'amour, retarder ses jouissances, comme dans une symphonie Haydn retarde la conclusion de la phrase » 61note-t-il  dans ses plans, à propos de Leuwen. Comme pour la soi-disant symphonie ne8  je doute qu'on arrive à déterminer catégoriquement l'œuvre de Haydn ici évoquée. En revanche je suis frappé par le début du premier mouvement de  la symphonie  Hoboken n° 93 : après  quatre  vigoureux accords du tutti  orchestral suit une petite transition aux cordes-adagio- et enfin, avec retard, s'énonce aux premiers violons-allegro assai- une jolie cantilène qui est le premier thème  de ce mouvement. Notre esprit se détend, notre oreille s'enchante d'être enfin libérée de la tension par laquelle commençait la symphonie. Je  trouve  à cette manière de faire  quelque chose de très allègre. L'allure est   jeune, un peu naïve, très contrastée comme sont Lucien et Bathilde. Mais la symphonie est en ré majeur… Même climat, mêmes tempi, mêmes effets, encore plus évidents, dans la symphonie Hoboken ne94, la deuxième de cette série des symphonies dites « londoniennes ». Mais les jouait-on à Vienne en 1809? Pour la symphonie ne94 en sol majeur dite « la Surprise » (« mit dem Paukenschlag ») il est sûr qu'elle a tout de suite été jouée partout. Elle est un pilier du répertoire symphonique et adorée des chefs d'orchestre.

36Je comprends  qu'à l'époque où la musique de Haydn était moderne, à  la naissance du Classicisme viennois, je comprends que Beyle ait flairé cette modernité qui ne se donnait pas en spectacle, sur les planches d'un Opéra. Je comprends que Bombet ait repris pour terminer sa  Vie de Haydn  une  phrase de Carpani  qui soulignait ce progrès de l'art incarné par Haydn;  mais sous la plume de Beyle cette phrase devient une très libre paraphrase; elle sonne  différemment, son esprit change ; grâce à un mot souligné, elle devient un manifeste primesautier et progressiste:

Ils voient [les jeunes artistes] les livres qui ont paru depuis et tous ceux qui s'impriment journellement [mais seulement] pour les faits qu'ils peuvent contenir…

[Qu']ils cherchent à se garantir de la contagion de leur style…Sans cela quel moyen de se garantir de ce sénéquisme général qui vicie tous les arts et auxquels je ne connais d'exception vivante que Canova, car Paisiello ne travaille plus [et Haydn nous a quittés])62

37Beyle a discerné chez Haydn, tel que le lui expliquait Carpani, un modèle d'exigence, d'ambition, de style. C'est assez pour justifier l'importance du séjour viennois de 1809 et fonder la dignité de ce premier livre qui en découle directement63.

38Francis Claudon

39(Université Paris-Est-Créteil, UPEC, EA LIS)