Colloques en ligne

Emmanuel Fraisse

La traduction, indicateur des relations culturelles mondiales : de l’inégalité parmi les langues

1La traduction constitue un des indicateurs les plus précieux de l’état des relations culturelles entre langues et pays dans le monde. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, la traduction et les flux éditoriaux et économiques qu’elle induit montrent qu’il y a bien un marché dans ce domaine. Toutefois, et c’est un aspect essentiel, le rayonnement culturel ne se limite pas aux aspects purement économiques. En d’autres termes, si le livre est considéré par les accords du General Agreement on Tarif and Trade (GATT) du cycle de l’Uruguay (1994) comme relevant des services soumis à la libéralisation des échanges sous le contrôle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), il n’en relève pas moins du principe de l’ « exception culturelle », adopté sous l’impulsion de la France par le Parlement européen en 1993 et étendu, conformément aux recommandations antérieures de l’UNESCO, à la notion de « diversité culturelle »1. En affirmant que l’unité de l’humanité se caractérise par l’affirmation de la diversité culturelle, l’UNESCO s’interdit de voir dans les biens et services culturels des « biens et marchandises comme les autres » et refuse donc que leur diffusion soit laissée « aux seule forces du marché ».2

2Sur un plan plus général, on voit bien que le livre ne représente qu’une partie des biens et services culturels. On ne manquera donc pas de mettre en relation cette dimension avec celle du marché international du film, comme des séries télévisées dont, à bien des égards, l’économie et les enjeux sont proches de ceux de la traduction des livres et de leur circulation au plan mondial. On doit évidemment étendre cette réflexion à la musique, à la chanson et aux jeux vidéo (dont le chiffre d’affaires dépasse désormais celui des films3), voire aux logiciels qui s’inscrivent également dans la dimension des échanges et des industries culturels. Ces dernières dimensions ne seront toutefois pas abordées ici en tant que telles, et on se contentera de proposer une réflexion sur les livres, et leur circulation dans le monde.

3Toutefois, au-delà d’un certain nombre de ressemblances, il existe entre films et livres plusieurs différences de nature : certes tous les films ne mobilisent pas la même quantité de capitaux, mais il s’agit la plupart du temps d’un investissement important, tant pour le tournage que pour l’exploitation en salle alors que la rentabilité d’un livre est infiniment moins liée à une réussite commerciale mondiale de grande ampleur. Le coût de fabrication d’un livre est très modeste et si une plus grande diffusion permet de réelles économies d’échelle, celles-ci demeurent limitées : d’où la contribution de l’imprimé à la variété de l’offre. En 2009, près de 75 000 ouvrages imprimés (nouveautés et réimpressions confondues) ont été publiés en France contre 279 films la même année et 261 en 20104. Ces deux ordres de raisons – capitaux investis et rentabilité – expliquent, pour une large part, que le marché du film et de l’audio-visuel soit plus directement lié à la question des succès de masse que ne l’est celui du livre.  Et si on voit bien une opposition entre films d’art et d’essai d’une part et films « grand public » de l’autre, le monde du livre repose profondément sur la distinction qui oppose ce que Pierre Bourdieu et ses disciples appellent le « pôle de grande production » et le « pôle de production restreinte »5 qui, sur le plan intellectuel, joue un rôle décisif

4Les informations proposées ici à propos de la traduction sont très largement inspirées des travaux de Gisèle Sapiro6 qui s’inscrivent dans la tradition sociologique de Pierre Bourdieu, et dans celle, très développée en France, de l’économie et de l’histoire du livre7.

5Se réclamant de la notion bourdieusienne de « champ » (autrement dit espace de tensions doté d’une certaine autonomie), que Pascale Casanova avait également utilisée dans son approche de la République mondiale des lettres8, Gisèle Sapiro et ses collaborateurs observent un phénomène structurant : les relations entre langues et cultures sont nécessairement « asymétriques ».

6Cette « asymétrie » ou, pour parler en termes moins édulcorés, cette inégalité, n’implique évidemment pas qu’une langue ou une culture soit intrinsèquement et, plus encore, potentiellement inégale ou même inférieure à telle autre langue ou culture. Ni que telle ou telle langue soit spécifiquement vouée à telle ou telle expression en fonction de sa « musicalité » ou de sa « clarté », ou de sa « majesté » comme les poncifs sur le « génie » des langues ne cessent de le proclamer depuis la Renaissance9. L’asymétrie relève simplement du constat d’un rapport de forces opposant pour Bourdieu « dominants » et « dominés » qui, les uns et les autres, élaborent des stratégies d’adaptation. Ce rapport de forces résulte, à un moment et dans un « champ » donnés, de l’équilibre entre des forces multiples, plus ou moins étroitement en relation les unes avec les autres et nécessairement contradictoires et inégales. La caractéristique d’un tel rapport de forces est par conséquent d’être en perpétuelle réévaluation, jamais « naturel » ou fixé, toujours lié à une série de contraintes positionnelles et de déterminations historiques, politiques, économiques et sociales10. Ainsi une langue comme l’anglais peut se trouver dominante dans l’espace scientifique mondial ou dans la diplomatie ou dans le monde des affaires : rien n’indique qu’elle soit dominante dans un champ plus retreint et spécifique, comme celui de la philosophie, où l’allemand dispose d’une position privilégiée, ou des sciences sociales dans lesquelles les positions de la France sont particulièrement solides.

7En s’appuyant sur les tableaux de la traductions rassemblés par l’UNESCO (l’Index translationum11), ainsi que sur les données établies par les éditeurs français et la Bibliothèque nationale de France, la sociologue Gisèle Sapiro et ses collaborateurs se sont attachés à regarder la part des livres traduits des différentes langues, la politique de traduction des éditeurs « français » ou « en français » ainsi que le nature des ouvrages traduits (et importés) et cédés à la traduction et donc exportés. Dans tous les cas, il ressort que la position de l’anglais est « hyper-centrale », celle du français et de l’allemand « centrale », celle de l’espagnol et de l’italien « semi-périphérique », le russe étant passé, à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique et du bloc socialiste du statut de langue centrale à celui de langue semi-périphérique, voire même périphérique. Quant aux très grandes langues de communication des géants de l’Asie – indonésien, hindi et plus encore mandarin standard – elles sont, tout comme celles de pays moins peuplés de la région (Japon, Corée, Vietnam), en position nettement périphériques.

8Tableau Moyenne annuelle de livres traduits par langues d’origine (Index translationum)12

Langue

1980-1990

1990-1999

Hausse en %

Anglais

%

24 251

44,7 %

39 808

59,1 %

64 %

32 %

Allemand

4 678

8,6 %

6 234

9,3 %

33 %

7 %

Espagnol

893

1,6%

1737

2,9 %

94 %

57 %

Français

5 853

10,8 %

6 609

10 %

13%

-7%

Italien

1595

2,9 %

1963

2,5 %

23%

-1%

Russe

6 213

11,5 %

1 565

2,5 %

-75 %

-78 %

Total traductions

54 138

66 964

24 %

9Avant toute interprétation du tableau 1, on rappellera que les données qu’il rassemble concernent le nombre de titres et non les tirages ou le chiffre d’affaires. Mais, compte tenu de nature du fait éditorial, cet indicateur est sans doute le plus pertinent en termes de relations culturelles13.

10Premier enseignement général à la lecture de ce tableau : nous sommes entrés dans une ère d’intensification du recours à la traduction. Ainsi en 20 ans (1980-1999), la part globale des traductions a augmenté d’un quart : selon les données statistiques de l’Index, ce sont près de 70 000 livres qui ont été traduits par an dans le monde. Reste que le nombre des traductions doit être mis en regard avec les productions en langues locales : dans le meilleur des cas, la traduction – qui est aussi pour une part fondée sur la sélection – ne concerne jamais plus de 10 à 15 % de la production originelle.

11Second constat : le poids de l’anglais, langue hyper centrale, qui n’a cessé de s’affirmer. En 1980, 45 % de l’ensemble des livres traduits dans le monde avaient été  originellement écrits en anglais : ils sont 60 % dans ce cas en 2000, soit une augmentation d’un tiers. La position générale de l’anglais sur la carte des langues est d’ailleurs sans aucun doute supérieure à celle que les chiffres des ouvrages traduits laissent entendre. En effet, un part écrasante des articles traitant des sciences « dures » (qui échappent évidemment à la statistique de l’Index translationum) et même des livres scientifiques écrits dans des « petits » pays ou des « petites », voire des « grandes » langues le sont directement en anglais, sans qu’il soit nécessaire de passer par cette acclimatation (ou naturalisation) qu’est la traduction.

12Troisième enseignement : le français et l’allemand, à égalité et nettement après l’anglais, sont bien deux langues centrales de traduction, puisqu’ils représentent chacun 10 % des ouvrages traduits dans le monde. Le léger recul du français en termes relatifs sinon en chiffres absolus n’est pas suffisamment marqué pour qu’on en tire des conclusions, d’autant que des données ultérieures viennent contredire cette tendance14. On doit voir dans ce redressement l’effet d’une politique suivie et volontariste en termes d’aides publiques à la traduction et à l’édition, tant au plan de l’administration de la culture et du Centre national du livre que des postes diplomatiques et de l’action culturelle et éducative à l’étranger.

13En revanche, on ne peut qu’être frappé par l’effondrement du russe. Alors que le russe avait en 1980 une place et un rayonnement comparables à ceux du français et de l’allemand, le nombre de traductions du russe vers les autres langues a été divisé par 4 à la suite de la chute du mur de Berlin et de la débâcle du bloc soviétique. C’est rappeler ici que la traduction fonctionne comme sismographe des échanges culturels, et qu’elle prend également en compte,  et presque nécessairement sinon mécaniquement, les évolutions politiques et les flux d’échanges culturels qui leur sont liés.

14On voit par ailleurs que le poids de l’espagnol a presque doublé en 20 ans. Mais, alors que son extension en Amérique latine est directement liée à l’élévation du niveau de vie et à l’accroissement des effectifs scolarisés au-delà de l’école obligatoire, l’espagnol demeure semi périphérique.  Son niveau de traduction est vingt fois inférieur à celui de l’anglais, trois fois moins important que celui du français et de l’allemand, et, encore une fois,  sans aucune mesure avec l’effectif croissant des populations hispanophones dans le monde (500 millions).  Quant à l’italien, malgré une légère érosion, il demeure une langue souvent traduite, pratiquement à égalité avec l’espagnol. C’est que, comme on l’a déjà relevé, la carte éditoriale ici tracée est loin de dépendre exclusivement du nombre de locuteurs des langues parlées ou écrites à travers le monde : elle ne reflète que les mouvements d’une langue à l’autre, et les relations entre les cultures.

15Ce que confirme le tableau 2, établi lui aussi à partir des statistiques communiquées par l’Index translationum de l’UNESCO. Au-delà de la fiabilité des données (et notamment pour le passé, puisque l’Index fonctionne depuis 1932, et de manière très inégale selon les pays), on relèvera la permanence de la hiérarchie étudiée plus haut, et la confirmation des proportions d’ensemble. On remarquera également la présence non négligeable de la culture classique (latin et grec) et de la culture religieuse (hébreu).  Enfin, et c’est encore une confirmation, on se doit de rappeler la présence  hégémonique de l’Occident dans le monde de la traduction : on relève ainsi 100 fois plus de traductions à partir de l’anglais que du chinois, et 20 fois plus de traductions à partir du français que de l’arabe).

16Tableau 2. Les 20 premières langues de traduction dans le monde (nombre de traductions recensées  jusqu’en 2008 par l’Index translationum

1. Anglais

1168 467

2. Français

  210 158

3. Allemand

  193 219

4 Russe

    99 340

5. Italien

    64 662

6. Espagnol : Castillan

    51 466

7. Suédois

     35 007

8. Japonais

     24 618

9.  Latin

     18 742

10. Danois

     18 633

11. Néerlandais

     18 190

12. Grec ancien (jusqu'à 1453)

     16 751

13. Tchèque

     15 659

14. Polonais

     13 759

15. Norvégien

     11 846

16. Chinois

     11 615

17. Arabe

     11 556

18. Portugais

     10 921

19. Hongrois

     10 894

20. Hébreu

       9 564

17Le tableau suivant permet, quant à lui, de voir le rapport entre acquisitions (ou « intratraductions ») et cessions (« extratraductions ») par langue d’origine face au français.

18Tableau 3. Ratio des acquisitions-cessions 1997-2004, moyenne annuelle par langues (Gisèle Sapiro, Translatio, p. 100)

Langue d’origine

Cessions

Acquisitions

Ratio

Anglais

382

836

0,5

Japonais

217

72

3

Suédois

34

11

3,1

Allemand

343

95

3,6

Norvégien

25

6

4,1

Italien

542

128

4,2

Hébreu

38

9

4,2

Arabe

57

7

8,1

Néerlandais

183

18

10,2

Espagnol

625

59

10,6

Hongrois

71

6

11,8

Chinois

298

21

14,2

Tchèque

113

7

16,1

Russe

169

8

21,1

Coréen

387

18

21,5

Turc

152

7

21,7

Polonais

169

7

24,1

Grec

245

10

24,5

Portugais

535

20

26,7

Roumain

207

6

34,5

Bulgare

83

2

41,7

19Le tableau 3 classe par ordre croissant le rapport entre cessions (du français vers les différentes langues recensées) et acquisitions de ces langues vers le français : il importe évidemment  de garder à l’esprit l’importance du nombre de titres concernés, (2e colonne) et de ne pas se limiter au seul ratio (4e colonne) : une  balance des échanges ne saurait être exclusivement perçue sous l’angle de la couverture, mais doit s’apprécier en volume. Ainsi le français (sinon la France) acquiert (« importe ») une moyenne de 1 358 titres par an, et en « exporte » 4 875, soit un ratio favorable de 3,2. Un  tel ratio ne doit toutefois pas faire perdre de vue le déséquilibre fondamental que le français entretient avec l’anglais. Car dans ses relations avec l’anglais (tous pays anglophones ou éditant des textes en anglais confondus, États-Unis, Grande-Bretagne, Australie, etc.), le français (France en premier lieu, mais aussi Québec et dans une moindre mesure Belgique et Suisse) importe, en termes de traductions, deux fois plus d’ouvrages qu’il n’en exporte : le déficit est très net sur ce point. Plus grave, ces quelque 850 « importations » représentent plus de 65 % de l’ensemble des acquisitions réalisées par le français. Ce déséquilibre en souligne un autre, inversé : la langue française, déficitaire à grande échelle face à l’anglais, est en relation d’excédent marqué (voire écrasant dans de nombreux cas) avec la totalité des autres langues.  Ainsi les ouvrages en français traduits en allemand sont-il plus de 3,5 fois plus nombreux que les ouvrages de langue allemande traduits en français et il s’agit, avec le japonais, d’un des ratios les moins favorables au français

20Second enseignement : les langues de l’Europe du sud ou latine constituent le premier « client » des textes français. Plus de 2 000 ouvrages français sont traduits chaque année dans ces cinq langues (espagnol, portugais, italien, grec, roumain) alors que la France importe moins de 200 ouvrages traduits de ces mêmes langues. De manière peut-être plus surprenante, on peut relever que le rayonnement des ouvrages en français est particulièrement sensible en Extrême-Orient. En moyenne annuelle, ce sont près de 1 000 ouvrages qui sont traduits du français en coréen, chinois et japonais (soit 20 % des cessions à partir du français) alors que seulement une centaine de livres sont traduits de ces trois langues en français, la balance la moins défavorable étant celle du Japon, avec un ratio de 3 acquisitions pour une cession. Quant aux pays d’Europe orientale et de l’ancien bloc soviétique, ils  représentent une destination importante pour les ouvrages traduits du français : près de 800 titres chaque année. De surcroit, comme on l’a déjà relevé plus haut, il n’y a pas relation directe entre l’importance des populations parlant telle ou telle langue et la capacité d’exportation de ces langues en termes de traduction. C’est bien rappeler à l’esprit que la relation culturelle ne saurait être établie sur des critères simples ou univoques.

21Gisèle Sapiro propose également les éléments d’une analyse plus qualitative encore en étudiant la nature des ouvrages traduits en français à partir de différentes langues de 1980 à 2002. Ce tableau, qui ne traite pas de manière spécifique la littérature de jeunesse (15 % de l’édition française, et presqu’autant de l’édition mondiale, ni la littérature policière ou les thrillers), permet de voir à la fois la place occupée par les langues d’exportation en fonction des catégories de livres traduits et autorise à préciser plus encore la notion de « centralité » en matière de langues évoquée par Gisèle Sapiro.

22Tableau 4. Répartition (en %) par catégories des ouvrages traduits en français de différentes langues 1980-2002 (Gisèle Sapiro, Translatio, p. 101)

Catégorie

Anglais

All.

Italien

Esp.

Héb.

Néérl.

Russe

Rou.

Toutes trad.en fr.

Trad. du fr. vers autre langues

Traductions dans le monde

Littérature

55

31,7

36,3

54

25

12

33,4

44,1

51,6

46,7

48,9

Philo

Psycho

4,9

9,2

5,9

3

1,3

3,9

1,9

1,3

5,1

7

6

Droit

Éducation

Sciences soc.

6

9,8

4,8

5,5

1,8

7,2

38,8

14,1

7,4

8,8

9,1

Histoire

Géo

Biographies

6,9

12,7

11,9

13

5,5

10,5

2,9

4,8

8,2

11,1

6,7

Sciences naturelles

exactes

4

3,5

3,6

0,9

0

3,2

5,9

12,3

3,6

2,7

4,1

Sciences appliquées

11,4

15,7

10,1

2,9

0,4

13,7

8,8

16,4

9,8

7,8

11,5

Arts, jeux, sports

6,9

10,7

17,9

14,2

0,7

44,1

6,3

3,9

7,8

7,9

5,9

Religion théologie

3,9

6,1

9,1

6,1

65,2

4,6

1,9

1,2

5,8

7,2

6,7

Généralités bibliographies

1

0,6

0,4

0,4

0

0,8

0,2

1,9

0,8

0,8

1,1

Nombre total de titres traduits

90.998

15.254

7.367

5.023

822

1.337

4.963

689

155.088

150.611

1.465.059

23La lecture de ce tableau mérite quelques commentaires, plus littéraires et culturels  qu’économiques.

24On constate en premier  lieu que seules les langues « centrales » (anglais, allemand, français) sont présentes dans toutes les catégories d’ouvrages. Alors que l’espagnol est très bien représenté dans la catégorie « littérature », les traductions à partir de cette langue d’ouvrages de sciences naturelles et de sciences appliquées sont très peu nombreuses. L’allemand est particulièrement bien représenté en philosophie, histoire et sciences sociales. Parallèlement, le français est lui aussi en bonne position dans ces domaines, mais l’emporte sur l’allemand dans le domaine de la littérature. Et, plus généralement, on relèvera que le français est, poste par poste, la langue qui figure dans la position la plus équilibrée entre acquisitions et cessions. Ceci vaut pour la littérature (52 % des acquisitions, 47 % des cessions), mais pratiquement pour l’ensemble des entrées. Que conclure d’un tel équilibre au plan qualitatif ? Qu’une langue centrale se doit d’être également centrale dans le domaine de la culture, de la vie intellectuelle,  des connaissances, et des arts ? – Sans doute, et tel est le cas du français. Mais on doit également tenir compte, comme on l’a déjà dit, de l’impact, évidemment invisible et non mesurable de l’absence de traduction : lorsque l’auteur écrit dans une langue étrangère pour des raisons de communication, de contingences personnelles, de contraintes politiques et sociales ou parce qu’il a décidé de la faire sienne. Phénomène très identifié et commenté pour l’anglais dans le domaine scientifique, mais très important également dans la littérature elle-même15. Conrad ou Nabokov sont bien des écrivains de langue anglaise, comme Moréas, Tzara, Beckett ou Kundera sont (aussi) de langue française.

25Second ordre d’enseignement : la littérature constitue, et de loin, la catégorie la plus importante des livres traduits dans le monde : une traduction sur deux relève de cette entrée. Et la littérature (tous genres confondus) est très harmonieusement répandue selon les « grandes » langues de communication. Plus d’un livre sur deux traduit de l’anglais et de l’espagnol est  classé sous la rubrique « littérature », près d’un livre français sur deux, un livre allemand et italien sur trois également.

26Toutefois, ce  dont ne rend pas compte le tableau chiffré ci-dessus, c’est que la  littérature, au-delà même du cosmopolitisme de nombreux écrivains, se présente comme le lieu d’une intense et très complexe mondialisation. En effet, plus que toute autre forme culturelle, la littérature ne cesse de renvoyer à la fois au « local » et au « global », à un ancrage précis et à une dimension transterritoriale, voire extraterritoriale. Pour les grands ensembles linguistiques à diffusion mondiale (anglais, espagnol, français), la communauté de langue ne renvoie donc évidemment pas à un seul espace national, ni même à une culture et à des références homogènes. La littérature d’Afrique de l’Ouest est pour l’essentiel écrite en français et très souvent publiée à Paris, de même qu’une grande partie de la littérature indienne est publiée à Londres (mais New-York et Toronto sont également des hauts-lieux de l’édition en anglais) et de nombreuses œuvres  latino-américaines publiées à Barcelone ou Madrid. Et si des traits communs caractérisent les littératures d’Amérique latine, les différenciations nationales ou locales ne manquent pas.

27De plus, tout laisse à penser que des auteurs  relevant de « petites » langues (voire de langues sans structures éditoriales ni lectorat véritable) ont intérêt à se passer de la traduction, et à écrire directement dans une langue « centrale ». Comme le relève Pascale Casanova16, la traduction, ou l’écriture dans une langue reconnue comme littéraire peut servir de tremplin à une diffusion plus large. C’est ainsi que le français peut, dans le domaine littéraire, être à la fois une langue de traduction permettant un relai vers une diffusion mondiale17 ou être une langue d’écriture, l’écrivain étranger s’auto traduisant si l’on peut dire, et passant ainsi d’une langue périphérique ou marginale à une langue centrale.

28Ce n’est pas un des moindres paradoxes de la mondialisation culturelle, qui n’a de cesse de favoriser les échanges par un  recours toujours accru à la traduction, et qui dans le même temps conduit nombre d’écrivains à s’exprimer directement dans la langue de l’autre. Et dans les deux cas, c’est bien de l’inégalité des langues qu’il s’agit.

29Au-delà de l’inégalité des langues et de leurs relations, se pose la question de l’inégalité des échanges entre les cultures, et du sens qu’on peut lui attribuer. Que signifie en effet exporter plus qu’on importe, comme c’est le cas de la langue anglaise, notamment à travers le biais de l’édition américaine et anglaise ? On peut certes y voir le signe d’une hégémonie, voire d’une supériorité. Mais ce peut être aussi celui d’une fermeture, et d’une autarcie débouchant sur le provincialisme et l’étiolement18. En matière de littérature et de traduction, l’importateur est loin d’être toujours perdant.

30Emmanuel FRAISSE

31(DILTEC, Université Sorbonne nouvelle Paris-3)