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Osman Senemoğlu

La conquête de la langue ou identité et traduction : l’exemple turc

1 « Les langues sont reliées entre elles par des bilingues. Chaque bilingue est un lien entre deux langues » : cette remarque de Louis-Jean Calvet1 peut introduire à l’étude d’un linguiste universitaire turc qui a traduit plusieurs ouvrages des linguistes français. Il s’agit de Berke VARDAR, né en 1934  et mort en 1989), spécialiste de la lexicologie, disciple de Algirdas Julien Greimas et de Bernard Quemada, qui a traduit, entre autres, le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure  en 1978 et les Eléments de linguistique générale d’André Martinet en 1980. Mais avant de présenter l’œuvre de Berke Vardar qui a également eu comme rôle d’établir un pont entre les linguistiques française et turque, il convient de dire quelques mots sur l’histoire des études francophones en Turquie en général et dans les universités turques, en particulier, afin de mieux situer le rôle de ce linguiste bilingue.

L’enseignement du français au niveau universitaire en Turquie

2Jusqu’aux années 1920 au temps de l’empire ottoman, le français a joué un rôle important dans la vie culturelle, diplomatique et scientifique : les Turcs ottomans, dans leur marche vers l’ouest ont connu la civilisation occidentale par l’intermédiaire de la France et du français. Le XIXe siècle est un tournant important dans l’histoire de la Turquie, car à cette époque on assiste à une lutte ardente entre le traditionalisme et le modernisme alors que le français avait déjà acquis le statut de la langue du progrès en Turquie ottomane.

3Mais après la chute de l’empire et la création de la république de Turquie, le français a bénéficié d’un autre statut : un département de langue et de littérature françaises est ainsi fondé au sein de la faculté des lettres en 1933 à l’Université d’Istanbul. L’histoire de ce département est, dans une certaine mesure, le reflet des relations scientifiques franco-turques ainsi que de l’état de la francophonie en Turquie. Au niveau universitaire, les études de la langue française ont donc comme base une double et longue tradition : Une tradition de culture française, profondément enracinée en Turquie depuis des siècles, grâce à une présence constante de la France, à des échanges permanents et à une étroite parenté d’esprit et de cœur entre deux pays et une tradition aussi de large humanisme, qui tout en respectant les valeurs fondamentales de l’âme et de la nation turques, a fait de la Turquie, à travers les âges, un véritable carrefour de civilisations et de cultures, et lui a signifié de longue date sa vocation de conciliatrice et d’actif témoin2.

4La Faculté des lettres de l’Université d’Istanbul a recueilli cette double tradition. Comme nous l’avons déjà dit, malgré l’ancienneté des relations franco-turques, un enseignement au niveau universitaire est créé pour la première fois, en 1933. Et ce département a servi de modèle aux autres universités turques pour fonder les nouveaux départements de langue et de littérature françaises.

5Paradoxalement, c’est un savant germanophone, un citoyen autrichien, le grand romaniste Leo Spitzer (né en 1887 et mort en 1960) qui est le fondateur de ce département. Et c’est à un autre savant allemand, Erich Auerbach (1892-1957) qu’il a confié son poste quelques années plus tard. Mais il faut signaler que cette création fut réalisée dans des conditions bien singulières : au début de cette période,  comme chacun sait, la montée du nazisme en Allemagne commençait à inquiéter les partisans de la démocratie et tout particulièrement la communauté juive vivant dans ce pays. Or à la même époque, en Turquie, le gouvernement prit l’initiative d’une réforme universitaire afin de moderniser l’enseignement supérieur et de supprimer les approches pseudo-scientifiques et  les traditions théologiques. Tenant compte de la situation tragique qui se développait en Allemagne, le gouvernement turc lança un appel aux savants allemands d’origine juive. Un professeur suisse, Albert Malche, qui enseignait la pédagogie à l’Université de Genève, était alors conseiller du gouvernement et avait en charge  d’établir les relations entre les autorités turques et les savants étrangers désirant immigrer en Turquie. Ainsi, plusieurs savants allemands, soit opposants au nazisme, soit Juifs, vinrent travailler dans les universités turques à partir de 1933. C’est dans ces circonstances que Léo Spitzer arriva à l’Université d’Istanbul. On lui demanda de créer un département de littérature occidentale au sein de la Faculté des lettres. Mais Spitzer refusa cette proposition, disant qu’il n’était pas spécialiste en la matière, qu’il était « romaniste ». C’est ainsi qu’il fonda l’Institut de romanologie qui a précédé l’actuel département de langue et de littérature françaises.

6Ainsi naquit une tradition d’enseignement et de recherche fondée sur l’étude des grands linguistes de l’époque et des textes littéraires et linguistiques, à travers des séminaires et des analyses philologiques. Mais il faut signaler que l’enseignement spécifique de la littérature française dans le cadre d’une chaire universitaire commence avec Spitzer. Berke Vardar est donc issu de cette tradition. Il a reçu sa formation dans cet établissement entre 1954 et 1958 et, par la suite, il y a enseigné jusqu’à sa mort en 1989. Les deux grands ouvrages qu’il a traduits, le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure (1978) et les Eléments de linguistique générale d’André Martinet. (1980) sont les premières traductions, dans leur intégralité, des textes de linguistique moderne en turc. C’est pourquoi selon certains, Berke Vardar est considéré comme l’introducteur de la linguistique moderne en Turquie.

La réforme linguistique turque

7Le parcours identitaire de Berke Vardar s’inspirait d’un mouvement linguistique socio-politique : la réforme de la langue turque des années 30 qui peut être définie comme une tentative d’interconnexion du social et du linguistique.

8Cette réforme avait des objectifs précis comme :  

9- abandonner l’alphabet arabe et adopter l’alphabet latin pour transcrire les textes en turc 

10- se battre contre l’invasion des mots étrangers.

11Il s’agit donc d’une vraie mobilisation générale et radicale avec les changements, adaptations et traductions de tout genre. On peut donc dire que l’une des réalisations les plus importantes de la République dans le domaine de la culture est la réforme de l’écriture et de la langue.

12Toutes ces réformes et en particulier la réforme linguistique ont été motivées par des circonstances très particulières. Jusqu’au XXe siècle, la langue turque avait subi l’invasion sans cesse croissante des mots étrangers. Cette invasion avait été telle qu’à un moment donné il ne subsistait plus comme mots turcs que les verbes et les suffixes. Un abîme s’ouvrit ainsi entre la langue parlée par les masses populaires et par ceux qui savaient lire et écrire. Les lettrés s’éloignèrent peu à peu du peuple. Il fallait donc simplifierl’orthographe du turc pour permettre à tous de lire et d’écrire. On assiste à une véritable « révolution linguistique » qui accompagne d’un pas ferme les bouleversements historico-politiques qui ont eu lieu en Turquie3.

13La traduction des grands linguistes francophones prend place dans la lignée de cette politique culturelle. Mais cette réforme était sévèrement critiquée (à tort) par les milieux conservateurs. On lui reprochait, entre autres, d’être un mouvement de « gauche », de rompre l’intercommunication entre les générations, d’essayer de faire oublier la langue ottomane, d’inventer des mots artificiels et de supprimer les valeurs religieuses. Militant et défenseur de la réforme linguistique Berke Vardar n’a pas manqué de contribuer aux polémiques sur cette réforme et de répondre aux critiques violentes du camp adverse. Dans ses livres et articles, il a défendu avec ardeur ce mouvement  (par des arguments scientifiques fournis par la linguistique théorique) et il a essayé de démontrer les fondements scientifiques d’une telle entreprise.   

La traduction des textes de linguistique théorique

14 Après avoir traduit Saussure, Vendryès, Troubetzkoy, Martinet, Barthes et écrit plusieurs livres de linguistique, Berke Vardar a élaboré un dictionnaire de terminologie de la linguistique (comme d’autres chercheurs ont créé des terminologies à l’usage des spécialistes des diverses disciplines scientifiques, techniques, etc.). On lui doit ainsi un Dictionnaire raisonné de la terminologie linguistique. (Açıklamalı Dilbilim Terimleri Sözlüğü4). Berke Vardar s’inspire en grande partie de la linguistique saussurienne et de la linguistique fonctionnelle.

15Dans sa fameuse définition d’«une langue» André Martinet souligne qu’«une langue est un instrument de communication selon lequel l’expérience humaine s’analyse différemment dans chaque langue, dans chaque communauté5». Dire que l’expérience humaine s’analyse différemment c’est affirmer implicitement tous les aspects (linguistique, culturel, social) du phénomène de la traduction qui préoccupent les spécialistes. Car c’est dans cette diversité d’analyses de la même expérience humaine que prennent source les difficultés de traduction qui poussent les traducteurs à prendre certaines mesures, parmi lesquelles figurent également, du moins à un certain niveau de l’acte de traduire, les emprunts et les calques. Les principaux facteurs de la plupart des problèmes du domaine de la traduction sont :

16 -les facteurs linguistiques (langagiers)

17 -les facteurs socio-culturels

18 -les facteurs de différence des « genres » (littéraire, poétique, scientifique).

19Ces trois facteurs assument donc, à tour de rôle, une fonction décisive dans le phénomène d’emprunt. À propos des facteurs linguistiques nous pouvons dire que : point n’est besoin d’être traductologue ou linguiste pour affirmer que la transmission originale du message linguistique perd toujours  quelque chose en traduction. Il y a toujours entropie entre un texte original et sa traduction. Et les traducteurs essaient de minimiser cette entropie en recourant, entre autres, aux emprunts.

20Un petit rappel pour les facteurs socio-culturels : comme on le sait pertinemment chaque langue est porteuse d’une culture. Il n’y a pas d’équivalence entre les cultures et donc il n’y a pas d’équivalence non plus entre les langues.

Les mots d’emprunts

21 Concernant les « genres » (littéraire, poétique, scientifique](, on sait que les caractéristiques pragmatiques des textes imposent des contraintes aux traducteurs comme aux lecteurs. Dans certains genres ou domaines, la fidélité à la nuance du sens des notions oblige les traducteurs :

22-soit à faire des emprunts ;

23-soit à créer des néologismes.

24Mais quel que soit le choix des traducteurs, souvent c’est la lisibilité, l’intelligence du texte en langue d’arrivée qui souffre. Par ailleurs, les distances spatiales et temporelles laissent le champ libre aux échanges rapides dans les domaines du commerce, des sports, des sciences, des arts, de la technologie, de  l’industrie, etc. Par ce moyen, un grand nombre de mots sont adoptés, empruntés par différentes langues.

25Et en grande partie, ce sont les mêmes termes qui voyagent et se répandent avec l'objet ou le concept qu'ils désignent. Un noyau commun se constitue ou plus exactement a l'air de se constituer sur de grandes aires. Quelques exemples précis illustreront mieux les lacunes et les risques de ce noyau commun. Mais mon objectif n'est pas de faire un bilan exhaustif des facteurs qui créent les contraintes à faire des emprunts d'une langue à une autre. Je me contenterai de donner quelques exemples afin de montrer une autre dimension de ce lien entre les langues, avant de revenir aux problèmes de traduction des textes théoriques. Le problème de l'emprunt est l'une des préoccupations du lexicographe mais il ne rentre pas, à proprement parler, dans l'analyse du processus de traduction. Il lui demeure en quelque sorte périphérique.

26Et je resterai donc, dans cette partie de mon exposé, sur un plan périphérique, à savoir “les emprunts que la langue turque a fait au français.” Je vais surtout insister sur la perception de ces emprunts par les auditeurs (ou les locuteurs), surtout unilingues. Pour certains mots d'emprunts d'origine française qui appartiennent au domaine du langage quotidien (et tant qu'ils sont utilisés au sens propre) il y a plus ou moins une correspondance entre les sens que ces mots ont dans les deux langues en question. Cette correspondance existe également pour les spécialistes de certains domaines comme la médecine, la chimie, la physique, l'informatique, etc. qui ont une terminologie de base presque identique, quelle que soit la langue parlée.

27Quelques-uns d'entre eux sont tellement bien assimilés par les turcophones unilingues qu'ils ne savent même pas qu'ils ont affaire à un mot d'emprunt. Par exemple, si l’on interroge les informateurs turcs sur les mots budget, lycée, commissaire (prononcé komser par la plupart d'entre eux), portrait, appartement, etc. ils répondent que ce sont des mots turcs.

28 Si l'on jette un coup d'œil rapide au mécanisme des emprunts que le turc a faits au français, nous voyons qu'ils sont :

29empruntés en adoptant la prononciation phonétique de leur forme orthographique. Par exemple :

30le camp > kamp (le “p” est prononcé)

31le chaos > kaos (le “s” est prononcé)

32interactif > interaktif (infleuce de l'anglais dans la prononciation avec “i”)

33en revanche, d'autres ont presque la même prononciation qu'en français :

34international > enternasyonal

35colonie > koloni

36cortège > kortej

37le mot d’emprunt est également utilisé accompagné d’un suffixe turc :

38Par exemple on a :

39Le/la secrétaire > sekreter. De “sekreter” on fait pour “secrétariat” > sekreter + lik (le suffixe du turc) dans le sens de “fonction, poste de secrétaire et bureaux, services dirigés par un secrétaire, métier de secrétaire.”

40Maniaque > manyak + lik

41Ascenseur > asansör + cü : garçon d’ascenseur (liftier) ou fabriquant (réparateur) d’ascenseur.

42le radical du verbe turc avec le suffixe d’emprunt –tion

43Avec un sens argotique et/ou familier : atmak > atma +syon (mensonge ; négligence).

44l’emprunt au français utilisé avec un suffixe arabe ou persan :

45Élastique > elastik + iyet > elastikiyet (élasticité)

46le préfixe d’emprunt est amalgamé à un mot turc :

47Méga + kent > mégapole; mégalopole ;

48Micro + iletişim (microcommunication) ;

49Super+matrak

50Éco (de écologie) + köy > éco-village.

51le mot emprunté à une autre langue que le français est accompagné d’un suffixe français :

52Darbouka (de l’arabe) : tambour arabe fait d’une peau tendue sur l’extrémité pansue d’un tuyau de terre cuite, plus rarement de métal.

53+eur > darbukatör.

54Feasibility (anglais) +(i)té > fizibilite (mot créé en turc) > faisabilité.

55le mot est emprunté à l’anglais mais sa prononciation est proche de celle du français :

56Guarantor > garantör > avec le suffixe –eur du français > garant.

57le mot emprunté au français est assimilé par analogie à un mot du turc :

58Direct > direk (pilier, mât, poteau) ; et à cause de sa forme verticale  “ sans détour, en ligne droite” > on a direkman, avec le suffixe adverbial –ment du français, dans le sens de directement.

59Et le comble :

60le mot et le suffixe sont empruntés au français mais cette nouvelle unité créée en turc n’existe pas en français!

61Elle est une création propre à la langue turque !

62*Baterist > de batterie et –iste > batteur ;

63*sadist > de sadisme + -iste > sadique .

64 Dans certaines unités lexicales empruntées au français la face signifiée des unités varie lors de leur passage du français au turc :

65Küvet [cuvette] pour « baignoire » ;

66Tüp [tube] pour « éprouvette » ou « bouteille de gaz » ;

67Eşofman ou eşortman (de s’échauffer) > « survêtement de sport »

68Apartman [appartement] qui désigne l’immeuble entier.

69 D’autre part, les mots comme :

70**konferans (conférence) qui est connu en turc dans le sens de « discours, causerie où l’on traite en public une question littéraire, artistique, scientifique, politique ».

71Et non comme « assemblée de haute personnalités discutant d’un sujet important. Congrès, conseil »

72**Restorasyon (restauration) comme : « action de rétablir une chose, remettre à neuf, en respectant l’état primitif » [le sens plus généralement connu par les turcophones]

73Et non dans le sens de « Métier de restaurateur, de préparateur de plats » bien que le mot « restaurant » soit très fréquemment utilisé.

74Ce sont des emprunts qui ne reflètent pas toutes les acceptions de la langue source (ici du français). Ces unités supposées connues par un jeune traducteur inexpérimenté peuvent lui tendre des pièges s’il adopte hâtivement le premier sens, sans douter de ses connaissances. En négligeant le deuxième, il fait inévitablement un contresens, surtout s’il traduit du turc au français.

75 La confusion entre « portée » et « portrait » est également fréquente. Nombreux sont les « spécialistes » qui parlent de « mali portre » (portrait ! financier) au lieu de « portée financière » d’un investissement ou  d’un projet.

76 L’équivalent turc de la « pompe » (appareil destiné à déplacer les fluides)  est emprunté à l’italien « pompa ». Mais dans une traduction du français au turc, les « pompes funèbres » deviennent “*cenaze pompaları*” … donc des appareils destinés à déplacer les cadavres, les dépouilles mortelles comme des fluides!! Une belle métaphore,  mais qui (laissons de côté l’intention de l’auteur qui parle des pompes funèbres dans le texte de départ) ne veut rien dire pour un turcophone.

77Nul doute que malgré ces difficultés sources d’erreurs et de malentendus, la traduction est une activité indispensable de la vie culturelle, dans toutes les sociétés modernes. Ce fait primordial rejette au second plan tous les autres problèmes de l’acte de traduire. Car malgré tous ses problèmes et toutes ses faiblesses, c’est une activité nécessaire et enrichissante  pour les langues d’arrivée.

78Martinet souligne que «l’expérience humaine c’est donc le monde, ce que nous appelons le monde c’est-à-dire le monde tel que nous le vivons6 ». Et il continue en ces termes :

79 L’expérience humaine c’est tout ce que l’homme peut ressentir et percevoir. Cette expérience n’intéresse le linguiste que dans la mesure où les sujets parlants veulent la communiquer. […] Cette expérience humaine, pour la communiquer au moyen de la langue, il faut l’analyser. Cette analyse va se faire selon certaines articulations qui sont propres à chaque langue. Chaque langue va avoir son mode d’analyse de l’expérience7.

L’expérience d’un traducteur atypique

80 Pour Berke Vardar, le refus de recourir aux emprunts et d’adopter la création des néologismes pour la traduction des ouvrages linguistiques est une politique de défense de l’intégrité de la langue et non un acte de purisme. Il analyse l’expérience du discours linguistique selon les modes d’articulation du turc et selon les mécanismes de création des néologismes, il crée une terminologie linguistique.

81On peut donc se poser la question suivante : les traductions des grands linguistes francophones en turc étaient-elles une entreprise impossible ?

82Vu le contexte socio-linguistique turc, la réponse est bien claire : la traduction des textes de linguistique théorique en turc n’est pas (et n’a jamais été) une entreprise impossible. Mais, à une certaine époque, dans les années 70, cette activité fut l’objet d’une quête de l’identité langagière (et politique) à cause des choix des traducteurs et surtout de celui Berke Vardar.

83Car ce traducteur en question avait également joué un rôle de pionnier dans le domaine des sciences du langage en Turquie. Même vingt-quatre ans après sa disparition, son impact  dans les milieux des linguistes, continue de s’exercer.

84Comme chacun le sait, c’est de cette diversité d’analyse de la même expérience humaine  que naît une grande partie des difficultés de traduction qui poussent les traducteurs à prendre certaines mesures et à chercher des solutions. Si une expérience commune à toutes les cultures est analysée différemment dans chaque langue, on peut facilement imaginer les difficultés que rencontre un traducteur lorsqu’il s’agit des expériences propres à la culture de départ.

85Nombreux sont les facteurs socioculturels qui entrent en jeu lors des phénomènes du langage et bien entendu lors de la traduction. Mais dans le cas qui nous préoccupe, cette manière  «d’analyser différemment une même expérience « se réalise au sein d’une même communauté et dans une même langue. Car il s’agit d’une bataille linguistique, intimement liée à un combat politique. L’enjeu est le suivant : « Comment exprimer la même idée, les mêmes sentiments sans utiliser la langue ancienne, les structures langagières héritées de la culture de l’Etat ottoman ? »

86Lorsque B.Vardar entreprend la traduction du Cours de Linguistique Générale,  son problème et/ou son défi n’était pas seulement d’ordre linguistique et scientifique : il avait également le souci de créer (ou de montrer et de diffuser) son parcours identitaire qui s’inspirait d’un mouvement linguistique socio-politique. « Bien peu de réformes linguistiques », précise Louis Bazin dans son article «La réforme linguistique en Turquie», ont été aussi rapides et aussi radicales que celle décidée et imposée par Mustafa Kemal (Atatürk) dans les premières années de la République de Turquie »8. De plus, B. Vardar a également lutté contre la croyance à l’inégalité des langues et, à travers ses écrits et ses traductions, il a essayé de montrer que la langue turque, ramenée à sa substance authentique, n’était pas inférieure à l’arabe et au persan9. Il est l’un des écrivains-traducteurs qui ont consacré leur carrière à adapter la langue à tous les niveaux de la pensée.

87L’acte de traduire de B. Vardar s’est également accompagné d’une production terminologique, des créations de néologismes. Car son pari était de produire des textes composés  à 100% de mots d’origine turque. Discipline complètement nouvelle pour le turc, donc sans tradition et sans vocabulaire particulier, la linguistique lui a donné cette opportunité qu’il n’a pas manqué d’exploiter. Ses disciples ou les linguistes turcs n’avaient qu’à suivre son exemple et conquérir ce pays que Vardar avait découvert. C’était la conquête d’une langue !

88Comme on peut aisément voir, l’approche de B. Vardar dépasse, de loin, celle d’un simple traducteur : au moyen de la terminologie de linguistique qu’il a confectionnée en turc, il a tenté de déterminer la valeur des néologismes en tenant compte de leurs rapports avec les autres signes de la langue turque. Pour ce faire, l’essence de son inspiration était proche de la remarque de Giorgio Derossi sur la notion de « valeur » définie par Saussure en des termes quelque peu obscurs : si la valeur d’un signe –d’un mot par exemple- est déterminée par ses rapports avec les autres signes de la même langue sa signification se définit sur le plan interlinguistique. C’est le contenu commun à ce mot et aux mots qui lui correspondent dans d’autres langues et qui servent à le traduire10.  

89Pour conclure, je dirai que le renouvellement lexical tendait à créer un vocabulaire turc qui coïncidât avec ce qu’on peut appeler « le « vocabulaire européen » c’est-à-dire avec l’ensemble des significations communes aux langues de l’Europe contemporaine11. Et les créateurs du vocabulaire moderne n’ont pas simplement renouvelé les signifiants. Car on ne peut pas créer des signifiants sans toucher aux signifiés. Ils ont su créer un discours scientifique capable de satisfaire tous les nouveaux besoins lexicologiques et terminologiques de nouvelles traductions nécessitant surtout des néologismes. L’enjeu n’était pas seulement de traduire les textes théoriques, mais également de mobiliser des équipes de chercheurs en vue de faire accepter la linguistique comme une science pilote au sein des sciences sociales en Turquie.

90Osman Senemoğlu (Université Galatasaray)