Colloques en ligne

François Thomas

Belles infidèles ou belles étrangères ? La critique des traductions françaises par les romantiques allemands1

1 Ce sera toujours une question difficile à résoudre, que celle de savoir comment  on doit traduire en français un écrivain allemand. Doit-on élaguer çà et là des pensées et des images, quand elles ne répondent pas au goût civilisé des  Français et lorsqu'elles pourraient leur paraître une exagération désagréable  ou même ridicule? ou bien faut-il introduire le sauvage Allemand dans le  beau monde parisien avec toute son originalité d'outre-Rhin, fantastiquement colorié de germanismes et surchargé d'ornements par trop romantiques ? Selon mon avis, je ne crois pas qu'on doive traduire le sauvage allemand en français apprivoisé, et je me présente ici moi-même dans ma barbarie native. […] Le style, l'enchaînement des pensées, les transitions, les brusques saillies, les étrangetés d'expression, bref, tout le caractère de l'original allemand a  été, autant que possible, reproduit mot à mot dans cette traduction française  des Reisebilder. […] C'est maintenant un livre allemand  en langue française, lequel livre n'a pas la prétention de plaire au public français, mais bien de faire connaître à ce public une originalité étrangère.  […]. C'est de cette manière que nous avons,  nous autres Allemands, traduit les écrivains étrangers, et cela nous a profité : nous y avons gagné des points de vue, des formes de mots et des tours de  langage nouveaux2

2 C’est en ces termes qu’Heinrich Heine, dans la préface à la traduction française des Reisebilder en 1834,  proposait une méthode pour traduire, qui se présente d’emblée comme une éthique du traduire. Traduire ne se réduit pas à la simple transmission d’un message d’une langue dans une autre. Toute traduction fait se rencontrer deux sensibilités différentes, deux cultures, deux manières originales de voir et de dire le monde. La question qui se pose, est celle de savoir quel rapport on souhaite établir, en traduisant avec l’autre et avec l’œuvre, la langue et la culture de l’autre. Faut-il faire droit, principalement, au désir d’appropriation du lecteur, à son désir de connaître en les faisant siennes une œuvre ou une pensée étrangères – et pour cela traduire comme si l’auteur avait écrit originellement dans la langue de traduction, pour « plaire au public français », en respectant ses goûts et ses attentes ? Ou bien, contre cette tendance à l’assimilation, doit-on chercher, en traduisant, à ménager un espace au cœur de sa propre langue pour faire entendre la voix étrangère de l’étranger – et « faire connaître au public une originalité étrangère », et lui présenter « un livre allemand en langue française » ? Cela implique une hospitalité3 dans et par le langage, qui permette à l’étranger de « se présenter » comme tel, de rester lui-même sans renier ni sa langue ni sa culture : recevoir l’étranger, même dans « barbarie native ». Ce qui ne va pas sans risques : l’étranger dans la langue peut assez vite sembler « désagréable ou même ridicule », il existe une fragile limite, passée laquelle l’étranger par trop étrange n’est plus entendu ni reçu.

3 Cette alternative qui s’offre au traducteur a été résumée par le philosophe et théologien Friedrich Schleiermacher4, dans une conférence donnée en 1813 Sur les différentes méthodes du traduire5 : soit le traducteur amène le lecteur de la traduction à l’auteur, soit il amène l’auteur au lecteur. La position défendue par Schleiermacher est identique à celle de Heine : « le traducteur doit laisser l’écrivain le plus tranquille possible et faire que le lecteur aille à sa rencontre6 ». Et cette position, comme Heine l’écrit en 1834, correspond à une attitude partagée par la plupart des traducteurs allemands de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle.

4 La traduction, sa pratique et sa théorie sont des enjeux majeurs en Allemagne, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Cette période constitue une des plus importantes dans l’histoire (européenne) de la traduction. C’est, en effet, une période où les Allemands traduisent et retraduisent beaucoup. Un certain nombre de ces traductions sont considérées comme des chefs-d’œuvre du genre et ont fait date dans l’histoire de la traduction, mais aussi dans l’histoire de la littérature allemande elle-même : traduction de Homère, d’Aristophane, de Virgile par Johann Heinrich Voss ; de Shakespeare, de Cervantes, de Calderónpar A.W. Schlegel (qui traduit aussi, à partir du sanskrit, la Bhagavad-Gîta) ; traduction d’Eschyle par Humboldt, de Platon par Schleiermacher, traductions de Hölderlin, etc.

5 Or, même s’il ne se réduit pas à cette dimension, ce vaste mouvement de traduction a d’emblée une importante dimension politique. Il s’inscrit, en effet, dans le mouvement de constitution d’une littérature allemande nationale. À la différence des Anglais et des Français à la même époque, les Allemands, s’ils possèdent déjà une littérature en langue allemande, n’ont pas un patrimoine littéraire avec des monuments aussi importants que Shakespeare, ou Corneille et Racine.

6 L’enjeu de cette pratique massive de la traduction est double.

7 Il s’agit d’une part de se déprendre de l’hégémonie culturelle française, du classicisme français qui s’est imposé comme norme et modèle littéraire7. Or, développer une littérature allemande propre (et permettre par exemple, aux dramaturges allemands de se libérer des normes de la tragédie française) implique nécessairement de développer la langue allemande elle-même, de l’enrichir, de créer un domaine propre pour la littérature, la poésie, la philosophie. Développer la langue allemande n’est pas une revendication nouvelle. Leibniz avait déjà écrit, en allemand, une Exhortation aux Allemands pour améliorer la langue allemande, en 16798.

8 Or, - et c’est là le deuxième enjeu de cette pratique massive de la traduction -, l’idée se fait de plus en plus jour que la langue allemande a la possibilitéde s’enrichir et de se développer au moyen de la traduction. Schleiermacher affirmait, dans sa conférence de 1813 : « Nous sentons que notre langue, qui se meut insuffisamment à cause de l’inertie nordique, ne peut s’épanouir et développer pleinement sa force, qu’à travers les contacts les plus variés avec l’étranger9. » Un lien important se noue ainsi entre langue, traduction et constitution d’une conscience nationale. Cela va avoir des implications aussi bien au niveau du choix des auteurs et des œuvres que l’on va traduire, qu’au niveau de la manière de traduire. Précisons ces deux points.

9 a) Une œuvre s’est trouvée à l’entrecroisement de ces nombreux enjeux : celle de Shakespeare. Ce qui est en jeu, à travers l’importation de Shakespeare, c’est bien une remise en question de l’esthétique française (classique, rationaliste), jugée rigide et sclérosée ; une remise en question du bon goût (et de sa superficialité) qui règne en France. (Voltaire craignait qu’avec Shakespeare « les échafauds et les bordels anglais ne l’emportent sur le théâtre de Racine et les belles scènes de Corneille10 ».) Du côté allemand, Shakespeare apparaît comme le génie par excellence, la nature artiste et spontanée qui ignore superbement les canons de la tragédie classique et la Poétique d’Aristote. Son œuvre ne pouvait que susciter l’enthousiasme de la génération du Sturm und Drang et de penseurs explorant des formes d’irrationalisme, comme Hamann11 ou Herder12.

10 b) D’autre part, les traductions de Shakespeare sont aussi un laboratoire pour penser l’art du traducteur ; et cette réflexion sur l’art de traduire conduit à repenser en même temps le statut même de l’œuvre d’art, son unité et sa totalité organique.

11 En quoi consiste cette manière de traduire ? En quoi cette vaste entreprise de traduction, dans ce contexte, appelait-elle une réflexion sur la manière de traduire elle-même ? La traduction semblait, nous l’avons vu, un des principaux éléments pour former et enrichir la langue, et pour construire un patrimoine culturel et littéraire. En ce sens, la traduction a sa place dans l’ample processus de la Bildung, par laquelle le soi, le propre se trouve et se constitue par le détour et la confrontation avec l’altérité et l’étranger13. En tout cas, l’idée est bien que l’allemand s’affirme comme langue de traduction, et la culture allemande se constitue par ce geste d’ouverture aux autres cultures14. La traduction doit ainsi permettre « les contacts les plus variés avec l’étranger15 » (Schleiermacher), doit créer une médiation avec l’étranger. La traduction se conçoit comme une « épreuve de l’étranger ».

12 C’est dans une telle perspective que peut alors se comprendre un deuxième fait majeur de l’histoire de la traduction, ou une des particularités de cette traduction en masse pratiquée par les Allemands (et on retourne, par ce biais, au texte de Heine) : à savoir, l’opposition, là aussi massive, des penseurs et traducteurs allemands à la manière dont les Français concevaient et pratiquaient la traduction. On trouve ce rejet des traductions françaises, toujours formulé dans les mêmes termeschez Herder, Goethe, les frères Schlegel, Schleiermacher, Humboldt, Hölderlin, Heine, Novalis, etc. Ils reprochaient aux Français de traduire systématiquement comme si l’auteur était français, de supprimer systématiquement les traces d’altérité de l’œuvre étrangère, de faire en sorte que le texte sonne bien en français, de trouver toujours des équivalents. En somme, ils reprochaient aux Français de priver l’acte de traduire de tout ce qui faisait son sens et sa finalité à leur yeux, à savoir d’être justement une « épreuve de l’étranger ». Là où les Français voulaient lire de « belles infidèles », les Allemands voulaient voir de « belles étrangères », pour reprendre une expression de Mme de Staël16. Voilà en quel sens l’importance prise par la traduction en Allemagne à cette époque impliquait inévitablement une réflexion sur la manière de traduire.

13C’est donc ce conflit que résumait, en 1813, Schleiermacher dans sa célèbre conférence, en formulant l’alternative qui s’offre selon lui à tout traducteur : soit,  le traducteur « amène » l’auteur étranger au lecteur de la traduction, dont il respecte les attentes (en traduisant comme si l’auteur s’était directement exprimé dans la langue de traduction) ; soit « il laisse l’auteur le plus tranquille possible », et fait résonner dans sa propre langue l’origine étrangère de l’œuvre, forçant ainsi le lecteur à un mouvement de décentrement.

14 Les Allemands reprochaient ainsi aux traductions françaises leur « ethnocentrisme17 ». En traduisant comme les Français, écrivait Goethe,

on s’efforce certes de se transposer dans la situation du pays étranger, mais uniquement pour s’approprier l’esprit étranger et le présenter selon notre esprit propre. […] Les Français procèdent toujours ainsi lorsqu’ils traduisent des œuvres poétiques […] Pour chaque fruit étranger, le Français exige un succédané qui ait poussé sur son propre sol18

15 À quoi fait écho le mot de Boileau cité par Dominique Jaucourt à l’article « Langue Française » de l’Encyclopédie : « Le lecteur français veut être respecté19 ».

16 Ce qui est remarquable est que ce débat sur la traduction et ses méthodes, comme dans le texte de Heine, se situe d’emblée sur le plan de l’éthique, du respect de l’étranger, de l’hospitalité entre les cultures, et ne reprend pas le débat classique sur la fidélité au sens ou à la lettre.

17 De manière déroutante, cette posture est ouvertement revendiquée du côté français. C’est même la position dominante. Apparaît en effet à l’âge classique, l’exigence de traduire comme si l’auteur s’était lui-même exprimé en français20. Il s’agit bien de faire découvrir un horizon nouveau au public mais sans le heurter ni le priver de ses habitudes. Ainsi Voltaire traduisant « To be or not to be » par : « Demeure, il faut choisir, et passer à l’instant / De la vie à la mort, ou de l’être au néant21. » En 1727, l’Abbé Desfontaines, le traducteur des Voyages de Gulliver affirmait avoir trouvé dans l’œuvre de Swift « des choses qui rendues littéralement en français auraient révolté le bon goût qui règne en France, des polissonneries, des impertinences… je les ai supprimées entièrement22 ».

18 Mais tout serait trop simple si cette position française se réduisait à un simple ethnocentrisme plus ou moins ridicule, à un impérialisme culturel typiquement français. Là justement réside un des grands intérêts de la conférence de Schleiermacher sur les différentes méthodes de traduire. La réflexion de Schleiermacher permet, en effet, de fonder philosophiquement cette opposition. Elle conduit, sans doute, à une certaine dramatisation du conflit et de la problématique, et lui confère en tout cas une importance capitale. Ce qui se dégage de la réflexion de Schleiermacher est que derrière ces deux méthodes, s’affrontent en réalité deux conceptions de la rationalité, des rapports de la pensée au langage, deux conceptions du sujet, mais aussi deux conceptions de la culture, de la nation, du rapport à l’étranger. Formulée abstraitement, la question est de savoir comment considérer l’autre comme un semblable tout en respectant ses dimensions d’altérité, et en évitant un double écueil : l’universalisme abstrait et vide, et le relativisme.

19 Dans sa conférence, Schleiermacher montre que la méthode qui consiste à traduire comme si l’auteur avait originellement écrit dans la langue de la traduction (la première méthode donc) repose sur une certaine conception du langage, et des rapports entre le langage et la pensée - et c’est cette conception qu’il va remettre en question. Ce que la traduction révèle, ce sont les « implications éthiques » des différentes conceptions du langage. Autrement dit, selon un axe important de la pensée de Schleiermacher, il n’y a pas de réflexion sur le langage qui soit neutre éthiquement, et même politiquement. Il y a chez Schleiermacher une véritable éthique du langage, au sens où son approche du langage est inséparable de sa réflexion sur l’éthique23, mais aussi où il y a chez lui une « éthique du discours » : on ne peut pas penser l’éthique sans avoir une réflexion sur la manière dont nous parlons, dont nous devons nous « tenir » (Haltung) dans le langage. « Nous parlons trop peu et bavardons relativement trop » écrit-il à la fin de sa conférence sur les Différentes méthodes de traduire24. Cette réflexion s’inscrit dans la filiation des remarques de Kant, notamment au début de Qu’est-ce que les Lumières ? : penser par soi-même implique de se méfier des formules toutes faites, des préceptes, dans lesquels la langue parle toute seule. Il faut se réapproprier la langue qui tend naturellement à exercer une forme de domination sur nous.

20 J’aimerais maintenant présenter en prenant appui sur Schleiermacherla conception dominante de la traduction en France aux siècles classiques.

21 Il n’existe pas, à proprement parler, de théorie de la traduction en France, au XVIIIe siècle. Toutefois, cette question traverse par exemple toute l’Encyclopédie de Diderot, et on trouve dans de nombreux articles des réflexions sur la traduction. Celles-ci s’appuient sur une conception de la langue et des rapports entre la pensée et le langage, qui a été largement diffusée par la Grammaire de Port-Royal, laquelle a servi de manuel et a formé la plupart des penseurs du XVIIIe siècle.

22 L’idée fondamentale qui oriente la pensée de la traduction est que « le premier et le plus indispensable des devoirs du traducteur est de rendre la pensée25 ». La traduction vise à rendre avant tout les pensées, et elle doit ainsi mobiliser toutes les ressources de la langue-cible pour exprimer les mêmes idées. Les pensées : ou encore, le sens, ce que l’auteur a voulu dire, c'est-à-dire aussi bien « les sentiments intérieurs de notre âme que les idées que nous avons des objets extérieurs 26». Cette conception repose sur deux postulats : le premier est l’universalité de la pensée. Et le deuxième, qui lui est corrélatif, est le langage comme signe de la pensée : le rôle du langage est de servir à communiquer les idées. Celles-ci sont donc indépendantes du langage, et de la langue, dans laquelle elles sont exprimées. La pensée, extralinguistique, est par là même universelle, et réciproquement27 .On peut faire naturellement rattacher cette conception au Traité de l’Interprétation d’Aristote, mais elle est aussi et surtout au cœur de la Grammaire Générale28, d’origine cartésienne, laquelle vise à retrouver derrière le langage les lois universelles de la pensée, l’ordre logique et rationnel de nos idées. Il s’agit de déterminer des « universaux substantiels », les éléments du langage nécessaires à l’expression de la pensée dans toutes les langues, qui constitueraient une sorte d’alphabet des pensées humaines.

23 Quelles sont les conséquences de ces postulats au niveau de la traduction ? Tout d’abord, pour traduire, il faut remonter à ce qu’on appelait la « construction naturelle29 » par-delà l’expression dans la langue-source. La construction naturelle, c’est l’ordre naturel, logique, rationnel des mots. C’est l’ordre des mots qui est conforme à celui des idées. Et les différentes langues suivent plus ou moins cet ordre : le latin a un ordre des mots très souples, mais les désinences permettent de reconstruire l’ordre naturel des mots. Comprendre un énoncé consiste à percevoir les rapports entre ses parties, l’ordre de la pensée, cet ordre fait qu’une proposition n’est pas qu’une succession de mots, mais a un sens.

24 Un concept central, qui parcourt les textes sur le langage dans l’Encyclopédie, est celui d’analogie. Il y a un ordre des idées, et un ordre des mots, et l’ordre des mots dans telle ou telle langue est dans un rapport d’analogie à celui des pensées. Ainsi, le français est une langue « analogue », parce que sa syntaxe est soumise à l’ordre « analytique ». Le latin, inversement est une langue transpositive, parce qu’elle transpose l’ordre analytique aux terminaisons des mots, ce qui lui permet de faire des phrases qui ne suivent pas l’ordre naturel. Mais par analogie, on peut retrouver cet ordre initial (Cicéron pensait en français puis s’exprimait en latin30). C’est pourquoi on peut lire également que les langues entretiennent des rapports « analogiques » (article « Construction ») : comprendre une idée, c’est percevoir les rapports entre ses parties, et chaque langue exprime, à sa façon, les rapports entre les parties de la pensée. Traduire consiste donc à trouver comment ce rapport est exprimé dans notre langue et à construire des égalités de rapports. Ce qui explique aussi l’idée de traduction comme calcul, comme jeu de substitution de signes (conception à laquelle s’en prend Schleiermacher).

L’influence [de l’ordre analytique] sur toutes les langues est aussi nécessaire qu’universelle : sans ce prototype, il ne pourrait y avoir aucune communication entre les hommes des différents âges du monde, entre les peuples des diverses régions de la terre, pas même entre deux individus quelconques, parce qu’ils n’auraient pas un terme immuable de comparaison pour y rapporter leurs procédés respectifs […] L’ordre analytique est donc le lien universel de la communicabilité de toutes les langues et du commerce de pensées, qui est l’âme de la société : c’est donc le terme où il faut réduire toute les phrases d’une langue étrangère31. (Article Langue)

25 La conséquence est de qu’il faut dès lors traduire comme si l’auteur avait écrit en français. Il faut recourir à tous les moyens propres du français pour exprimer la même idée, de manière presque mathématique, sinon on détruit l’égalité de rapports et on n’exprime plus la même idée, ou bien on l’exprime mal. Il faut traduire comme si l’auteur avait directement écrit en français, sans quoi on ne fait pas jouer au langage son rôle fondamental qui est de donner accès aux idées.

26 Ce n’estdonc pas d’abord par ethnocentrisme, par volonté d’assimilation, que les Lumières proposaient de traduire comme si l’auteur avait écrit dans la langue de traduction. Traduire comme si l’auteur avait écrit en français, c'est-à-dire en recourant aux ressources propres du français, est le seul moyen de donner accès à ce qui n’est ni français, ni anglais, ni latin, mais universel, et commun à tous les hommes, et tous les peuples. La traduction peut rendre à l’identique le noyau de sens rationnel contenu dans le discours étranger, c'est-à-dire l’essentiel. Les idées accessoires, ce qu’on appelle aujourd'hui les connotations, sont tenues pour contingentes. Les idées accessoires sont ces idées qui s’ajoutent au gré des contingences historiques, culturelles, à la signification principale d’un mot. Elles sont liées à ce qu’on appelait le génie d’un peuple : c’est pourquoi d’une langue à l’autre les idées accessoires ne se recoupent jamais totalement.

27 On privilégie donc l’élément commun, universel, et on considère comme négligeables les dimensions d’altérité que contient l’œuvre étrangère. Ce qui recoupe une problématique à la fois traditionnelle, mais à laquelle le projet des Lumières s’est trouvé particulièrement confronté, celle des rapports entre le même et l’autre : comment concevoir un rapport, un dialogue avec l’autre, et donc le considérer comme un semblable, un autre comme soi-même (pour inverser l’expression de Ricœur), sans nier ni annexer ce qui fait précisément de lui un autre que moi ? Ce qui renvoie à la conception problématique de la subjectivité. Ainsi que l’écrivait Joseph De Maistre, « il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc.; mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie32 ». Pour concevoir l’autre comme un même, quelle place dois-je accorder à ses différences, à ses particularités culturelles, ethniques, sociales, dans ce qui fait de lui un sujet ?

28 Concrètement, quels sont les résultats ? ? Revenons, pour illustrer notre propos, à Shakespeare. En effet, cette conception se trouve formulée dans l’avant-propos rédigé par le premier traducteur de la quasi intégralité des tragédies de Shakespeare, Pierre Antoine de la Place, dans sa préface au Théâtre anglois en 174633. Il y a, selon La Place, une universalité de la pensée humaine, mais il y a aussi une universalité du cœur humain. Les passions humaines sont les mêmes, par-delà les différences culturelles et historiques. Seules varient les manières de les exprimer, en fonction du génie de chaque peuple, lié aux contingences géographiques, historiques et politiques. Les différences ne sont que de surface et ne viennent pas remettre en question l’unité du genre humain. « Le vrai et le beau ne sont qu’un », et Shakespeare a su atteindre ce que La Place nomme « vérité de sentiment34 ». « Tout barbare qu’il était35 », selon le mot de Voltaire, Shakespeare a su exprimer des vérités sur la nature humaine et il pouvait toucher des Français cultivés au goût délicat, au prix certes de suppressions et d’adaptations. On discerne alors, à l’aune de critères estimés universels, les qualités et les défauts des textes de Shakespeare. Les faiblesses d’une œuvre sont ainsi ces passages qui ne s’expliquent que relativement au génie particulier à la langue et au peuple de l’auteur – qui ne sont pas transposables dans une autre langue et un autre contexte culturel. Ce qui fait la force d’une œuvre est inversement ce qui en elle touche à l’universalité.

29 On est dès lors autorisé à  supprimer les passages choquants, à clarifier  les métaphores obscures (on privilégie le sens et l’intelligibilité du texte), à résumer, à rationaliser les passions. Christophe Martin Wieland, traducteur allemand de Shakespeare, et équivalent en Allemagne de Pierre-Antoine de La Place36, élimine ainsi les scènes de Falstaff dans Henry IV, que seul le spectateur anglais pouvait trouver à son goût : « il faut être anglais et avoir une bonne dose de punch dans le crâne pour apprécier l’humour et les scènes de Falstaff37 ».

30 Or, comment traduire, dès lors que ces postulats, qui sous-tendaient la conception française, vont être remis en question ? Comment traduire quand on remet en question cette indépendance des langues et de la pensée ; que l’on considère au contraire qu’il n’est pas indifférent de penser et s’exprimer dans telle ou telle langue, porteuse d’une vision du monde toujours singulière ? Comment traduire quand on ne croit plus à cet élément commun entre les langues, qui assurait le passage plus ou moins aisé de l’une à l’autre ? Que les principes de la pensée, mais aussi la sensibilité elle-même se trouvent historicisés ? Traduire comme si l’auteur avait directement écrit en français ne peut plus être autre chose qu’un procédé d’adaptation ou d’assimilation.

31 Cette interdépendance de la pensée et du langage, autrement dit, du fond et de la forme, conduit à repenser l’acte de traduire, mais aussi  l’idée même d’œuvre littéraire. Il n’est plus possible, en effet, en s’appuyant sur des principes esthétiques, anthropologiques, éthiques, logiques, estimés universels, de distinguer dans une œuvre l’essentiel et le contingent, les passages « vrais » qui touchent au sublime et à l’intemporel, et les erreurs et les défauts liés au goût et au public d’une époque donnée. Emergent ainsi a) l’idée d’œuvre comme totalité signifiante (dont on ne peut rien retirer sans détruire l’unité de l’ensemble) ; et b) l’idée qu’il faut par conséquent tout traduire, même les petits détails, respecter le rythme des vers, le jeu des sonorités aussi bien que des métaphores38.

32 On peut et il faut traduire les auteurs étrangers, mais on ne peut pas dissimuler la distance, faire comme si Shakespeare ou Platon étaient nos contemporains. Schleiermacher reprochait au philologue Friedrich Ast d’avoir traduit Platon comme s’il s’agissait d’un auteur idéaliste, sans tenir du tout compte du contexte historique39. Pour ce qui est de la philosophie, il faut distinguer la question de la compréhension de celle de la traduction. Je peux comprendre Platon et sa pensée, mais il me faut pour cela la reconstruire, ce qui signifie me familiariser avec sa philosophie, avec la philosophie et la littérature antique, avec cet univers culturel qui précède le christianisme, etc. Comprendre et reconstruire la pensée de Platon implique justement que je fasse ce détour, pour ne pas projeter mes propres concepts, et je ne dois pas compter sur des principes rationnels universels et transtemporels qui seraient communs à Platon et à mon époque. Et dans un second temps, la traduction doit rendre compte de cela, de cette historicité. Dans sa conférence sur les méthodes du traduire, Schleiermacher dit que le traducteur doit essayer de transmettre au lecteur la jouissance et la compréhension qui ont été la siennes. Or celles-ci comportent toujours une part d’étrangeté : l’univers de Platon, celui de Shakespeare ne sont pas les miens, et je ne peux pas faire comme si cette distance n’existait pas. Mais cela ne m’empêche pas de les comprendre et de les apprécier.

33 Disons deux mots, pour finir, sur les principes philosophiques de Schleiermacher, à la base de sa pensée de la traduction40. Schleiermacher rejette la première méthode de traduire, celle des Français parce qu’elle repose justement, selon lui, sur une méconnaissance de la nature des langues et des rapports entre la pensée et la langue. Comme Humboldt, Schleiermacher critique cette conception du langage comme signe de la pensée, cette indépendance radicale des pensées par rapport à la langue. La langue est bien plutôt l’élément de la pensée. Nous pensons dans des langues particulières, qui influencent non seulement nos pensées, mais aussi notre sensibilité. D’une part, cette conception du langage est aussi une conception de la subjectivité : la subjectivité est d’emblée située, ancrée dans une langue et une culture donnée : nous ne sommes pas de purs êtres rationnels sans attaches ni appartenances – contre la conception du sujet des Lumières comme arrachement. D’autre part, chaque langue particulière est, justement, porteuse d’une certaine vision ou conception du monde, du fait qu’elle contient « un système de concepts41 » qui ne coïncide jamais tout à fait avec celui d’une autre langue.

34 Traduire en amenant le lecteur à l’auteur revient non seulement à prendre acte de cela, mais aussi à mettre en œuvre un dialogue entre ces différents univers de sens. Il s’agit de plier sa propre langue et de l’élargir pour faire résonner un autre système de concepts que le sien, quitte par là même à exposer la langue à des mélanges qui nuisent inévitablement à sa « pureté ».

35 Et on touche ici à l’enjeu politique des langues et par conséquent de la traduction. Car (pour dire rapidement les choses) à l’universalisme de la langue française, qui inspire la politique linguistique des Jacobins sous la Révolution dans leur lutte pour imposer le français comme langue de la nation contre les langues régionales42, répond, du côté romantique, une crispation similaire autour des langues comme fondement de l’identité nationale. En réaction à l’universalisme des Lumières et des droits de l’homme, est réaffirmée l’importance des cultures particulières, avec leur histoire, leurs traditions et leur langue. La langue est considérée comme porteuse de l’histoire et de la mémoire d’un peuple, et de là naissent des considérations sur la pureté de la langue et son génie particulier, expression du génie du peuple.

36 Et on voit bien que traduire comme Schleiermacher le propose, c'est-à-dire traduire pour faire entendre la voix de l’étranger dans son altérité même, revient à refuser l’universalisme français, de même que les postures nationalistes qui voient dans les traductions une menace pour l’intégrité de la langue et par là pour l’identité du peuple. C’est faire de la langue le lieu par excellence de l’accueil de l’étranger.

37 L’acte même de traduire postule, alors, en aval et en amont l’universalité : en amont, car si la diversité des langues était absolue et si l’on ne pouvait postuler l’unité de la raison humaine, nous ne pourrions pas même nous comprendre. Mais la réalité est bien celle de la diversité (et pas seulement des langues) : jamais nous ne nous comprenons tout à fait, il y a toujours une dimension d’altérité qui résiste, et il nous faut sans cesse retraduire. L’unité n’est jamais totale ni actuelle, mais toujours visée et espérée. Traduire exige de maintenir l’idéal et l’horizon d’universalité hérités des Lumières, tout en prenant pleinement la mesure de l’ancrage de la pensée dans une langue particulière. Cela implique de définir une voie intermédiaire entre l’universalisme abstrait des Lumières perçu comme niant les différences et le relativisme romantique repliant la pensée sur une culture et une langue données.

38 C’est dans cette perspective enfin que se situel’analyse qu’en donne Schleiermacher dans sa conférence, la grande entreprise de traduction en Allemagne à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle : « Une nécessité interne, dans laquelle s’exprime clairement une tâche authentique de notre peuple, nous a poussés à la traduction en masse43 », écrit Schleiermacher. Contre la domination politique et culturelle française, il s’agit pour Schleiermacher, dans le contexte qui est le sien (c'est-à-dire juste après la campagne de Saxe par les troupes napoléoniennes en 1813), de proposer un autre modèle de culture, de développement de l’esprit, qui, sans renoncer à l’horizon de l’universalité et de l’unité de la raison, demeure ouvert et respectueux vis-à-vis de l’étranger et des autres cultures. La pensée de la traduction de Schleiermacher se présente explicitement comme une pensée de l’hospitalité.

39François Thomas

40(Université Lille 3, UMR 8163 Savoirs Textes Langage)