Colloques en ligne

Naòmi Morgan

Afrikaans-Français aller retour : d’un Prix Nobel aux chansons

1Si l’Afrique du Sud se distingue par le nombre de ses langues officielles (onze), le nombre de projets de traduction du français en afrikaans1 se réduit toujours plus à des initiatives personnelles qui seront détaillées au cours de cet article. Selon les grandes maisons d’édition afrikaans qui refusent la plupart des projets de traduction (sauf ceux financés par des ministères de culture étrangers, et exception faite aux succès mondiaux, tels la série Harry Potter), les traductions, surtout celles vers l’afrikaans, ne se vendent guère. Des 13 titres en lice pour le Prix de Traduction Littéraire 2011 de l’Académie Afrikaans des Sciences et des Arts, sept furent traduits du néerlandais, la plupart commandés et financés par divers fonds culturels néerlando-sud-africains.

2Dans une société qui s’anglicise graduellement, les Afrikaners se détournent du continent européen, vers l’Angleterre et les Etats-Unis. Quant au projet de traduire L’Africain par J-M.G. Le Clézio, ni le choix d’un prix Nobel de littérature (l’auteur fut primé en 2008), ni son titre évocateur (L’Africain, terme clef dans le discours de quête identitaire afrikaner), ni même la minceur du volume (124 pages, assurant un prix de vente modique) ne constituèrent d’argument probant. En fin de compte, la traduction afrikaans de L’Africain, Die Afrikaan2, fut publiée par Sun Press, une maison d’édition qui imprime sur demande et qui n’est pas présente dans les librairies. Il s’agissait pour la traductrice et auteure de cet article de renouer avec une tradition de traduction établie par la « génération de 1960»3, un groupe d’écrivains composé entre autres par André Brink, Breyten Breytenbach4, le poète Uys Krige, le romancier Jan Rabie et le dramaturge Bartho Smit. Ils firent entrer dans le corpus de traductions littéraires en afrikaans des textes de Camus, Duras, Colette, Simenon et de Saint-Exupéry, entre autres. Un des modèles du genre est la traduction afrikaans (Die Buitenstaander) par Rabie de l’Etranger d’Albert Camus. Les longs séjours en Europe pour perfectionner leur connaissance du français, de l’espagnol et de l’italien préparèrent une période faste pour la traduction littéraire. Depuis lors, la traduction entre l’afrikaans et le français se fait davantage dans un sens unique, vers le français, à partir du texte afrikaans (grâce surtout à des traducteurs belges), ou par le biais d’une traduction anglaise.

3L’Africain est un des rares textes français contemporains à être traduits en afrikaans depuis la langue source, ce qui évite la perpétuation d’erreurs de traduction et une perte d’authenticité et de couleur locale. Que ce soit vers l’afrikaans, comme dans le cas de Yasmina Reza, ou vers le français, comme dans le cas de Déon Meyer (lauréat de divers prix littéraires français, tels le Grand Prix de Littérature Policière 2003 et Le Prix Mystère de la Critique 2004), le texte source est usurpé par la traduction anglaise. L’afrikaans, langue germanique, attire des traducteurs néerlandais et belges qui s’inspirent de la langue source mais commettent un certain nombre de néerlandismes.

4L’Afrique du Sud est non seulement un pays où le multilinguisme s’inscrit dans la constitution, mais où des générations de mariages inter-linguistiques ont donné naissance à des traducteurs polyglottes. Dans le cas de L’Africain, la traductrice (de mère afrikaans et de père anglais) a d’abord essayé d’obtenir les droits de traduction en anglais. Le refus de l’auteur, dont au moins neuf romans5 ont déjà paru en anglais et qui participe à des lectures à haute voix des traductions de ses textes, pourrait signifier qu’il se réserve la traduction de ce « texte-charnière »6 dans son œuvre, sinon qu’il n’en souhaite pas d’équivalent en anglais pour des raisons personnelles et sentimentales. Il se dit le fils d’un père anglais7 et distingue entre sa langue paternelle et maternelle, distinction des plus complexes, puisque le père qu’il rencontre pour la première fois à Port Harcourt au Nigéria en 1948 ne parle pas anglais, mais français, créole et pidgin. Toujours est-il que la traduction afrikaans est le seul accès des lecteurs afrikaans, même bilingues, à ce texte primordial qui a modifié la lecture et l’analyse des textes lecléziens.8

5Le premier volet de cet article sera consacré à quelques-uns des défis posés par la traduction afrikaans de L’Africain; le deuxième volet abordera quelques choix traductologiques dans le domaine culturel en matière de traduction de chansons (du français en afrikaans, le Projet Brel, et ensuite de l’afrikaans en français, le Projet Afri-Frans). Auparavant, quelques observations sur la langue afrikaans s’imposent.

Petite histoire de la langue afrikaans

6Depuis trois siècles, la mention de la langue afrikaans fait fuser les épithètes :

[…] langue germanique et langue africaine les plus récentes, langue de cuisine et langue parlementaire, langue de l’homme blanc et des métis, langue d’oppresseur et langue de libération, langue chrétienne et langue musulmane, langue élitiste et langue vernaculaire, langue vulgaire et langue poétique 9.

7Les défis qui se présentent au traducteur afrikaans/français s’expliquent en partie par l’histoire de cette langue, « qui porte son histoire » non seulement « à travers ses accents » 10, mais aussi à travers la lente évolution, à partir d’un néerlandais moins que châtié, parlé par des marins faisant escale au Cap de Bonne Espérance. Selon les données les plus récentes, les racines de l’afrikaans se trouvent aussi bien en Afrique du Sud, dans les langues Khoi et San, qu’au-delà de ses frontières, en Europe (surtout aux Pays-Bas) et en Orient.11 En 1652, le commandant Jan van Riebeeck jette l’ancre au Cap afin de fonder un port d’escale pour la flotte de la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales. A partir de cette date, les locuteurs de langues européennes, orientales et africaines se mirent à apprendre le néerlandais des colons qui donna naissance à une sorte de néerlandais pour apprenants. Il fallait attendre 200 ans pour que l’afrikaans moderne, la langue maternelle de presque 6 millions de personnes, en soit distillé.12 Si nous acceptons 1925, date de l’institutionnalisation de l’afrikaans comme langue parlementaire, comme celle de sa reconnaissance officielle13, cette langue « créole » selon certains s’est forgé un vocabulaire littéraire, scientifique, mathématique et juridique en moins de 100 ans.

8L’outil indispensable du traducteur est son dictionnaire. Le dictionnaire bilingue afrikaans-français le plus récent, par Strelen & Gonin, date de 1950.14 Depuis cette date ce dictionnaire peu volumineux n’a été complété que par un projet de dictionnaire bilingue afrikaans-français de l’Université de Pretoria qui devrait être en activité en 2013, et par un site web15 dont l’intérêt n’est que touristique. L’absence de bon dictionnaire dessert les traducteurs afrikaans / français et les oblige à utiliser un dictionnaire néerlandais-français (inutile en matière de régionalismes ; aussi, les traducteurs afrikaans quinquagénaires sont les derniers à posséder une certaine facilité en néerlandais, des romans néerlandais ayant été mis au programme scolaire jusqu’à la fin des années 1970). Une autre solution est de traduire en deux temps à l’aide de dictionnaires afrikaans-anglais et anglais-français. L’absence de bons dictionnaires ralentit le processus de traduction et conduit petit à petit à l’abandon de l’afrikaans et au choix du couple de langues français-anglais par des étudiants et des traducteurs.

9La langue qui servit de base à l’afrikaans ne fut point celle des grands écrivains néerlandais du XVIIe siècle, tels Hooft et Vondel, mais celle des petites gens et des marins néerlandais. Les rangs des soi-disant « citoyens libres » 16, des propriétaires terriens travaillant pour leur compte, furent grossis en 1688 par l’arrivée de Huguenots français qui quittèrent la France après la Révocation de l’Édit de Nantes.17 En 1690 on compta 150 Français au Cap, mais leur langue et leur culture ne tardèrent pas à disparaître.18 Vers 1701, on compta 1 491 esclaves, 550 fonctionnaires de la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales et 1 265 « citoyens libres » au Cap et dans les environs. Les habitants du Cap au début du XVIIIe siècle représentent les groupes qui influencèrent la création de la langue Afrikaans : les fonctionnaires néerlandophones, les Khoi et les citoyens libres qui communiquaient en une sorte de néerlandais, ainsi que les esclaves qui parlaient des langues orientales, surtout le malais qui s’entend encore dans certains sons (« djy » / « tu ») et dans le « schibboleth » afrikaans, le mot « baie » (beaucoup) qui fait écho au malais « banjak ».

10La pratique de la traduction littéraire en afrikaans connut son apogée durant les années soixante. D’une part, l’élan nationaliste déclenché par la jeune république proclamée en 1961 voyait d’un bon œil l’enrichissement du canon littéraire par des traductions venues des terres ancestrales de la communauté afrikaner (les Pays-Bas, l’Allemagne, la France). Cette même décennie vit aussi l’exode de toute une génération d’écrivains et de poètes qui pour diverses raisons (idéologiques, pour échapper à la censure du nouveau régime ségrégationniste et conservateur, ou pour sentir un frisson nouveau, pour aller voir ailleurs) partirent pour la France où certains sont restés plusieurs années.

D’un prix Nobel …

11Il est rare pour un traducteur de buter d’ores et déjà sur le titre du texte source. L’Africain en question est le père médecin et militaire de Jean-Marie Le Clézio, à qui l’auteur confère ce titre honorifique pour 22 ans de dévouement à ses patients au Cameroun et au Nigeria. Il s’agit donc d’un africain de naissance mauricienne, d’une lointaine origine française.

12Dans la plupart des langues, il suffirait d’utiliser le terme approprié pour un habitant du continent. Le traducteur afrikaans découvre inopinément l’apparente absence dans la langue afrikaans de terme approprié pour un natif du continent africain, qui résume peut-être à elle seule les rapports épineux entre une langue et le sentiment d’appartenance au sol. Le titre choisi (Die Afrikaan) est moins évident qu’il n’y paraît, et fait écho à un essai socio-politique de Frederik Van Zyl Slabbert, fondateur de l’Institut pour une alternative démocratique pour l’Afrique du Sud ou IDASA, intitulé Afrikaner, Afrikaan (1999). Le terme s’oppose pour certains à Afrikaner, avec ses acceptions, étrangères au texte source, de sud-africain blanc ou de locuteur afrikaans.

13Le défi qui se pose au traducteur est double : trouver un équivalent sémantique et culturel du terme dans la langue source, donc rester fidèle à l’intention de l’auteur, mais aussi prendre en considération les acceptions du terme dans la langue cible, où Afrikaan est davantage qu’un mot : c’est une profession de foi, une expression d’allégeance à l’idée de faire partie d’un continent. Dans sa préface à l’ouvrage, le poète Breyten Breytenbach le résume ainsi:

[d]e même que nous sommes en Afrique et de l’Afrique, l’Afrique détermine à travers toutes ses expressions diverses et parfois horribles notre vision de la vie et du monde et la manière dont nous l’assimilons. Nous sommes Afrikaners-Africains.19

14Dans le contexte sud-africain (le seul dans lequel se lira la traduction afrikaans) le titre d’africain véhicule le même message que Slabbert20, qu’un Sud-Africain n’est pas forcément blanc, et qu’un Africain n’est pas forcément noir. Afrikaan traduit le sentiment d’identification de l’homme blanc avec le continent noir, revendique le droit d’être du continent et non seulement membre d’une communauté restreinte. Une autre citation du même ouvrage fait écho à la conviction de plusieurs auteurs afrikaans, dont Jan Rabie :

Pourquoi le terme ‘ Afrikaner’ ne pourrait-il pas signifier tous ceux qui parlent afrikaans, qui souhaitent promouvoir l’afrikaans en tant que langue en s’identifiant à l’Afrique du Sud en tant qu’État nation et à l’Afrique en tant que continent, sans méconnaître leurs racines historiques, qu’elles soient européennes, orientales ou africaines ? 21 

15Il semblerait que le terme équivalent d’Africain en afrikaans, Afrikaan, ait été éclipsé par la création d’un mot et d’un groupe ethnique nouveaux, à savoir Afrikaner / Afrikander.

a. L’Ouest africain, l’Afrique du Sud : un monde plurilingue sous la férule de l’Empire Britannique

16Des termes anglais s’infiltrent dans le texte source de L’Africain pour mieux recréer l’ambiance coloniale au Nigéria, contexte historique familier à des Sud-Africains (qui virent leur républiques transformées en l’Union Sud-Africaine après la défaite de la guerre des Boers) et qui explique pourquoi ces termes ont été laissés tels quels dans le texte cible. Quelques exemples suffiront: « De temps en temps le ‘garden boy’ se fâchait et […] chassait [les enfants du village] à coups de pierre, mais l’instant d’après ils étaient revenus » 22. Dans les clubs on parle du temps: « […] this is a tough country, old chap » 23 (phrase  gardée intacte dans la version afrikaans, ainsi que : « British Broadcasting Corporation, here is the news ! » 24) Allié de la Grande Bretagne pendant la Deuxième Guerre Mondiale, le lecteur afrikaans d’une certaine génération retrouve avec nostalgie l’incipit du journal radiophonique).

b. Le lexique mauricien

17L’origine mauricienne du père implique l’utilisation de termes régionaux tels que « campement » (maison) ou « cancrelat » (cafard) dans le texte. Ce défi auquel s’attend tout traducteur est rendu plus difficile par la jeunesse de la langue afrikaans et par la pauvreté relative de son vocabulaire (à peu près un million de termes, dont 250 000 consignés dans des dictionnaires et des Cdroms). Par comparaison, le français plus que millénaire s’est enrichi par les variantes linguistiques dans les départements et territoires d’outre-mer ainsi que dans les anciennes colonies. Parfois le traducteur afrikaans est obligé de donner sa langue au chat et d’avoir recours à des notes en bas de page, en juxtaposant le terme à un synonyme ou (comme dans le cas de cette traduction) en ajoutant un glossaire. Deux exemples suffiront : dans le premier, Le Clézio décrit « les armées de cafards – les cancrelats, comme les appelait mon grand-père, sujets d’une sirandane ».25 Il n’existe qu’un seul terme équivalent en afrikaans (kakkerlak) ; pour garder une trace de la richesse terminologique de la langue source, les deux termes français furent préservés dans la traduction; sirandane fut paraphrasée ; le terme et sa définition figurent dans un glossaire à la fin du texte : « hoedat ‘n menigte cafards of kakkerlakke elke aand hul verskyning gemaak het nie – die cancrelats, soos oupa hulle genoem het, was die sleutel tot ’n Mauritiaanse raaisel. » 26

18La traduction afrikaans active inéluctablement un lexique propre à son histoire. Si la littérature française de certaines époques se lit aussi à la lumière de la littérature grecque et latine, des textes afrikaans se décodent à l’aide de la Bible, dont des générations d’écoliers protestants, futurs écrivains et traducteurs, ont appris des versets par cœur. Dans ce texte de la mémoire et du voyage dans le temps, l’écho lointain de certains versets rend la traduction plus idiomatique et plus compréhensible au lecteur afrikaans. Deux exemples suffiront : « Le dieu termite avait créé les fleuves au début du monde […] »27 : « In die begin het die termietgod die riviere geskep ... » 28

19Certains termes exigent des équivalents désormais désuets, absents des dictionnaires modernes, ce qui nous rappelle l’utilité des musées ethnographiques. La traduction est souvent un travail de mémoire, par exemple celle de fermiers âgés qui ont proposé des équivalents pour des objets tels que la chaudière de la grand’mère (par vuurkas).

c. La voix narrative

20Dans ce récit auto/biographique à la première personne, il y a un paragraphe où il semblait à la traductrice que Le Clézio s’adressait directement à son père, le seul paragraphe du livre qui fût à ce point ambigu, fluctuant entre l’impersonnel et l’intime :

[Mon père] avait choisi autre chose. Par orgueil sans doute, pour fuir la médiocrité de la société anglaise, par goût de l’aventure aussi. Et cette autre chose n’était pas gratuite. Cela vous plongeait dans un autre monde, vous emportait vers une autre vie. Cela vous exilait au moment de la guerre, vous faisait perdre votre femme et vos enfants, vous rendait, d’une certaine façon, inéluctablement étranger.29 

21Le défi était de rendre ce paragraphe en afrikaans : le « vous » (« u »), trop formel,  sonnait faux ; le « tu » (« jy », informel) aurait été déplacé à la lumière des rapports tendus entre père et fils. La seule solution fût d’utiliser la troisième personne (« il » au lieu de « vous », traduit par « hy, hom» 30 ).

22Dans son discours prononcé à Stockholm le 7 décembre 2008 lors de la remise du Prix Nobel, Le Clézio a fait référence à l’auteur suédois Stig Dagerman, « selon qui le paradoxe fondamental de l’écrivain est de ne jamais pouvoir s’adresser au public pour lequel il écrit idéalement »31. Dans le cas de L’Africain, ce paradoxe pourrait aussi s’appliquer au père de l’auteur.

Aux chansons …

23Le Projet Brel est le fruit d’un travail d’équipe composée de deux universitaires, l’auteure de cet article et le poète afrikaans Bernard Odendaal, qui n’a aucune notion du français, mais qui connaît bien la langue et la poésie néerlandaises et qui a longuement séjourné en Belgique. Comme beaucoup de Sud-Africains de langue afrikaans, il connaît les traductions néerlandaises (environ 70) des chansons de Jacques Brel par Ernst van Altena, enregistrées du vivant du chanteur par la chanteuse Liesbet Liszt. D’autres chanteurs néerlandais tels que Herman van Veen et Stef Bos ont fourni leurs propres traductions (libres) de chansons telles que Les Désespérés, Jef, La chanson des vieux amants et Voir un ami pleurer. Notre choix de traduction se situe entre une traduction littérale (proche du texte source, pas un calque) et créative.

24Le processus se déroule comme suit : je fournis une traduction littérale avec notes à l’appui sur la langue, la culture et la société belges pour élucider le texte source. Odendaal remanie la première version afrikaans de la chanson en écoutant l’enregistrement français pour bien marier son choix de rimes à la mélodie, au ton et au genre musical. En tant que poète, il est sensible aux défis de la langue afrikaans, pauvre en rimes ; nous sommes conscients, aussi, de la qualité rare des paroles de Brel. Ensuite, les traductions sont soumises à l’interprète, Herman van den Berg qui, en tant que chanteur, compositeur et arrangeur effectue parfois des changements qui conviennent mieux à sa voix.

25Le texte brellien, souvent très poétique, est enraciné dans le paysage et la culture belge et catholique. La communauté afrikaner est protestante pour la plupart ; la question se pose donc s’il faut changer les abbés en pasteurs ou garder la couleur belge locale. Les deux pays se définissaient à un certain moment de leur histoire par une situation bilingue, ce qui rend les considérations à propos du « problème de la langue »32  plus que compréhensible pour un auditeur afrikaans. Aussi, les prénoms des personnages brelliens n’ont souvent pas besoin d’être modifiés dans la version afrikaans, où les femmes s’appellent toujours Mathilde, Marieke et Madeleine.

26À titre d’exemple, Jojo. Cette chanson, ou plutôt ce testament d’un moribond à son meilleur ami qui l’a devancé dans la tombe (la chanson fut incluse dans le dernier album, Brel, sorti en 1977) contient plusieurs références culturelles françaises dénuées de sens pour un auditeur sud-africian, telles que Saint-Nazaire et l’Olympia. Dans la version finale de notre traduction, la reconquête de Saint-Nazaire est traduite par une référence générale à la Deuxième Guerre Mondiale, et le triomphe à l’Olympia par le terme générique ‘théâtre’ :

Jojo,

op ’n aand soos vanaand

is dit als weer opwindend

wil jy Nazi’s verdryf

ek teaters oorwin

uit die kerkhof vandaan 33

27Les premiers vers de la chanson contiennent des termes ambigus:

Jojo,

Voici donc quelques rires

Quelques vins quelques blondes

28« Blondes » pourrait signifier des femmes blondes, des bières blondes ou des cigarettes, trois passe-temps des deux amis, Jacques Brel et George Pasquier/Jojo. Dans le contexte de la chanson il s’agit probablement de cigarettes, car la conversation imaginaire, en tête à tête avec Jojo, exclut d’autres personnes, tandis que la référence à « quelques vins » indique la boisson de préférence. Dans la version afrikaans l’équivalent se présente comme suit (suivie par la retraduction en français):

Jojo,

ek het grappe gebring

sigarette en wyne 

Jojo, j’ai apporté des blagues

Des cigarettes et des vins 

29La troisième reprise du refrain contient un des néologismes brelliens dont le chanteur avait le secret: « tu frères encore ». La version afrikaans (« vlam broerskap hoog ») se retraduit littéralement en français comme « la fraternité s’embrase ».

Le Projet Afri-Frans

30Les traducteurs d’une langue minoritaire (on estime à 5 000 millions34 le nombre de locuteurs en Afrique du Sud et dans la diaspora afrikaner35) ne peuvent guère s’offrir le luxe de travailler dans un sens unique. Si le Projet Brel permet de familiariser les Sud-Africains de langue afrikaans avec le contenu de chansons de renommée internationale, l’engouement d’un public toujours plus friand de « Musiques du monde » (« World music ») inspira l’idée de traduire des chansons du répertoire afrikaans en français. Le premier CD sortit en 2009, le deuxième en 2010 ; les exemples suivants de défis traductologiques s’inspirent de la première collection. Celle-ci se compose de genres, de compositeurs et de chanteurs très divers. L’unité de ce CD (si unité il y a) réside dans la personnalité et la profession de Matthys Maree, compilateur, producteur, pianiste accompagnateur de quelques-uns des chanteurs afrikaans contemporains les plus connus.

31La chanson la plus ancienne est le chant populaire Al lê die berge nog so blou / Au loin les collines ne changent guère; les autres chansons se situent entre 1977 (Waterblommetjies / Épis d’eau) et 1992 (Lisa se klavier / Le piano de Lisa). Inspirées par le label Putumayo, les chansons furent sélectionnées pour leur potentiel traductologique en une autre culture musicale (française en l’occurrence). La sélection est donc subjective (influencée par la carrière de scène de l’accompagnateur), mais aussi représentative du répertoire de chansons afrikaans dont chacune est bien connue de l’auditeur afrikaner; quelques-unes de ces chansons (Enfants que vent emporte, Le piano de Lisa et Tonton avait une ferme en Afrique) peuvent être considérées comme des chansons-cultes.

32Une simple chanson a parfois le pouvoir potentiel de remplacer un hymne national (tel la Brabançonne par Le plat pays de Jacques Brel). Depuis la sortie du disque Afri-Frans en mai 2009, Stuur groete aan Mannetjies Roux / Tonton avait une ferme en Afrique éclipse toutes les autres chansons du CD et s’entend presque exclusivement dans les émissions radiophoniques. Les acquéreurs du CD sont Afrikaner à 90% ; un pourcentage important avoue l’acheter pour leurs enfants qui, suite à l’exode des cerveaux, font partie de l’importante diaspora afrikaner aux États-Unis, en Nouvelle Zélande, en Australie et en Grande-Bretagne. Tonton décrit une scène rurale sud-africaine par excellence, celle du Boer essayant contre vents et marées de survivre en Afrique. L’entendre en français rappelle aux émigrés afrikaner la patrie lointaine par une langue interposée (et donc plus supportable pour ceux souffrant du mal du pays), ainsi que le lien avec les terres ancestrales européennes disparu de l’Afrique du Sud arc-en-ciel en même temps que l’enseignement du français subventionné par l’État. Les auditeurs, qu’ils soient afrikaners, français ou francophones, ont l’impression de comprendre les références interculturelles, de faire un voyage dans l’espace et dans le temps.

33En tant que traductrice, je n’eus égard qu’aux éventuels auditeurs français ou francophones, facilitant leur compréhension en insérant dans le texte cible des références intertextuelles dépaysantes pour l’auditeur afrikaner qui lira la retraduction afrikaans du texte français dans le livret. Dans le Projet Afri-Frans, les idiomes locaux se sont adaptés au français. Le processus traductologique sera commenté dans les paragraphes suivants, qui contiennent des exemples de concessions culturelles et donneront un aperçu des options disponibles au traducteur.

34La traduction inter-linguistique de chansons pose un véritable défi ; le traducteur doit tenir compte non seulement du texte, mais aussi de la mélodie et de la synchronisation de notes et de syllabes accentuées. La traductrice ne pouvait compter sur la connaissance préalable de l’auditeur français du champ de références afrikaner à l’intérieur duquel se déroulent les chansons. Si le français moyen a quelques connaissances de l’histoire et de la politique sud-africaines, plusieurs chansons se caractérisent par des images et des noms de lieux régionaux, surtout du Cap de l’Ouest. Ces aspects peu ou point connus durent être présentés au public français par un équivalent culturel.

35Les titres de cinq chansons (Le piano de Lisa, Jeannot, Épis d’eau, Prière et Qui sait?) furent traduits littéralement. Les autres, huit en tout, durent être adaptés, entre autres par des références intertextuelles, afin d’initier le processus de décodage pour l’auditeur français par le biais d’un élément de reconnaissance.

36Un calque de Kinders van die Wind (Les enfants du vent) ne communique pas l’idée essentielle de la chanson, le caractère éphémère de l’homme et de ses entreprises à travers les siècles. Stabilité et sécurité ne sont qu’illusion. Cette idée fait écho aux cinq derniers vers de La complainte de Rutebeuf. Quand viennent le malheur et la pauvreté, les amis du narrateur sont comme des feuilles mortes emportées par le vent:

Le vent me vient, le vent m’évente

L’amour est morte

Ce sont amis que vent emporte

Et il ventait devant ma porte

Les emporta. 36 

37Un titre de chanson, souvent répété sur les ondes, peut en assurer le succès; dans le cas de ces traductions, j’ai choisi des termes contenant un élément de déjà vu. Le titre français de Kinders van die Wind s’inspire d’une part du troisième vers de la citation ci-dessus (connu du lecteur français moyen grâce à l’inclusion du poème dans plusieurs histoires de la littérature françaises au programme scolaire) et d’autre part par la traduction française du roman (et du film) Gone with the wind /Autant en emporte le vent. Le titre français, Enfants que vent emporte, se présente donc comme une variation sur un thème connu qui pourrait inciter à l’écoute.

38La traduction littérale de Huisie by die see (Maisonnette, petite maison au bord de la mer) pèche par excès de longueur et par son caractère insignifiant. Le texte source s’inspire de l’allégorie biblique dans l’évangile selon Saint Luc 6:47-4937 où les éléments naturels ont les premiers rôles. La juxtaposition du temps orageux et du calme domestique se résume en français par Cabane dans l’orage, grâce à sa qualité picturale et à sa référence intertextuelle à des paroles de chansons françaises traitant de cabanes de pêcheurs, comme celle de Francis Cabrel.38

39Le titre de Stuur groete aan Mannetjies Roux (traduction littérale: Meilleurs vœux à Mannetjies Roux) posa probablement le plus grand défi à la traductrice, en partie à cause du nom du joueur de rugby qui  légua son nom à la chanson. Autre pays du rugby, la France connaît la culture / le culte du rugby afrikaner, mais la génération actuelle de passionnés de ce sport ignorent le nom de ce personnage mythique. L’utilisation du nom d’un personnage historique aurait également l’effet de dater la traduction. Le plus grand obstacle est la prononciation française de Mannetjies, un aspect pris en considération chaque fois qu’il s’agissait de garder ou non les noms de personnes et de lieux dans le texte source. La décision fut prise de remplacer dans la langue cible tous les mots afrikaans « exotiques » par un équivalent ou par une paraphrase.

40La suppression du nom propre fit également disparaître le contexte du rugby, qui fait partie intégrante de la chanson et qui rappelle l’observation d’Eco: « Dans la traduction proprement dite il y a une loi implicite, c’est-à-dire l’obligation morale de respecter ce que l’auteur a écrit.»39 La chanson fait allusion à l’essai légendaire marqué par Mannetjies Roux en 1962 contre l’équipe des « Lions » britanniques ; grâce à son accélération exceptionnelle il laissa comme cloués sur place tous ses adversaires et même ses coéquipiers : « Son essai […] fut si brillant qu’il n’a sa place que dans l’imagination des auteurs de romans pour jeunes garçons.»40

41Le souvenir de cet essai est la bouée de sauvetage à laquelle s’accroche le personnage de l’oncle ; quand le ciel et le directeur de la banque restent sourds à ses prières, il se suicide. Le contexte du rugby fut remplacé par une référence intertextuelle à l’incipit de Karen Blixen41, « I had a farm in Africa [...]» qui rappelle les circonstances difficiles des fermiers du continent. La chanson étant écrite depuis une perspective d’enfant, le terme enfantin Tonton fut combiné avec la citation de Blixen, mettant en exergue le milieu rural.

42D’emblée, il fallait non seulement trouver une voix féminine pour interpréter ces chansons en français, mais aussi une personnalité pour tisser de nouveaux liens musicaux et culturels entre la France et l’Afrique du Sud. Le choix de la chanteuse Maud Rakotondravohitra42 (nom de scène Myra Maud), née à Paris de père malgache et de mère martiniquaise, confirma la redécouverte sud-africaine des îles (Maurice, Madagascar et la Réunion) qui parsèment sa côte orientale et qui jouèrent un rôle important dans son histoire jusqu’au 19e siècle.43

43Le cinéma français fournit plusieurs équivalents, trahissant d’une part l’intérêt de la traductrice et permettant d’autre part au cinéphile français d’identifier sans effort le contexte culturel équivalent dans la traduction. Dans tous les cas, ces références sont compréhensibles au niveau sémantique. A titre d’exemple, la traduction du vers « Word Lisa elke boemelaar se droom » / « C’est Lisa le rêve de ceux sans toit ni loi » (Le piano de Lisa), qui contient une référence au film d’Agnès Varda sur une jeune clocharde (Sans toit ni loi).

44Cette sélection de chansons représente l’essence musicale de la communauté afrikaner; voilà pourquoi nous avons essayé de rester aussi fidèle que possible à leur signification et d’en exprimer clairement et simplement le thème ou le message dans la langue cible. Celles dont le lexique reflète l’esprit et la langue parlée d’une région donnée, comme Jeannot et Épis d’eau posèrent probablement le plus grand défi à la traductrice, parce que la culture qui y est mise en scène s’exporte difficilement au-delà des frontières du pays ou même de la région. Les termes qui reflètent la langue parlée du Cap, comme “ghantang” (amoureux), “mammies” (femmes), “bredie” (ragoût) et “bergies” (clochards trouvant refuge sur les flancs de la montagne de la Table), nécessitèrent un équivalent français ; la mélodie et la teneur resteraient les mêmes, mais l’esprit de la chanson s’en perdrait nécessairement.

45Le registre et les variantes du langage standard sont parmi les éléments les plus difficiles à traduire; les compromis linguistiques du traducteur ajoutent à sa réputation de traître. Dans la version française de Jantjie le contexte reste populaire (« Jantjie » devient « Jeannot »), le Cap occupe la place qui lui revient dans le refrain, et « Dixieland » se simplifie en « jazz ». Le contexte socio-économique de « Bo »- et « Onder-Kaap » devient « le bas » et « le haut de la ville ». Le souvenir des chanteurs de rue est maintenu par l’utilisation de sons plats dans les syllabes prolongées (« veille »; « toujours »; « amour »; « gars »; « moi »; « toi »), par des termes d’argot tels que « gars » et « filles » et par la suppression du pronom impersonnel « il » (« y ale Cap, y a toi »).

46Les trois vers de la deuxième strophe sont presque intraduisibles, combinant des termes malais (« ghantang », Boshoff & Nienaber 1966:248), un afrikaans régional (« mammies ») et des mots anglais (« my dear ») ; l’esprit de ces vers se traduit par des termes d’un milieu français populaire (à titre d’exemple, les chansons d’Édith Piaf où figurent des références aux « gars » et aux « filles », dans des titres tels que « C’est un gars » et « À l’enseigne de la fille sans cœur ».44

47Pourquoi traduire en afrikaans ou à partir de l’afrikaans ? L’écrivain Jan Rabie fut un des plus grands écrivains et un des meilleurs traducteurs de la langue afrikaans. Grand défenseur de sa langue maternelle, il la définissait ainsi :

L’afrikaans est le plus grand exploit non-racial dans notre pays austral jusqu’à présent. Créé de manière collective par les habitants de trois continents – l’Afrique, l’Asie et l’Europe. Pour cette raison il n’appartient pas unilatéralement à des partis politiques, mais à tous ceux qui le parlent, l’écrivent et le chérissent. Pour cette raison ma langue est ma meilleure arme contre le racisme.45

48Par ces quelques phrases, Rabie résume les raisons qui sont à la base de la plupart des traductions récentes dans la paire de langues français / afrikaans.

49Naòmi Morgan

50(Université du Free State, Bloemfontein, Afrique du Sud)