Colloques en ligne

Bianca Romaniuc-Boularand

La traduction du Voyage au bout de la nuit de Céline en roumain. Questions de rythme et de poétique1

1Un constat de réception se trouve à l’origine de la thèse. Dans sa chronique littéraire, Adina Dinitoiu, en signalant la réédition de la traduction du Voyage au bout de la nuit de Céline en roumain2, considère que le roman traduit est empreint d’un « pathétisme nu, dépourvu de style3 ». Ce contraste saisissant entre l’image de Céline écrivain-styliste dans le contexte français et les constats critiques en marge de la traduction incite à s’interroger sur la transmission vers un autre espace linguistique de cette poétique si particulière. Le travail s’inscrit dans la lignée des interrogations de Henri Meschonnic, pour qui la traduction littéraire est une opération qui doit aller vers la découverte de la force et de la beauté du texte, qui doit mettre au centre le fonctionnement particulier d’un discours. La phase de connaissance de ses mécanismes, définie par Valery Larbaud comme phase de « possession », d’« appropriation4 » d’un texte particulier, devient ainsi l’élément indispensable pour accéder à la phase de reconstruction dans la traduction. En interrogeant avant tout le texte premier, la thèse pose les prémisses permettant d’élaborer une poétique de la traduction célinienne. À partir de la pratique du texte d’origine, elle se propose ainsi de faire ressurgir sa propre théorisation.

2Le choix du seul Voyage est emblématique de notre démarche méthodologique. Le traducteur est devant un texte qui a sa propre cohérence interne, qui se ferme en quelque sorte sur lui-même, qui est d’autant plus texte qu’« il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu5 ». Cette règle du jeu est envisagée sous l’angle de la résurgence d’un certain rythme. L’affirmation la plus répandue, selon laquelle le rythme célinien, sa musique, est une affaire liée à l’avancée de la phrase, « se compose par un travail de syntacticien6 », est loin d’en refléter la nature profonde. Le rythme est, dans le Voyage, en grande partie, affaire de mots. Quelques caractéristiques nous font penser que la métaphore du jazz (métaphore que Céline emploie sans jamais l’appliquer à son texte) est capable de soutenir, sur une modalité analogique, toute la rythmique des mots dans le texte. Selon l’avis des musicologues, la caractéristique essentielle du jazz est, au niveau de sa manifestation concrète, une dualité inextricable, « entre, d’une part, un élément de permanence – la continuité de ce sur quoi l’on rebondit, la régularité du balancement – et, d’autre part, un élément d’instabilité, qui, par contraste, permet d’affirmer le balancement et de le nourrir7 ».

3La première partie de la thèse est dédiée à la variation en tant que principe de fonctionnement du texte célinien. Deux chapitres la composent. Dans le premier, le principe de variation est approfondi à travers le fonctionnement du pronom « on », emblématique du sens célinien de la variation, mais également de la cadence répétitive. « On »impose du rythme par sa répétition dans le texte en tant que pur signifiant. Par la densité de ses occurrences, il réussit à faire ressortir une suggestion rythmique saccadée, particulièrement cadencée. Or, tout en répétant ce pronom à des intervalles serrés, Céline aime à varier le référent : « on »  se signale, à travers l’homogénéité de la forme, comme une réalité discursive hétérogène au niveau de ses fonctions, combinant ainsi continuité et rupture. Le même effet, qu’il est convenu d’assimiler à une syncope (sémantique), ressurgit lorsque le pronom « on »se trouve dans la même séquence textuelle avec la forme pronominale sujet quasi équivalente (« nous » pour le « on »inclusif, « ils »pour le « on »exclusif), ou lorsqu’il se disperse, dans sa valeur générique, à travers une multitude de formes représentant des pronoms et adjectifs coréférentiels ayant des fonctions autres que celle de sujet (« se » / « soi » ; « vous » / « votre » / « vos » ; « nous » / « notre » / « nos »), car chaque forme marque, au niveau connotatif, une implication différente de la subjectivité.

4Dès le chapitre initial, il nous est apparu que la difficulté méthodologique majeure était représentée par le caractère non bijectif entre caractéristiques textuelles du Voyage et réponses dans la traduction. Des effets textuels riches, diversifiés, recevaient dans les traductions roumaines des réponses uniformisatrices, monocordes. Aussi avons-nous pris le parti de mettre en valeur la complexité et le dynamisme du texte célinien – quitte à procéder légèrement par redites pour ce qui est des effets obtenus dans les textes roumains -, pour dégager ensuite, à partir du fonctionnement du texte premier, et en relation fusionnelle avec lui, la problématisation dans la traduction. Notre démarche méthodologique s’est donc structurée en trois étapes. La première consistait à dégager un trait du style célinien, à travers des analyses précises, fondées sur des exemples emblématiques. La deuxième consistait à présenter de manière analytique des réponses ponctuelles dans les deux traductions roumaines. Lorsque plusieurs traductions se trouvent en concurrence, la tentation est toujours grande de prendre parti d’emblée pour l’une ou l’autre traduction, de l’imposer comme modèle. Aussi avons-nous essayé de nous en tenir à des analyses ponctuelles, en espérant, de ce fait même, d’atteindre à l’objectivité et à l’impartialité. En effet, il s’avère que les deux textes roumains proposent, tour à tour, par rapport aux divers aspects stylistiques, des choix plus ou moins heureux, qui doivent être pris en considération sans aucun préjugé de valeur préexistant. Dans une troisième étape, après avoir dégagé le trait stylistique célinien et analysé les choix des traductrices, nous avons essayé de proposer des « variantes » de traduction (et non pas des « solutions »), si aucune des traductions ne satisfaisait au critère esthétique célinien.

5Le fonctionnement graphique de la majuscule, détaillé dans le deuxième chapitre, porte les traces du même mélange entre la continuité et la rupture. En effet, tantôt la graphie uniforme avec majuscule représente l’élément identique, de continuité, dans un enchaînement textuel et fonctionnel hétérogène, tantôt la majuscule constitue l’élément de variation, et cela par rapport à la graphie du même signifiant avec minuscule. La variation majuscule/minuscule, marquée de prime abord du sceau de l’arbitraire, de l’aléatoire rappelant l’instantanéité du jazz, implique des changements fonctionnels relativement précis, décelés entre distanciation ironique et sincérité énonciative, entre emplois énonciatifs en usage (de dicto) et en mention (de re), entre différents degrés d’intensité vocalique. De même, cette variation graphique, formelle, parvient à faire « rythmer » le texte à un niveau plus profond. Elle signale des tendances matricielles du Voyage, comme le basculement entre abstrait et concret, figuré et figuratif, animé et inanimé. La variation graphique prend une forme inédite lorsque Céline l’associe à des choix lexicaux précis pour mettre en place l’une des thématiques du Voyage, infiltrée subrepticement, celle du jeu d’échecs. 

6Il apparaît ainsi que la simple reproduction graphique de la majuscule ne suffit pas pour inscrire l’effet du texte célinien dans la traduction. Lorsque la majuscule signale par exemple le fonctionnement allégorique de certains termes, le choix de lexèmes concrets, utilisés dans leur sens propre, est indispensable afin d’assurer d’ancrage de l’isotopie métaphorique dans l’espace textuel.

7Le rapport entre le fonctionnement lexical et la musique jazzée se retrouve mis en évidence également dans la deuxième partie de la thèse, grâce à l’analogie entre improvisation et fonctionnement néologique. Il y a improvisation, considérons-nous, chaque fois que Céline s’éloigne du français normatif, envisagé en tant que partition immuable, et impose des variations personnelles, en tant que néologismes de forme, de fonction et de sens.

8Dans ses déclarations théoriques, Céline lie presque toujours musique et poésie. À la recherche des résonances musicales et rythmiques, nous avons pris peu à peu conscience que les caractéristiques construites autour de l’analogie musicale portaient maintes fois l’empreinte manifeste d’un fonctionnement poétique. À travers la recherche du rythme et de la musique inscrits au niveau textuel, c’est la poésie célinienne qui fait, peu à peu, surface. Tout au long des deux premières parties, à maintes reprises, la thèse tâtonne autour de ce fonctionnement particulier, insoupçonné dans un récit en prose. Le néologisme formel, par exemple, semble souvent déterminé par les besoins ponctuels des signifiants dans le contexte. Il se plie à un fonctionnement textuel de type réseau, dans la mesure où il est souvent forgé pour entretenir des rapports de nature formelle, sémantique, textuelle, avec les autres signifiants. Le néologisme permet ainsi d’aller jusqu’au fond de la signification, grâce à un permanent travail de remotivation textuelle. La néologie sémantique confirme ce trajet poétique des mots. Tantôt elle situe le texte sur des constantes amphibologiques, sur la pluralité interprétative, propres à la poésie, tantôt elle fonctionne comme une mise à profit de la valeur étymologique des mots, selon une démarche également poétique. Nombre de néologismes sémantiques s’inscrivent dans le texte dans leur valeur prise à la lettreet, loin de décrire un mouvement centrifuge (appuyé sur l’à peu près, sur l’impropriété des termes), réalisent un retour centripète à leur sens le plus juste. Appliqué aux humains, le mot « blousé(e) »signifie en français « trompé, déçu », sens que Henri Godard considère, au niveau dénotatif, comme faux ami : « une femme blousée n’est pas une femme que l’on trompe8 ». Cependant, dans le contexte, le sens de « trompée » n’est pas dépourvu d’une certaine pertinence, tout comme ne l’est pas plus le sens de la langue, pris toutefois dans son acception figurée, « bouffant à la manière d’une blouse ». Contrairement à l’opinion communément acceptée, qui voit dans « habillée en blouse » le seul sens du texte, Céline rehausse les deux autres sens à un niveau de pertinence tout à fait acceptable, capable même de concurrencer le sens dénotatif principal et même, de le remplacer.

9La démarche poétique de réappropriation sémantique et textuelle concerne également cette fameuse caractéristique du texte, considérée de façon apriorique comme la pierre d’achoppement de tout traducteur célinien, sur laquelle plane invariablement la suspicion de l’intraduisible, à savoir le langage populaire. De la même façon que le mot néologique, le lexème populaire n’est pas un « but  en soi », mais un moyen qui assure une dynamique textuelle, qui rend vivant le texte. Le mot populaire sert, par exemple, à construire des « essaims » de signifiés regroupés autour d’un même signifiant. Céline utilise sur la même page le mot « canard » dans son sens propre, mais également dans le sens de « cheval maigre », « marron » dans le sens « fruit » mais aussi dans celui de « personnalité véreuse, pratiquant des activités illicites ». Les mots familiers, relâchés, argotiques sont ainsi envisagés sur plusieurs portées de signification. Derrière le langage sauvage représenté par le populaire se cache tout le raffinement de l’écriture. Ce langage populaire n’est qu’un leurre, Céline ne fait que trouver le mot qui porte.

10C’est toutefois dans la dernière partie de la thèse, intitulée Poétique de la signifiance, que le fonctionnement proprement dit poétique du texte apparaît dans toute sa spécificité. La récurrence textuelle représente le pilier majeur de ce fonctionnement. Tout en rythmant le texte, cette récurrence, qui peut être autant formelle que sémantique, et qui peut apparaître à des distances non négligeables dans le texte, impose un regard nouveau sur les mots et permet une interprétation souvent littérale, poétique, autant des lexèmes simples que des structures figées. Le texte de Céline confirme ainsi, amplement, le principe poétique majeur énoncé par Rimbaud, selon lequel les mots sont à entendre « littéralement et dans tous les sens9 ». Céline procède par ailleurs, sans cesse, à un travail de remotivation cratyléenne de l’arbitraire linguistique, grâce à l’emploi rapproché des homophones (« un tableau à l’huile de foie de morue ma foi10 »), paronymes (« J’avais à force d’en écraser des puces les ongles du pouce et de l’index meurtris11 ») - dont une forme particulière, la paronomase par renchérissement (« Celle qui nous vendait des sucres d’orge et des oranges12 »), ou bien des mots qui se ressemblent par de vraies racines étymologiques (« Et ce grand-là avec sa chemise et de la dentelle qui est encore après… Il a toutes ses dents13 »)ou de fausses racines (« Il n’y avait que moi pour savoir rendre la vie agréable malgré toute cette moiteur d’agonie !14 »). La mise à profit de ces rapprochements impose ainsi, à côté de la dénotation, une forte composante sémantique allusive, qui se crée par l’ancrage d’un mot dans la chair sémantique de l’autre : en mettant en contact des signifiants qui présentent des ressemblances formelles partielles, l’auteur tend à les lier sémantiquement. Jusqu’au niveau de la plus petite unité, les effets euphoniques, les « échos sonores », au-delà de tout rapport mimologique, ne participent plus d’un pur plaisir sonore, mais accompagnent le sens phrastique lui‑même. Analysée dans les moindres détails prosodiques, une phrase telle que « comme si on allait perdre à l’entendre l’envie de vivre, tellement que c’était vrai que tout n’arrive à rien15 » semble refléter le mouvement de la vie même, qui part de l’espoir vital et qui débouche sur le rien de la mort.

11Parallèlement à cet effet syntagmatique de remotivation cratyléenne, Céline forge des relations purement formelles entre les signifiants grâce à un mouvement sémantique qui se réalise sur la verticale, qui consiste en l’activation d’une forme latente qui ressurgit à la faveur d’une similitude partielle, le plus souvent immotivée. Parfois, les mots arrivent en cascades, s’enchaînent et créent une autre ligne isotopique, par-dessus le sens dénotatif. Dans la phrase « Une espèce de foire ratée, leur dis-je, écœurante, et qu’on s’entêterait à faire réussir quand même16 », quatre mots de la sphère anatomique se cachent dans des signifiants avec lesquels ils n’entretiennent aucun rapport sémantique (« foie » / « foire », « rate » / « ratée ») ou avec lesquels le rapport sémantique s’est estompé ou relâché (« cœur » / « écœurante », « tête » / « entêter »). Mais rien de tout cela n’est gratuit au niveau sémantique, forme et sens ne font qu’un. On est dans un contexte narratif et textuel où le verbe « bouffer » côtoie le patriotisme, où la digestion(les basses fonctions) avoisine les sentiments soi-disant nobles ; de même, les signifiants « foie »et « rate » font partie de la sphère du bas ventre, alors que le « cœur »et la « tête »se trouvent vers le haut des fonctions cérébrales et « patriotiques ». La démarche poétique est ici d’essence polyphonique, basée sur l’évasion du signifiant de sa linéarité : « Mais il suffit d’écouter la poésie pour que s’y fasse entendre une polyphonie et que tout discours s’avère s’aligner sur les plusieurs portées d’une partition17 ».

12Plus qu’un Céline styliste, c’est un Céline véritable poète qui se révèle dans la dernière partie de la thèse, grâce à la mise en lumière de sa manière bien particulière de créer du sens par le biais des associations formelles. La différence entre « styliste » et « poète » n’est pas des moindres : elle implique la création du sens grâce à la forme. Céline confirme ainsi magistralement le célèbre principe de la fonction poétique de Roman Jakobson, selon lequel la similitude phonique est ressentie comme une parenté sémantique, mais aussi, de manière surprenante, une autre affirmation qui lui appartient, qui devient du coup extrêmement juste : « toute tentative pour réduire la sphère de la fonction poétique à la poésie, ou de confiner la poésie à la fonction poétique, n’aboutirait qu’à une simplification excessive et trompeuse18 ».

13Le statut du mot, dans le Voyage, change profondément. Dans sa démarche esthétique, l’auteur lève cette « barre » entre signifiant et signifié dont parle Jacques Lacan, et introduit « l’effet signifiant de ce qu’il appelle la lettre dans la création de la signification19 ». Tout comme dans un texte poétique, « c’est le signifiant qui amène vers le sens », « le signifiant crée le monde des choses20 ». Cette prise en compte du changement dans la nature du mot entraîne, comme un point d’orgue, dans le dernier chapitre, une reconsidération du niveau thématique du Voyage en son entier : sa signification globale se trouve soumise au poids du signifiant.

14Un fil thématique majeur traverse le Voyage, en activant des significations qui s’inscrivent dans une logique poétique fondée sur le dépassement de la dénotation et sur la mise à profit de tous les sens et de toutes les formes approchantes que ce roman contient à l’état latent. C’est la thématique de l’écriture ou, dans un sens plus large, de l’art, de la parole. Au niveau de la composante dénotative, l’écriture, la parole, toute forme artistique, sont constamment dénigrées. Il n’en demeure pas moins que tout un réseau de signifiants inscrit l’écriture, l’art, la parole, dans sa chair même, et installe un questionnement fondamental : à côté de la ligne thématique de la mort, du noir, l’activation allusive de l’écriture ne porte-t-elle pas, enfouie dans les signifiants, vers une autre signifiance du texte ? Cette signifiance est particulière dans la mesure où elle se détache du dénotatif : si la dénotation parle du noir, de la mort, se place sous le signe d’un pessimisme foncier, en revanche, le sens allusif ne cesse pas de référer, par petites touches, cachées dans les signifiants les plus anodins, à l’espoir. Alors que de manière prépondérante, on considère que le cycle est bloqué, que le « passage » est interdit, que le « voyage au bout de la nuit » n’aboutit nulle part, la canopée allusive et constante par-dessus le sens dénotatif fait référence à une ouverture, à une échappatoire, à une possible solution – l’écriture du roman. C’est le « jour » qui en est le symbole, ce « jour » que la critique célinienne considère souvent comme contradictoire avec l’ensemble du texte. Cette nouvelle interprétation du texte découle de la façon poétique, à savoir au pied de la lettre, d’interpréter le mot « bout » du titre. À y regarder de plus près, la signification symbolique qui envisage ce roman uniquement sous l’angle de la noirceur poussée jusqu’à sa limite extrême s’appuie sur un sens légèrement décalé, abstrait et qualitatif par rapport au sens propre du mot. En effet, dans son sens littéral, « bout »signifie non pas limite extrême, mais tout simplement « limite », « partie terminale », voire « fin ». Autour de la polysémie du mot « bout » s’organisent alors deux interprétations qui, totalement différentes, coexistent toutefois. Le titre, grâce à cette double interprétation, fait référence à deux bouts, et partant, à deux « voyages » différents, qui cheminent en parallèle. D’une part, il réfère au voyage de Robinson qui finit dans la mort, dans l’extrême de cette noirceur (activant ainsi la première interprétation du mot « bout »), faisant du roman le lieu symbolique du désespoir. D’autre part, dans son acception littérale, le titre évoque le voyage de Bardamu, dont la trajectoire est tout à fait différente. Bardamu ne meurt pas, il ne fait que côtoyer l’extrême noirceur, le « bout de la nuit » pris dans son sens abstrait. En poursuivant (seul) son voyage, il parvient à un autre bout : la fin de la nuit qui se prolonge par l’entrée dans le jour, dans une certaine lumière de l’écriture. Et, si le « bout »projette vers l’écriture, c’est parce que Céline utilise, à la fin du roman, un paronyme, le « boulot »,pour définir ce qui pourrait être la narration à venir, orale ou écrite. Malgré un premier échec (« Mais ça venait pas21 »), le « boulot »ressurgit indéniablement de cette « ombre » qu’est la vie : « Le boulot émerge de l’ombre22 ».  

15Aussi surprenant que cela puisse paraître, le détour par la traduction a été une façon de revenir et d’interpréter d’une façon nouvelle la signification de ce texte, en fin de compte, sa propre essence. En effet, c’est le problème de traduction lié au titre, qui porte, précisément, sur la façon de traduire le « bout », qui a déclenché cette nouvelle interprétation. Polysémique dans le texte français, le mot devient nettement plus problématique en roumain, parce qu’il est projeté dans un espace sémantique beaucoup plus étroit : c’est à une « fin » de la nuit que le lecteur roumain est confronté. D’ailleurs, dans de nombreuses langues de traduction, c’est en termes de « fin » que le titre s’affirme (« end » en anglais, « termine » en italien, etc.). D’autres signifiants appellent à une interrogation sur leur rôle symbolique, soit parce qu’ils portent parmi leurs potentialités sémantiques un autre sens, soit parce qu’ils rappellent formellement, en « palimpseste verbal », un autre mot. Ce sont autant de pistes formelles qui montrent ce bouillonnement sémantique reliant les thèmes majeurs de la vie, de la mort, de la littérature. Citons-en un. Dans le petit chapitre qui débute par « J’étais content de ne jamais avoir à retourner à Rancy23 », le mot « passage »et ses dérivés portent, grâce à des sens polysémiques, vers les trois lignes thématiques essentielles du roman. Céline désigne le « passage » dans la vie (une heure qui « passe », le « passé », la jeunesse qui « dépasse », qui « repasse »), le « passage » vers la mort (« Peut-être qu’il est déjà passé ? »), mais aussi le « passage » du livre de Montaigne (« Ça m’intéressait immédiatement ce passage »). Une signification fermée dès le début du livre, dans la Chanson des gardes suisses (« Nous cherchons notre passage / Dans le Ciel où rien ne luit24 ») s’ouvre ici, par la forme, vers un symbolisme différent, celui de l’écriture. Par ailleurs, le dernier paragraphe du texte concentre certains signifiants qui, par leur racine, parlent d’une ouverture, d’un « appel au roman ». Serait-ce l’appel arrivant de cette île fantasmagorique, l’Angleterre, qui, contenant dans sa chair même la « leterre » (la lettre, la littéra-ture), peut se lire dès lors comme l’allégorie de la littérature ? Le Voyage semble être autre chose qu’un roman du désespoir. C’est aussi un ars poetica, caché dans la finesse de ses signifiants, qui montre le cheminement du désespoir vers l’écriture.

16Cette approche du Voyage où c’est la chair même de la langue qui crée du sens devient ainsi, dans notre démarche méthodologique, l’élément primordial qui sert de base à la réflexion dans la traduction. Le rôle joué par le signifiant contient en soi les prémices de l’intraduisible, car cette chair de la langue est justement ce que Jacques Derrida indique comme étant le corps verbal perdu, qui n’est pas traduisible, mais transposable. La thèse a été, tout au long, l’occasion de mettre en évidence le fonctionnement de cette « substance » forme-sens qu’est avant tout le texte du Voyage – qui n’est rien d’autre que son « rythme poétique », sa « signifiance » selon Henri Meschonnic - afin d’en fixer les frontières de l’intraduisible. La place donnée au signifiant impose à maintes reprises, en tant que représentation poétique ponctuelle dans la traduction, un constat d’échec. Dans le Voyage, le problème de la traduction de cette composante poétique vient de son genre même, à savoir le roman. La traduction de ce texte reste soumise à cet a priori consistant à considérer que le roman, traditionnellement, « n’a pas pour fonction primordiale de désarticuler le signifiant25 ». Ce n’est pas parce qu’il contient du narratif que le roman ne peut pas, pour autant, fonctionner sur les coordonnées d’une écriture poétique. Mais tant que la poésie continue à être définie comme de l’anti-prose et que le roman est confondu avec l’information et le langage pragmatique courant, le caractère poétique du Voyage risque de rester abscons, et le type de traduction qui lui convient, erroné.

17Pour la traduction roumaine, l’enjeu est toutefois de montrer que la mise en place d’une certaine littéralité, résultant de la mise à profit de nombreux emprunts du français présents en roumain, est porteuse dans un nombre remarquable de cas. Irina Mavrodin, traductrice roumaine, par ailleurs théoricienne de la traduction, observe dans ce sens que « dans la traduction poétique, la littéralité coïncide avec la littérarité26 ». L’évitement de cette littéralité, constaté fréquemment dans les deux traductions roumaines du Voyage, ne fait que confirmer l’existence d’un comportement quasi-généralisé dans la pratique de la traduction, signalé par Jean-Claude Chevalier et Marie France Delport sous le nom d’ « orthonymie27 ». Devant une solution tout à fait simple, directe, qui consiste à mettre en place le correspondant littéral, la démarche généralisée des traducteurs est l’évitement de ce choix. Cette tendance à l’orthonymie est en réalité une soumission au fonctionnement de la langue informative de tous les jours, au « génie de la langue », et un rejet du poétique. L’ambiguïté, par exemple, est constamment chassée par la fixation dans un seul sens herméneutique, alors que souvent l’usage de l’équivalent roumain l’aurait gardée en tant que propriété essentielle du fonctionnement textuel. Cette démarche des traductrices roumaines s’avère emblématique, car elle marque une approche purement linguistique de la traduction de ce texte. En effet, du point de vue linguistique, à une forme actualisée dans le discours s’associe un seul sens. Or, dans le Voyage, plusieurs couches de signification se superposent. Traduire ce texte, ce n’est pas chercher ce sens unique de la langue, mais c’est rendre évident ce pluriel textuel.

18Alors que le choix de la littéralité s’avère très porteur, en roumain, pour définir nombre de constantes poétiques du texte, il nous apparaît être, en réalité, un pis-aller. La traduction littéraire reste, dans ses lignes générales, tout comme le texte premier, mais différemment, un art, pas une science. Elle représente une mise en balance de choix multiples, souvent complexes, qui doivent prendre en compte de nombreux paramètres textuels. Les analyses détaillées que nous proposons tout au long de la thèse nous paraissent indispensables pour montrer le cheminement du traducteur devant la complexité du texte. La traduction devient ainsi, comme le souligne à plusieurs reprises Umberto Eco, une permanente négociation, d’abord avec le texte, et ensuite, immanquablement, avec la langue. La thèse s’est voulue un aveu de l’impossibilité d’une équivalence standard : un même phénomène de traduction pourrait recevoir des réponses diverses, spécifiques en fonction de chaque situation textuelle. Dans ce sens, il apparaît que la spécificité du texte français n’exclut pas, parmi les multiples choix de traduction, le renoncement au strict sens dénotatif, qui peut, paradoxalement, rendre mieux compte de la poétique du texte que ne le fait le sens « correct ». La traduction « poétique » du Voyage se retrouve ainsi en quelque sorte en opposition par rapport à la traduction « linguistique ».

19En fin de compte, il nous apparaît que la multiplicité de choix individuels qu’un tel texte engendre éloigne largement la démarche méthodologique d’une conceptualisation prescriptive, et bloque en quelque sorte toute tentative de théorie systématique. La thèse propose donc un point de vue pratique sur l’acte de traduire, au plus près du texte, consciente qu’entre l’idéalité de toute théorie, et la pratique, la distance n’en est pas des moindres.

20Par ailleurs, implicitement, la thèse dénonce une certaine attitude critique, qui consiste à confondre texte d’origine et traduction. La critique roumaine (moins universitaire que journalistique) semble souvent oublier que, par l’emploi d’un matériel linguistique différent, toute traduction se convertit en un système littéraire unique, distinct de l’original. Il s’agit, tout simplement, d’un autre texte. En effet, il arrive à de nombreuses reprises que les observations des critiques roumains fassent référence à des faits concernant le style célinien, en prenant à témoin le texte de la traduction. L’incongruité est souvent manifeste. Un critique par exemple parle de « l’ostentation, la violence du lexique », de « l’inventivité lexicale étonnante28 » de Céline, tout en proposant des citations extraites de la traduction roumaine, sans même citer le nom de la traductrice. Or, cette violence du lexique qui est mise en avant dans le langage métatextuel est loin de se manifester dans les citations roumaines proposées. La citation du texte de la traduction n’est pas compatible avec des considérations stylistiques, qui, elles, portent sur une esthétique de l’original rebattue en brèche. Des distances considérables peuvent se creuser, stylistiquement, entre le texte premier et la traduction. Mais le problème est encore plus délicat. Les idées mêmes ne sont pas des « universaux » linguistiques, elles se mettent en place également avec des mots. Le débat organisé autour des « idées » dans un espace culturel et linguistique étranger peut se trouver confronté aux mêmes pièges, si la référence citationnelle est la traduction. Il est surprenant de constater la naïveté et la facilité avec lesquelles les critiques font référence à la traduction roumaine comme s’il s’agissait d’une copie conforme, d’un écran transparent identique à l’original. La mise en rapport avec l’original est indispensable pour que les considérations thématiques trouvent leur pertinence. Ainsi, un certain critique roumain réfère à l’univers de misère dans le Voyage en s’appuyant, en tant qu’élément de preuve, sur le lexique populaire massivement utilisé, mais seulement dans la traduction. L’univers serait horrible parce que, dit-il, Céline (!) le décrirait uniquement (!) avec des mots qui se trouvent dans la sphère du bas : « Ce n’est pas pour rien que Bardamu ne dit jamais mourir, mais crever. Écoutons-le, donc29 » (nous traduisons). Or, ce n’est pas Bardamu qu’on écoute ; c’est la seule voix du traducteur qui ne dit jamais « mourir » ; en réalité, dans le texte français, Bardamu narrateur emploie, à côté de « crever », des termes plus soutenus, tels « décéder » et « succomber ».

21Il s’avère donc impossible de parler du style célinien en prenant comme point d’appui la traduction ; et il est par ailleurs particulièrement délicat d’envisager des considérations thématiques à partir du texte traduit. Deux démarches critiques concernant les traductions nous semblent alors possibles. La première démarche consisterait à envisager la traduction dans son statut de texte. Lorsque la critique la prend comme point d’appui, toutes les considérations qui en découlent devraient engager uniquement ce texte particulier et non pas l’œuvre originale. La seconde démarche consiste à poser le regard critique entre les deux textes, pour saisir les rapports de concordance ou de discordance qu’ils entretiennent. Rester au niveau de la remarque du type « traduction réussie », ou « plus réussie » qu’une autre, car « plus agréable », implique des coordonnées qui n’ont que peu de choses en commun avec une esthétique de la traduction, notamment célinienne. La « réussite » d’une vraie traduction est loin de s’en tenir à son côté « agréable », mais, avant tout, à son rapport avec le texte original.

22Bianca Romaniuc-Boularand

23(Université Paris-Est-Créteil, EA LIS)