Nombreux sont les événements et séminaires qui, entre 2023-2025, ont montré l’actualité de l’Antiquité, que ce soit dans le champ littéraire et culturel, ou dans celui de la théorie écopoétique et en études de genre. Parallèlement, s’est développée une intense production critique invitant à relire les œuvres antiques à travers des approches plurielles — au passé et au présent —, dont ce dossier cherche à rendre compte, sans toutefois prétendre à l’exhaustivité. Sont rassemblées des contributions variées — éditions de textes, analyses de personnages, études de réception, essais —, qui témoignent des façons plurielles d’appréhender cette longue période qu’est l’Antiquité. En effet, loin d’être unifiée, l’Antiquité gréco-latine est aussi un « territoire des écarts », caractérisé, selon Florence Dupont, par son hétérogénéité, qui ne peut se comprendre que dans son déploiement temporel (sur plus d’un millénaire) et spatial (sur tout le pourtour méditerranéen), voire dans ses contacts avec d’autres cultures.
Le premier axe rassemble des ouvrages qui se focalisent sur les textes antiques eux-mêmes. La distance chronologique rend nécessaire une démarche philologique et archéologique, dont s’empare Sébastien Barbara pour retracer la destinée de Diomède, de son aristie iliadique à son implantation sur les terres italiennes, ainsi qu’un effort de recontextualisation des sources antiques, mis en exergue par le compte rendu de l’ouvrage de Jean-Michel Ropars consacré aux rapprochements entre Ulysse et Hermès. Dans une approche générique, Ajda Latifses revitalise, sous le prisme de la ruse, la nature profondément dramatique et scénique de la tragédie grecque. L’étude des oracles sibyllins par Xavier Lafontaine rappelle, quant à elle, l’importance d’une lecture stylistique au plus près des textes, afin de rendre compte de l’entrelacs culturel et des effets de syncrétisme qui achèvent de battre en brèche une image univoque de l’Antiquité, comme c’est le cas de la perspective très large qu’il a adoptée pour le colloque « Poésie et Prophétie : conversation inspirée ? », co-organisé avec Anne Morvan.
Le mouvement de l’Antiquité vers la modernité requiert ces mêmes efforts de contextualisation que celui vers l’Antiquité, pour saisir les différents tournants qui ont réorienté la réception de ses textes et modèles. Certaines œuvres représentent des jalons dans l’histoire de la transmission des savoirs antiques, à l’instar de L’Ovide moralisé, lecture expurgée des Métamorphoses ovidiennes, qui fait enfin l’objet d’une traduction par Prunelle Deleville et Marylène Possamai-Pérez, ou encore les nombreux textes médiolatins, analysés par Jean-Yves Tilliette, dont le statut même d’œuvres littéraires est trop souvent nié en dépit de leur riche intertextualité et plaisir du jeu poétique. Les mêmes notions sont traitées dans l’ouvrage de Pierre Laurens, cette fois à la Renaissance. La réception des textes se manifeste par des pratiques d’imitation ou de traduction propres à alimenter de nombreuses interrogations sur la langue elle-même : le latin des modernes se transforme sans cesse au gré de canonisations successives d’auteurs autres que Cicéron, des controverses érudites sur les caractéristiques des langues (anciennes et modernes), et des créations poétiques.
Un dialogue entre les sources est également rendu nécessaire pour reconstruire l’histoire de la transmission des textes antiques, durant le siècle humaniste — signalons à ce titre les Visages singuliers du Plutarque humaniste d’Olivier Guerrier, dont on peut lire ici le compte rendu —, et les périodes classiques. Y a-t-il bien eu une « occasion manquée » pour les tragédies grecques de participer à la reformation du genre tragique en France au xvie siècle, comme le laisse penser le titre de l’ouvrage de Tristan Alonge ? Celui de Sylvie Humbert-Mougin, Le Monstre apprivoisé (2025), qui aurait pu figurer dans ce numéro, s’inscrirait dans la continuité de ces réflexions, en montrant comment les tragédies de Sénèque ont été éclipsées par la tragédie grecque au xviie siècle.
La démarche uchronique, adoptée par Lucie Thévenet dans Phèdre à Hippolyte (2022), qui consiste à montrer la façon dont les œuvres contemporaines peuvent éclairer d’un nouveau jour les œuvres antiques, trouve son pendant critique. Le dialogue que nous instaurons avec l’Antiquité invite en effet à relire les œuvres du passé au prisme des plus récents courants interprétatifs. La conception défendue par Pierre Hadot faisant de la philosophie antique un art de vivre est remise en cause par Sylvain Roux, dont l’ouvrage nous interroge sur notre propre façon de lire les textes et sur les modalités de leur actualisation. Les figures issues de la mythologie grecque se trouvent, par exemple, appréhendées à travers les concepts offerts par les études de genre, comme en témoignent l’ouvrage collectif codirigé par Sylvie Humbert-Mougin, Figures mythiques féminines à l’époque contemporaine(2025), ou encore la monographie Devenir Jocaste (2025)de Cassandre Martigny. L’ouvrage de Cyril Gendry, consacré à la réception du couple Achille / Patrocle, à travers l’histoire des sexualités, en est un autre exemple analysé dans ce numéro. Les réflexions queer et décoloniales alimentent également les lectures situées des tragédies grecques par Judith Butler et, à sa suite, Mario Telò. Enfin, l’anthologie de Laure de Chantal invite à relire dans une perspective écocritique les textes antiques, riches d’enseignement sur notre rapport au monde, et sur la manière dont nous concevons aujourd’hui la « nature ».
Là où Claire Lechevalier et Brigitte Poitrenaud-Lamesi faisaient le constat d’Un besoin d’Homère dans la littérature mondiale, les auteurs et autrices qui ont nourri ce dossier témoignent aussi, dans le monde contemporain, d’un « besoin de l’Antiquité ».