
Forte déjà d’une trentaine de livres, l’œuvre de Gilles Ortlieb est celle d’un écrivain tour à tour flâneur, fantôme, voyageur sans bagages, aventurier de la lenteur, archéologue des friches et des jachères, scribe de l’effacement et géographe de l’âme du monde. Dans Le Sel, la Dame, et l'Eponge qui paraît ces jours-ci aux éditions Le Bruit du temps, il tente une nouvelle fois de saisir "les quelques traits de craie que les vies humaines déposent dans les lieux où les emportent les hasards de l’existence". La découverte, en 2018, à la pointe de la Camargue, dans un bout du monde aussi délaissé que le Grand Est industriel, de la petite cité de Salin de Giraud qui abrite encore aujourd’hui une importante communauté grecque, ne pouvait qu’émouvoir le traducteur de Georges Séféris — que l’on a vu dans Journées toujours à l’affût de ce qui, à l’étranger, pouvait lui rappeler son pays. Partout, dans ce bourg presque abandonné, reste vivace le souvenir de ces migrants qui sont venus s’y installer pour gagner leur pain dans les salines au lendemain de la Première Guerre, après avoir été chassés non seulement d’Asie Mineure par les Turcs (comme l’avait été Séféris), mais de la Crimée par la Révolution russe. Les mêmes presses rééditent à cette occasion Au Grand Miroir initialement paru dans la collection "L'Un et l'autre" du regretté J.-B. Pontalis : le titre fait référence à la chambre 39 de l’hôtel du Grand Miroir, dans la rue de la Montagne, à Bruxelles, que Baudelaire occupa à la toute fin de sa vie, de juillet 1864 à juillet 1866. Car ce à quoi Gilles Ortlieb a souhaité se confronter en écrivant cet essai, c’est à l’énigme que pose la vision d’un poète non pas dépossédé tout à fait de ses propres ressources d’imagination, mais sous l’emprise de deux aspirations contradictoires : la fuite (de Paris, du travail, de soi) et la recherche (de soi, d’un livre et, en définitive, de la mort). Un troisième titre paraît dans le même temps aux éditions Fata Morgana avec des illustrations de Denis Martin : Cabotages, un journal intime où l’auteur dépose sa prose limpide et malicieuse sur un quotidien aussi singulier que surprenant — la rentrée littéraire, une béquille abandonnée dans un escalier du métro, la signalétique des rues parisiennes, un dimanche brumeux, les trajets de vacances et d’autres encore… Saluons encore la traduction par Gilles Ortlieb des Poèmes anciens ou retrouvés de Constantin Cavafis, accueillie chez Seghers, et rappelons son précédent essai sur Arthur Adamov : Un Dénuement (Fario éd.), mais aussi le cahier que la revue Europe lui avait consacré en 2022.