« Ah, l’existence humaine ; le bonheur est comme une ombre, d’un coup d’éponge humide, le malheur en efface le dessin. » Si Gilles Ortlieb a placé cette pensée d’Eschyle en épigraphe de ce nouveau livre où il poursuit ce « mouvement perpétuel de navetteur de l’âme » qu’il évoquait lui-même dans Et tout le tremblement, c’est qu’elle en donne la clé.
De quoi s’agit-il, en effet — ici comme dans chacun de ses livres — sinon de tenter de saisir les quelques traits de craie que les vies humaines déposent dans les lieux où les emportent les hasards de l’existence. La découverte, en 2018, à la pointe de la Camargue, dans un bout du monde aussi délaissé que le Grand Est industriel, de la petite cité de Salin de Giraud qui abrite encore aujourd’hui une importante communauté grecque, ne pouvait qu’émouvoir le traducteur de Georges Séféris — que l’on a vu dans Journées toujours à l’affût de ce qui, à l’étranger, pouvait lui rappeler son pays. Partout, dans ce bourg presque abandonné, reste vivace le souvenir de ces migrants qui sont venus s’y installer pour gagner leur pain dans les salines au lendemain de la Première Guerre, après avoir été chassés non seulement d’Asie Mineure par les Turcs (comme l’avait été Séféris), mais de la Crimée par la Révolution russe.
De là, il était tout naturel pour l’auteur de poursuivre l’enquête en arpentant l’île de Kalymnos, d’où venaient la plupart de ces anciens pêcheurs d’éponge devenus saulniers. Et plus loin ensuite jusqu’à Tarpon Springs, aux USA, autre lieu d’émigration pour les pêcheurs de Kalymnos, mais où, à la différence de Salin de Giraud, la présence d’éponges leur a permis de ne pas changer de métier. Fidèle à sa méthode d’observation du terrain et des hommes, Gilles Ortlieb s’attache à relever dans ces pages — lorsqu’il y décrit une procession de l’épitaphios, des soirées dans une chambre d’hôtel, ou lorsqu’il y retranscrit, comme Nerval dans Les Filles du Feu, des chansons populaires — tout ce que, au fond, un voyageur peu attentif voit sans songer à le distinguer. Comme s’il était doté d’un regard particulier pour reconnaître ce qu’à son propos Jacques Réda a nommé « l’inaperçu », et donc les moindres traces du fragile dessin dont parlait Eschyle. Mais s’il prend aussi soin de nous raconter qu’un marin a pris dans ses filets, en 1994, une statue vieille de deux mille ans, la Dame de Kalymnos, peut-être est-ce parce qu’en collectant les manifestations les plus ténues du réel, et leur tremblement, il aspire de même, bien qu’il s’en défende, à faire remonter à la surface de la langue une réalité sous-marine qui, par éclats éphémères, viendrait manifester un certain or du temps — une poésie intemporelle.
—
On peut lire sur en-attendant-nadeau.fr :
"Les déambulations de Gilles Ortlieb", par Yaël Pachet (en ligne le 8 juin 2024).
Lire aussi :
Le Lorgnon mélancolique, Recension par Patrick Corneau
—
Gilles Ortlieb est né au Maroc en 1953. Après des études aux « Langues O’ », des métiers divers et pas mal de voyages en Méditerranée, il se fixe en 1986 à Luxembourg, où il travaillera longtemps comme traducteur pour l’Union européenne. Son premier livre de proses est paru en 1991 aux éditions Le temps qu’il fait, dirigées par Georges Monti, et est suivi de nombreux autres ouvrages : récits, poèmes, essais (dont plusieurs dans la collection de J.-B. Pontalis, chez Gallimard) ou carnets (aux éditions Finitude, notamment). Dans tous ces livres, et jusqu’au récent Tombeau des anges (« L’un et l’autre », 2011), évocation minutieuse de la Lorraine sinistrée, Gilles Ortlieb s’affirme comme un « veilleur fraternel » en quête des menues épiphanies du quotidien. Un dossier lui a été consacré dans la revue Europe (n° 1115, mars 2022).