
Le texte qui suit fut écrit pour le livret de restitution de la résidence de Stéphane Bouquet à La Serre, à Saint-Étienne, en 2012. Il est repris ici sans autres modification que le passage du « nous » au « je », en souvenir de cette année où nous nous sommes vus souvent, et en hommage au poète, disparu en août 2025. — Jean-François Puff.
"Né en 1967, Stéphane Bouquet est scénariste et critique, dans les domaines du cinéma, de la littérature et de la danse (il a écrit dans Les Cahiers du cinéma, dans Libération, et participé à l’émission Studio danse sur France Culture) : cette activité critique se poursuit ; ainsi le livre récent qu’il a consacré à Clint Eastwood – intitulé Clint fucking Eastwood – a-t-il été très remarqué. Mais il est avant tout poète, comme en témoignent les cinq livres de poésie qu’il a publiés à ce jour, aux éditions Champ Vallon, successivement : Dans l’année de cet âge (2001), Un monde existe (2002), Le mot frère (2005), Un peuple (2007) et Nos amériques (2010)[1]. Si mon attention doit avant tout porter sur ces livres, l’unité des différentes activités que nous avons mentionnées apparaîtra incidemment ; j’aurai l’occasion de le montrer à propos de deux exemples : le film de Sébastien Lifshitz La Traversée (2001) et le spectacle chorégraphique de Mathilde Monnier intitulé Déroute (2001-2002), auquel le poète a participé.
La poésie de Stéphane Bouquet est située de manière singulière dans le champ poétique contemporain : d’une part, le poète refuse d’emblée le textualisme qui domine encore les années dans lesquelles il commence à écrire, et d’autre part, on ne peut dire qu’il s’inscrive dans ce qu’on a appelé le « renouveau lyrique », mouvement qui a son point de départ dans les années 1980. Le refus du textualisme, en ce qu’il enveloppe de rejet de l’art poétique, se signale explicitement dans une citation (datée de 1972, mais dont l’auteur n’est pas mentionné), figurant au début du recueil Un monde existe : « L’idéologie rétrograde, occultante, pour tout dire niaise dont s’entourent ceux qui écrivent de la poésie » ; ce à quoi le poète répond : « mais aussi il y a des larmes et où les stocker ». Quant au renouveau lyrique, ses références sont essentiellement françaises, ou francophones : d’une certaine manière il sort tout entier de Bonnefoy ou Jaccottet ; Stéphane Bouquet, au contraire, multiplie les références à la poésie antique ou étrangère – poésie grecque et latine, poésie américaine, poètes lyriques russes, portugais, allemands. Sa voix lyrique vient d’ailleurs, pourrait-on dire ; mais elle vient d’ailleurs aussi, dans le champ poétique français, parce qu’elle vient de lui, qu’elle ose être sa propre voix, revendiquée comme telle, quitte à se poser comme le point de départ d’un profond désir de communauté.
Le premier livre de Stéphane Bouquet, Dans l’année de cet âge, à ceci d’original qu’il nous fait assister à la naissance d’un poète, en même temps qu’à l’élaboration des poèmes qu’il contient. Le livre est sous titré « 108 poèmes et les proses afférentes » : ce qui désigne un dispositif inédit, qu’il faut décrire. Une première section présente une série de poèmes en vers, numérotés de 1 à 108. La forme qui spontanément s’impose sera pour l’essentiel conservée dans les livres suivants : il s’agit de poèmes brefs, en vers libres qui le plus souvent segmentent un énoncé plus long, volontiers narratif ; l’évolution formelle de l’œuvre ira vers l’allongement – du poème et du vers, jusqu’au grand continuum de Nos amériques. À chacun des poèmes de ce premier livre, correspond dans une seconde section un fragment de prose qui en explicite les circonstances de composition, en rapporte les corrections, les premières lectures critiques (par une petite communauté d’amis), et souvent les déploie poétiquement dans un commentaire qui en prolonge l’expressivité. Ce dispositif nous fait assister au premier moment de l’inspiration poétique, au premier poème du poète, mais il opère aussi une médiation qui donne toute sa complexité au livre. Nous avons d’une part l’élan poétique, le vers, la subjectivité lyrique, et d’autre part une réflexivité qui donne à cet élan tout son sens, sans pourtant l’amortir ni le nier comme tel. Des thèmes caractéristiques d’une poétique, auxquels le poète restera fidèle, apparaissent alors : relation de la poésie et de la vie, souci d’authenticité. Il s’agit à la fois de ne pas trahir la vérité des circonstances vécues d’où procède le poème (par exemple, des noms propres de personnes réellement existantes sont mentionnés, sur le modèle avoué de la poésie latine), mais aussi les circonstances qui donnent lieu à poème sont souvent celles dans lesquelles la vie semble se hausser jusqu’à un surcroît poétique d’elle-même – dans le désir amoureux, par exemple, qui parcourt l’ensemble du livre – l’ensemble de l’œuvre.
D’où le lyrique et l’élégiaque, comme registres dominants des poèmes de Stéphane Bouquet : lyrisme amoureux, perpétuel arrachement à soi dans le désir des garçons dont les livres de poésie constituent l’archive (« j’aurais dû / l’archiver sans tarder » MOND) ; désir infini, insatiable, dont l’impossible épuisement envelopperait la fin du poème (« la naissance de la poésie a des liens avec l’évanouissement de l’amour » ANN – avec la fuite, donc) ; lyrisme élégiaque, dans le revers inévitable de la perte, le poète plus généralement se faisant « une sorte d’historien de l’instant immédiat » (MOND). Dès lors le regard élégiaque se retourne vers soi, vers son vieillir, dans un grand mouvement de déploration qui nous fait retrouver la poésie française : Villon, Du Bellay. Ainsi : « Les ongles rognés / les peaux grattées / les cheveux à terre / je les range en portraits possibles / pour l’ornement du tombeau » (MOND).
Le deuxième livre, Un monde existe, comme ce qui le suivra, conserve cette dimension lyrique et élégiaque : d’une certaine manière Stéphane Bouquet a donné, avec un fragment de Sappho qui figure dans Un Peuple, la racine même de son poème et de ce qu’il qualifie lui-même de « ressassement » : « …chevrier…désir…sueur…/ rose…/…je dis… ». Cependant, le thème de la quête des origines, d’une odyssée vers soi s’approfondit et singularise le livre, introduisant le thème épique.
Plus que d’une odyssée, il faudrait parler de cette première partie du poème d’Homère qu’on appelle la télémachie : c’est en effet dans une quête du père que le poète nous entraîne, parallèlement au film de Sébastien Lifshitz La Traversée, dans lequel il tient le rôle principal. Ce père, un soldat américain d’origine irlandaise, le poète ne l’a pas connu : mais cette quête qui nous présente un monde (les USA du poète) se change vite en une quête de soi, de la part manquante de soi, que Stéphane Bouquet nomme de son dernier prénom, accolé au nom de père, celui qu’il ne porte pas : Kenneth Rhea. Celui-là, c’est la moitié de soi-même, c’est ce frère à qui on aimerait se réunir : « that guy (what’s his name ? / Patersomething i’ve got it / Paterson) / i’d like to be fucked by » (MOND). Dès lors, le livre prend la forme d’une sorte de récit épique, mais d’un récit épique paradoxalement constitué de fragments élégiaques ; et, comme on a pu le voir, Stéphane Bouquet, écrivant en american english, laisse parler cette part de lui-même qui fut longtemps silencieuse : «i want to let / half of me / long mute / sing freely » (MOND). On saisit dès lors la logique de ses choix de traduction, soit des poètes américains qui sont des figures de ce frère imaginé, de ce poète américain possible, que le poète français aurait pu être : Robert Creeley, Paul Blackburn, James Schuyler (surtout). Ici se situe sans doute le ressors de ce désir sans cesse arraché à soi-même, envisageant la multiplicité des garçons, et qui fait la dynamique de l’œuvre, de ceux qu’on ne peut véritablement posséder que dans la langue d’archive du poème – un poème acharné à saisir et exposer l’impossible coïncidence avec soi, qui se cherche de visage en visage et de corps en corps – et qui serait le terme de tout.
Cela sera réfléchi, dans la suite de l’œuvre, avec le thème majeur qui titre Le mot frère : le frère ce devrait être l’amant, et le motif de la ressemblance intervient pas deux fois dans la section de prose qui est vouée à ausculter le mot (intitulée « Prolongation du mot frère ») : « Il trouve aussi que dans l’ancienne Irlande d’où il vient d’une certaine façon le mot brathir faisait se retourner un visage de votre âge à peu près et qui vous ressemblait » ; « il est avec un garçon, un peu semblable à lui, assis dans l’herbe »… Cependant, ce qui est intéressant ici, c’est que, de la même manière que l’élégiaque cherchait à se dépasser en épopée, le désir singulier cherche à se surmonter en fondation de la communauté. Communisme libertaire, démocratie absolue du désir, comme le signale la séquence de trois poèmes intitulées « ouvriers : » (FRE). Ainsi, dans Un peuple, Stéphane Bouquet écrira-t-il : « même une rapide lecture révèle que Marx est l’autre nom des garçons ».
Pour en revenir brièvement au recueil Le mot frère, on y voit se manifester sous une autre forme le thème de la communauté, dans la section « nous marchons » : poèmes écrits parallèlement à un travail avec la chorégraphe Mathilde Monnier, dans lesquels se manifestent une utopie des corps rythmiquement accordés.
Ce peuple, cette communauté que le poète appelle de ses vœux, c’est aussi une communauté de poètes : aussi Un peuple est-il un livre tout entier composé de fragments de prose dont l’incipit est le nom d’un auteur ; ce sont, pour reprendre un titre de Gracq, les « préférences » de Stéphane Bouquet. Dans sa forme, le livre manifeste à nouveau cette oscillation d’une poétique exposée en prose, à la poésie dans la prose, et de la prose au vers. On y trouve une reprise et un approfondissement des grands thèmes que j’ai exposés : sont privilégiés les auteurs qui sont tournés vers le monde extérieur, le monde des sensations, celui des êtres et des choses. Ainsi, exemple emblématique, le Baudelaire idéaliste des « correspondances » y est-il refusé, au profit du Baudelaire flâneur, de la « sainte prostitution » qui caractérise Le Spleen de Paris. Les poètes et penseurs panthéistes américains sont privilégiés : Whitman, Thoreau. Mais le livre emporte aussi dans son mouvement Emilie Dickinson, Pasolini, Cavafis, Rilke – et bien d’autres. L’enjeu de ce livre voué à la pluralité est aussi – mais ce n’est qu’en apparence un paradoxe – de déterminer le lieu de singularité d’une parole : c’est de ce nœud de références, au point de conjonction entre elles – dans leurs correspondances, oserait-on dire – que se dégage la figure du poète.
Nos amériques poursuit : et prolonge ; la spécificité du livre tenant dans sa volonté d’amplitude. Ainsi la forme de longues séquences de distiques de vers libres est-elle privilégiée, évoquant de grands modèles modernistes (dans le champ français, Apollinaire) : le poème y intègre le divers, composant une sorte d’ample paysage mobile d’êtres et de choses.
Car les choses, dans cette œuvre, sont des rencontres et peuplent le monde comme les êtres : et seuls celles et ceux qui sont élus par le désir entrent dans le poème, la plupart du temps. Le négatif vient de ce qu’elles se dérobent, et de la conscience de leur finitude, inquiétude qui sans cesse relance l’écriture.
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[1] Par commodité, nous utiliserons les abréviations suivantes : Dans l’année de cet âge, ANN ; Un monde existe, MOND ; Le mot frère, FRE Un peuple, PLP ; Nos amériques, AM.