Atelier



Proust en bas de page

par Franc Schuerewegen
(Université d'Anvers)


La présente note est librement extraite du texte introductif de Des notes et des textes. Études sur l'annotation (Brill, Rodopi, 2020), qu'on peut lire dans son intégralité sur Fabula. Elle est reproduite dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.



Dossier Paratexte.




Proust en bas de page

On sait que Proust a beaucoup hésité, quand il commence la Recherche, entre deux « genres », l'essai et le roman. Proust veut écrire un texte sur la littérature, il finit par produire un texte littéraire. Il est passé de l'autre côté. Faisons un peu de génétique textuelle à notre manière. Le Contre Sainte-Beuve, c'est-à-dire l'essai critique, n'est pas l'unique point de départ du roman proustien. Proust a aussi exercé, au début du XXe siècle, une activité de traducteur. Les traductions qu'il a faites de l'œuvre de Ruskin sont une autre étape indispensable dans le processus de son « devenir-écrivain ». Or Proust traducteur est également un annotateur assidu et inconditionnel. Pourquoi une bonne traduction ne va-t-elle pas sans annotation selon Proust ? Je lui laisse le soin de répondre. La traduction de La Bible d'Amiens paraît en 1904. Je cite l'« Avant-propos » de la « Préface du traducteur » :

« Je donne ici une traduction de La Bible d'Amiens, de John Ruskin. Mais il m'a semblé que ce n'était pas assez pour le lecteur. Ne lire qu'un livre d'un auteur, c'est voir cet auteur une fois. Or, en causant une fois avec une personne, on peut discerner en elle des traits singuliers. Mais c'est seulement par leur répétition, dans des circonstances variées, qu'on peut les reconnaître pour caractéristiques et essentiels. »[1]

La prise de connaissance d'un livre unique n'est pas satisfaisante, écrit Proust. Il faut un contact avec l'œuvre. Le traducteur a comme mission de veiller à ce que ce contact puisse exister pour son lecteur. À cette fin, les notes sont indispensables :

« En mettant une note au bas du texte de La Bible d'Amiens, chaque fois que ce texte éveillait par des analogies, même lointaines, le souvenir d'autres ouvrages de Ruskin, et en traduisant dans la note le passage qui m'était venu ainsi à l'esprit, j'ai tâché de permettre au lecteur de se placer dans la situation de quelqu'un qui ne se trouverait pas en présence de Ruskin pour la première fois, mais qui, ayant eu avec lui des entretiens antérieurs, pourrait, dans ses paroles, reconnaître ce qui est, chez lui, permanent et fondamental. »[2]

Le texte traduit est accompagné d'une « mémoire improvisée ». Proust compare aussi les notes qu'il ajoute au texte de Ruskin à « une caisse de résonance ». Clairement, comme traducteur, Proust est du genre ambitieux. La traduction qu'il a faite — il est aidé par sa mère et par Marie Nordlinger — s'accompagne d'un second volet qui est un volet proprement critique. On voit également ici le lien avec l'essai sur Sainte-Beuve. Quand Proust dit « essai critique », il pense roman :

« Au fond, aider le lecteur à être impressionné par ces traits singuliers, placer sous ses yeux des traits similaires qui lui permettent de les tenir pour les traits essentiels du génie d'un écrivain, devrait être la première tâche de tout critique. »[3]

Ambiguïté de la note et du geste annotant. Celui-ci transforme, par sa présence, la traduction en commentaire, la note change le contrat de lecture. Il est vrai que le traducteur joue les faux modestes. Nous ne sommes pas dupes toutefois :

« Ceci n'est qu'une traduction, et, pour les notes, la plupart du temps je me suis contenté d'y donner la citation qui me paraissait juste sans y ajouter de commentaires. Quelques notes cependant sont plus développées. Celles-là eussent été plus à leur place, si au lieu de les laisser çà et là, au bas des pages, je les avais fait entrer dans ma préface, qu'elles complètent et rectifient sur plusieurs points. Mais je ne l'ai pas voulu, cette préface reproduisant simplement, sauf cet avant-propos et un post-scriptum plus récent, des articles qu'au moment de la mort de Ruskin j'avais donné au Mercure de France et à la Gazette des Beaux-Arts. »[4]

« Ceci n'est qu'une traduction ». Certes. Mais le préfacier ajoute : « Quelques notes cependant sont plus développées ». Proust a recours à une manœuvre de dénégation. Tout se passe comme si Proust avait lu Genette et médité à sa manière sur la leçon qu'il convient de tirer du livre de 1987. La frontière entre le texte et le paratexte est une « décision de méthode ». On peut déplacer la frontière, la redessiner, la réorienter, quand on veut, comme on veut. Le traducteur de Ruskin, à sa façon, en est parfaitement conscient et, en quelque sorte, il en joue pour prononcer, ici de manière encore discrète, son anch'io son' scrittore. Le texte aurait pu être autre. Les notes auraient pu être des textes. La traduction de Ruskin aurait pu être un texte proustien. Tout peut changer encore, et tout changera.


Si l'exercice auquel il se livre est pour Proust un laboratoire de l'écriture, c'est parce qu'il lui permet, in actu, par ce qu'il est en train d'écrire, de « tester », pour ce qu'il a écrit, des emplacements possibles, d'explorer des configurations changeantes et dont nous savons bien, car nous connaissons la suite, qu'elles auront leur utilité pour le roman à venir. La Recherche est toute proche ; en ce sens, elle a déjà commencé.


Le bon côté de la méthode


J'expliquerai aussi par là le caractère par moments excessif de l'annotation proustienne. Dans la traduction de 1904, les notes sont envahissantes et Proust l'a voulu ainsi. Je cite comme exemple la note 34 dans la section « Notes du chapitre I ». Je précise qu'il s'agit d'une note finale. Le traducteur-annotateur utilise, dans son travail, les deux « systèmes » : notes en bas de page, notes en fin de chapitre. Dans la note que l'on va lire, il en donne les raisons :

« Le lecteur voudra bien remarquer que des notes immédiatement nécessaires à l'intelligence du texte sont données, avec un numéro d'ordre, au bas même de la page ; tandis que les références aux écrivains qui font autorité dans la matière en discussion, ou aux textes qu'on peut citer à l'appui, sont indiquées par une lettre et rejetées à la fin de chaque chapitre. Un bon côté de cette méthode sera que, après la mise en ordre des notes numérotées, je pourrai, si je vois, en relisant l'épreuve, la nécessité d'une plus ample explication, insérer une lettre renvoyant à une note finale sans possibilité de confusion typographique. Les notes finales auront aussi cette utilité de résumer les chapitres et de faire ressortir ce qui est le plus important à se rappeler. »[5]

Il faut présenter le dossier dans son exhaustivité. Le texte de la note que l'on vient de lire est lui-même annoté. Au mot « méthode », Proust ajoute ceci, en bas de page : « Cette méthode n'est du reste, pas suivie dans les chapitres suivants (Note de l'Auteur) ». Les notes génèrent des notes qui à leur tour génèrent des notes et ainsi de suite. Le dispositif devient vertigineux. On sera d'accord avec moi, et avec Joseph II : il y a là trop de notes ! Sans doute s'agit-il pour Proust d'une sorte de jeu. Je remarque que le traducteur-annotateur se parle à lui-même, plus exactement se donne à lui-même des indications de régie : « Un bon côté de cette méthode sera que... je pourrai, si je vois, en relisant l'épreuve », etc. Le passage est curieux. Le texte que j'ai sous les yeux est traité par son auteur comme une épreuve à corriger. Mais je ne lis pas une épreuve, le livre est terminé. La note est alors le lieu où l'on bascule d'un régime d'écriture dans un autre. La note prépare le roman. D'ailleurs, le roman, quand il aura vu le jour, aura encore l'allure et le statut d'une traduction. Je rappelle ce propos également célèbre du Temps retrouvé :

« […] le seul livre vrai, un grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à l'inventer puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur. »[6]

Pour qui envisage ici encore les choses rétrospectivement, en quelque sorte tout s'explique. On sait la fameuse phrase du Côté de chez Swann : « Tout Combray est sorti d'une tasse de thé »[7]. On la transpose assez facilement pour ce qui concerne nos petites observations sur la genèse du roman proustien. Une bonne part de la Recherche est « sortie » d'une série de notes grâce auxquelles Proust transforme une traduction de Ruskin en essai critique et, par-delà, en véritable socle pour un futur programme d'écriture.


Où l'on est d'abord désemparé, puis trouve une solution


Une chose sur Proust encore, et sur une autre note en bas de page. Dans les dernières pages du Temps retrouvé, le « je » proustien a la certitude de sa « vocation », il va écrire son livre, il n'en doute plus. Eurêka ! Il faudra ajouter, pour être exact, que l'écrivain en herbe a déjà écrit un livre et qu'en ce sens il récidive. C'est ce que rappelle le passage que l'on va lire :

« J'avais eu de la facilité, jeune, et Bergotte avait trouvé mes pages de collégien « parfaites ».[8]

Texte et paratexte. Le paratexte peut devenir texte, le texte, paratexte. Nous commençons à bien connaître la musique. L'astérisque appelle une note, celle-ci précise : « Allusion au premier livre de l'auteur, Les Plaisirs et les jours ». Que les notes appellent les notes ne nous étonne plus vraiment. Mais la suite est plus troublante. Les éditeurs de la Pléiade ajoutent à la note, faisant partie du texte du roman, une note éditoriale que l'on trouve en fin de volume :

« Les Plaisirs et les Jours ont paru en 1896 chez Calmann-Lévy, avec une préface d'Anatole France qui louait chez Proust “une sûreté qui surprend en un si jeune archer”. »[9]

J'ose avouer que la note des éditeurs me laisse sur ma faim. Une question subsiste dont on ne dit rien ici. C'est aussi la question importante à mes yeux. De qui est la note nous renvoyant aux Plaisirs et les Jours ? Je peux poser la question de manière plus précise encore, en reprenant le vocabulaire genettien : la note en bas de page du roman proustien est-elle auctoriale ou allographe, authentique ou fictive ? Ou serait-elle tout cela à la fois ?


Je réfléchis au problème. À vrai dire, je suis désemparé. Puisqu'il est question de l'auteur (« le premier livre de l'auteur »), on peut faire l'hypothèse d'une note allographe. Un tiers a ajouté cette information. Il pourrait s'agir — pourquoi pas ? — de Robert Proust qui a été comme on sait le premier éditeur du Temps retrouvé. Mais l'hypothèse allographique est fragile vu que Proust peut aussi avoir choisi de parler de lui-même à la troisième personne. Ne désigne-t-il pas dans la Recherche par le pronom « je » un autre lui-même, donc un « il » ? Supposons que, dans la note expliquant « l'allusion », il a recours à la stratégie inverse, appelant donc « il » un « je ». Le régime n'est alors pas allographique mais auctorial.


L'hypothèse d'une note auctoriale, toutefois, est elle aussi sujette à caution, pour à peu près la même raison d'ailleurs. Proust n'est pas Marcel. L'instance qui s'exprime dans le roman a publié des « pages de collégien ». Pages de collégien ne veut pas dire roman. Nous ne parlons pas du même livre. Quand je prends connaissance de la note, j'ai le livre de Proust entre les mains alors qu'il est question, dans le texte du roman, d'une œuvre encore inexistante qu'il s'agit de mettre en chantier. A la fois la lecture allographique et la lecture auctoriale s'avèrent problématiques. Il faut poursuivre l'enquête.


La note du Temps retrouvé est-elle fictive et, donc, du point de vue du référent, inauthentique ? On a également du mal à le soutenir. Les Plaisirs et les jours ont bien été publiés chez Calmann-Lévy en 1896, et Proust est le véritable auteur du livre. L'effet que produit la note est de brouiller la frontière entre fiction et réalité. Les repères disparaissent, on erre dans un no man's land de l'attribution des textes.


Alors que conclure de tout cela ? Le mieux est peut-être, provisoirement, de maintenir, malgré tout, l'hypothèse auctoriale. On dira donc que Proust annote Proust en créant, cependant, un régime spécial et sans doute délibérément indécidable d'annotation. L'objet auquel renvoie la note existe vraiment, il s'agit bien d'un livre publié par le vrai Proust, à savoir Les Plaisirs et les Jours. Mais l'instance annotante est un auteur fictif, appelons-le le pseudo-Proust qui nous raconte sa « vocation » dans les mêmes pages. Proust en d'autres mots joue à ne pas être Proust, en somme : comme quand il se fait appeler Marcel. Il est dans un jeu de rôles et c'est le geste d'annotation que lui autorise à être plusieurs. Peut-être s'amuse-t-il à redevenir un instant, en un endroit stratégique de son œuvre, car on arrive à la fin, l'ambitieux et aussi malicieux traducteur-annotateur qu'il a été à trente ans. En ce cas, la boucle est bouclée. L'histoire de la genèse de la Recherche du temps perdu commence par une traduction et des notes en bas de page. À l'autre bout, elle se résume par une note également. Proust met sa vie, et son parcours, en note de bas de page.


Franc Schuerewegen (Université d'Anvers) 2020


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en octobre 2020.




[1] Marcel Proust, Préface, traduction et notes à La Bible d'Amiens de John Ruskin, éd. établie par Yves-Michel Ergal, Paris, Bartillat, 2007, p. 11.

[2] La Bible d'Amiens, p. 12.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 14.

[5] Ibid., p. 116.

[6] Le Temps retrouvé, À la Recherche du temps perdu, éd. Jean-Yves Tadié, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, p. 469.

[7] « Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier […] tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé », Du Côté de chez Swann, éd. cit., t. I, p. 47.

[8] Le Temps retrouvé, éd. cit., p. 618.

[9] Ibid., p. 1315, note 4 de la p. 618.



Franc Schuerewegen

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Octobre 2020 à 20h43.