Atelier




Variation

par Juliette Loesch
Doctorante à l'Université de Lausanne


Le présent texte est issu des journées doctorales organisées à l'Université de Lausanne les 4 et 5 juin 2018 par la Formation doctorale interdisciplinaire en partenariat avec l'équipe Littérature, histoire, esthétique de l'Université Paris 8 et Fabula, sous le titre «Quelle théorie pour quelle thèse?». Les jeunes chercheurs étaient invités à y présenter oralement un concept élaboré ou forgé dans le cours de leur travail, ou une notion dont les contours restaient flous mais dont le besoin se faisait pour eux sentir, ou encore la discussion critique d'une catégorie reçue, puis à produire une brève notice destinée à nourrir l'encyclopédie des notions de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.


Dossier Penser par notions






Variation


On dissocie historiquement la traduction de l'adaptation en cela que ces deux activités portent sur des objets distincts: la première s'attache en priorité au passage d'un texte d'une langue à l'autre, tandis que la seconde implique un processus de recontextualisation à la fois culturel, générique et médiatique plus large entre plusieurs systèmes de sens et formes artistiques. Or, à l'heure où se pose de plus en plus la question du partage des disciplines et de l'artificialité de telles séparations, la limite entre traduction et adaptation se brouille pour laisser transparaître des dynamiques de création similaires. Inspiré de la musicologie et de la danse, le terme de variation permet d'envisager les produits de tels mouvements traductifs et adaptatifs comme des formes de réécriture et transmédiation exprimant une créativité propre tout en participant au dialogue constant entre les œuvres.


Suite à l'article de Roman Jakobson «On Linguistic Aspects of Translation» (1959), le concept de traduction a été élargi pour inclure ce que le linguiste appelle la «traduction intersémiotique», autrement dit «l'interprétation de signes verbaux par des signes non verbaux»[1]. Bien que cette définition ait notamment amorcé un rapprochement entre la traduction et l'adaptation, les champs des Translation Studies et des Adaptation Studies sont encore réticents à mettre en dialogue leurs approches critiques et méthodologiques. Certes, les spécificités des médias mobilisés engagent des processus de transposition particuliers qu'il convient de souligner et étudier, mais la traduction et l'adaptation s'inscrivent néanmoins dans des mouvements créatifs très proches. Comme le résume Katja Krebs, ces disciplines impliquent toutes deux des dynamiques interdisciplinaires et collaboratives de réécriture qui remettent en cause les notions d'autorité liées à l'œuvre originale[2]. Martá Minier va même plus loin, démontrant qu'il n'y a pas de critère objectif permettant de distinguer clairement les deux procédés[3]. Dans ce contexte, on s'interroge sur le lexique qui conviendrait à de tels mouvements de transformation, à l'image de Julie Sanders qui prône l'utilisation d'un vocabulaire actif et kinésique pour décrire les adaptations comme prenant part à la trajectoire vers leur devenir, mais également au dialogue avec les œuvres passées qui les ont inspirées directement ou indirectement[4]. La notion de variation me semble répondre au partage des disciplines en offrant un concept opératoire et rassembleur pour traiter de ces dynamiques de recréation selon un modèle plus souple et moins cloisonné.


La variation, au sens musicologique du terme, tire son origine des improvisations baroques[5] et désigne la reprise d'un thème modifié au niveau modal, rythmique ou mélodique. Transposé à des processus de traduction et d'adaptation, ce principe permet d'envisager l'œuvre dite originale comme le thème et les diverses reprises en d'autres langues, genres ou média comme des variations qui renouvellent et modifient l'«air» initial afin d'en explorer d'autres potentialités. La génétique littéraire utilise également ce terme pour faire référence aux différentes versions, manuscrites ou publiées, d'un même texte. Ici aussi, la démarche des généticiens consiste à remettre en cause le statut autoritaire de la version publiée en identifiant les nombreuses variations qui existent dans le parcours d'une même publication[6]. En outre, la variation est utilisée dans un sens chorégraphique en danse classique et contemporaine, où elle décrit un segment autonome d'un ballet mettant en évidence les compétences techniques des solistes. Il s'agit donc d'un épisode qui appartient à l'histoire du ballet mais fonctionne aussi indépendamment. En ce sens, cette notion se rapproche des concepts de transfictionnalité et de transmedia storytelling développés respectivement par Richard Saint-Gelais et Henry Jenkins pour décrire un monde fictionnel s'étendant à plusieurs œuvres distinctes. La variation se prête ainsi à un usage critique et méthodologique qui dépasse le cadre de son usage premier et à une mise en relation de diverses formes d'expression artistique dans le cadre d'une recherche interdisciplinaire et comparative.


Considérons un thème qui a abondamment circulé au fil des siècles et deux de ses variations: l'histoire de Salomé et les versions d'Oscar Wilde et de Maurice Béjart. Après les Évangiles de Marc et Mathieu, la fille d'Hérodias a dansé pour la tête de Jean-Baptiste sous la plume ou le pinceau de nombreux artistes, inspirant notamment les proches du symbolisme que Wilde admirait tant. Nourri de cet engouement littéraire et pictural, l'écrivain irlandais met à profit plusieurs formes de traduction et d'adaptation dans sa Salomé. En 1891, il rédige en effet cette pièce en français dans le but de tirer des effets étranges de sa langue seconde, et ce n'est que par la suite que Salomé est traduite en anglais par Lord Alfred Douglas, en collaboration avec Wilde, dans une édition illustrée par Aubrey Beardsley. En outre, le dramaturge puise allégrement dans de nombreuses autres versions du mythe biblique, comme celles de Gustave Flaubert, de Stéphane Mallarmé, de Karl-Joris Huysmans ou encore du peintre Gustave Moreau. Ses nombreux emprunts lui ont valu des accusations de plagiat, mais Wilde considérait que la création était répétition et que ce n'était pas le sujet mais la manière dont on le traite qui importait[7]. Sa propre variation sur Salomé s'inscrit donc dans la lignée de ce que la recherche en traductologie prône depuis son récent «tournant créatif»: elle remet en question l'autorité qu'on attribue à l'«original» pour souligner la dimension traductive de la création littéraire en général. La pièce de Wilde est une œuvre plurielle et en mouvement, fruit d'un travail collaboratif en lien avec les variations précédentes sur ce thème et ouverte sur son devenir.


À son tour, sa Salomé a provoqué une série de variations perpétuant ce flux, comme en témoignent les adaptations chorégraphiques de Maurice Béjart. Les neufs ballets, films et opéra créés par le chorégraphe français entre 1969 et 2003 témoignent non seulement du dialogue constant entre les différentes variations sur le thème de Salomé, mais également de la diversité formelle que ces dernières peuvent prendre. Pour revenir au sens chorégraphique de variation, ce segment de ballet est également un moment où le ou la soliste montre en quoi ses qualités techniques et scéniques rendent son interprétation unique. Une variation prend donc part à la dynamique transcréatrice[8] d'une même histoire ou d'un même thème, comme Salomé, mais existe aussi en tant que telle pour sa créativité propre.


Ce concept opératoire permet ainsi d'inscrire les œuvres dans un mouvement de création et recréation et de mettre en lumière les liens et échanges entre les différentes variations. Il fait également écho à la condition de variance qui caractérise la création littéraire et artistique en général et évacue les notions de hiérarchie entre original et copie pour mettre l'accent sur le dialogue constant entre les œuvres. Tout en invitant à considérer les dynamiques de transcréation elles-mêmes comme objet d'étude, ce concept insiste sur la créativité nécessaire pour produire une nouvelle variation sur un même thème, car c'est bien dans la variation, au sens de différence, que se détache la voix singulière de l'interprète.



Juliette Loesch, automne 2018


Pages associées: Penser par notions, Adaptation, Traduction, Musique, Danse?, Réécriture?, Autorité, Génétique, Transfiction, Plagiat, Variance?, Variante



Bibliographie


Jean-Michel Adam, « Récritures et variation : pour une génétique linguistique et textuelle », Modèles linguistiques, 59 (2009), pp. 23-50. https://journals.openedition.org/ml/332


Susan Bassnett, Comparative Literature. A Critical Introduction, Oxford, Blackwell, 1993.


Luc Van Doorslaer et Laurence Raw, «Adaptation Studies and Translation Studies: Very Interactive Yet Distinct», dans Yves Gambier et Luc van Doorslaer (dir.), Border Crossings: Translation Studies and Other Disciplines, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, 2016, pp. 189-204.


Martine Hennard Dutheil de la Rochère, Reading, Translating, Rewriting: Angela Carter's Translational Poetics, Détroit, Wayne State University Press, 2013.


Linda Hutcheon et Siobhan O'Flynn, A Theory of Adaptation, Londres et New York, Routledge, 2012.


Roman Jakobson, «On Linguistic Aspects of Translation», The Translation Studies Reader, dans Lawrence Venuti (dir.), New York et Londres, Routledge, 2004, pp. 138-143.


Henry Jenkins (trad. Mélanie Bourdaa), «La licorne origami contre-attaque: Réflexions plus poussées sur le transmedia storytelling», Terminal 112 (2013), pp. 1-14. https://journals.openedition.org/terminal/455 


Katja Krebs, «Translation-Adaptation: Two Sides of an Ideological Coin», dans Laurence Raw (dir.),Translation, Adaptation, Transformation, Londres, Continuum, 2012, pp. 42-53.


Andre Lefevere, Translation, Rewriting, and the Manipulation of the Literary Frame, Londres et New York, Routledge, 1992.


Thomas Leitch, «Thirteen Rounds, No Decision, for Translation and Adaptation», Literature/Film Quarterly, 41.1 (2013), pp. 80-82. https://www.jstor.org/stable/43798934?seq=1#page_scan_tab_contents


Eugenia Loffredo et Manuela Perteghella, «Introduction», dans Manuela Perteghella et Eugenia Loffredo (dir.), Translation and Creativity: Perspective on Creative Writing and Translation Studies, Londres, Continuum, 2006, pp. 1-16.


Márta Minier, «Definitions, Dyads, Triads and Other Points of Connection in Translation and Adaptation Discourse», dans Katja Krebs (dir.), Translation and Adaptation in Theatre and Film, New York et Londres, Routledge, 2014, pp. 14-35.


Richard Saint-Gelais, «Adaptation et Transfictionnalité», dans Richard Saint-Gelais, L'Adaptation dans tous ses états: passage d'un mode d'expression à un autre, Québec, Editions Nota Bene, 1999, pp. 243-258.


Julie Sanders, Adaptation and Appropriation, Londres et New York, Routledge, 2016, p. 50.


Cynthia S. K. Tsui, «The Authenticity in “Adaptation”: A Theoretical Perspective from Translation Studies», Translation, Adaptation, Transformation, dans Laurence Raw (dir.), Londres, Continuum, 2012, pp. 54-60.


Kees De Vries, «Intertextuality and Intermediality in Oscar Wilde's Salome or: How Oscar Wilde became a Postmodernist», dans Michael Y. Bennett (dir.), Refiguring Oscar Wilde's Salome, Amsterdam et New York, Rodopi, 2011, pp. 235-256.





[1] Roman Jakobson, «On Linguistic Aspects of Translation», The Translation Studies Reader, dans Lawrence Venuti (dir.), New York et Londres, Routledge, 2004, p. 127. (Je traduis.)

[2] Katja Krebs, «Translation-Adaptation: Two Sides of an Ideological Coin», dans Laurence Raw (dir.), Translation, Adaptation, Transformation, Londres, Continuum, 2012, p. 43.

[3] Márta Minier, «Definitions, Dyads, Triads and Other Points of Connection in Translation and Adaptation Discourse», dans Katja Krebs (dir.), Translation and Adaptation in Theatre and Film, New York et Londres, Routledge, 2014, p. 14.

[4] Julie Sanders, Adaptation and Appropriation, Londres et New York, Routledge, 2016, p. 50.

[5]Ibid., p. 51.

[6] Voir par exemple Jean-Michel Adam, « Récritures et variation : pour une génétique linguistique et textuelle », Modèles linguistiques, 59 (2009), pp. 23-50.

[7] Kees De Vries, «Intertextuality and Intermediality in Oscar Wilde's Salome or: How Oscar Wilde became a Postmodernist», dans Michael Y. Bennett (dir.), Refiguring Oscar Wilde's Salome, Amsterdam et New York, Rodopi, 2011, p. 239.

[8] Je reprends ici la notion de transcréation développée par Martine Hennard Dutheil de la Rochère pour envisager la source elle-même comme participant déjà d'une dynamique de traduction-adaptation. Voir par exemple Martine Hennard Dutheil de la Rochère, Reading, Translating, Rewriting : Angela Carter's Translational Poetics, Détroit, Wayne State University Press, 2013.




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Dernière mise à jour de cette page le 24 Septembre 2019 à 10h18.