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Théorie des textes possibles. Pour une critique créatrice

Théorie des textes possibles. Pour une critique créatrice

Publié le par Marc Escola

Théorie des textes possibles
Pour une critique créatrice

Il faudrait supposer l'oeuvre non encore faite, l'oeuvre à faire,

entrer dans le courant créateur qui est antérieur à elle, qui la dépose et qui la dépasse.

En d'autres termes, la critique vraiment créatrice, vraiment adéquate à la création géniale, consisterait à engendrer le génie,

au sens où l'on dit que la géométrie engendre une figure

lorsqu'elle la définit par le mouvement qui la donne.

A. THIBAUDET, Physiologie de la critique, 1930 : « La création en critique »



La critique littéraire est-elle vouée par nature et fonction à rester un « discours second » entièrement subordonné à un texte premier qui peut seul prétendre à la dignité d'un discours créateur ? Si l'activité critique est régulièrement raillée, par les auteurs eux-mêmes, comme une pratique « parasite », est-il tout à fait déraisonnable d'espérer réconcilier critique et création, en projetant des formes de commentaires qui s'autorisent à intervenir sur la lettre du texte pour l'imaginer autrement ?

Des thèses de M. CHARLES sur la "culture rhétorique" (L'Arbre et la source & Introduction à l'étude des textes, Seuil, 1985 & 1995) aux « contre-enquêtes » de P. BAYARD qui invitent à une forme de critique « interventionniste » pour laquelle « il n'y a pas d'oeuvre complète » (Qui a tué Roger Ackroyd ?, Enquête sur Hamlet, L'Affaire du Chien des Baskerville, Minuit, 1998, 2002, 2008), des déclarations plus anciennes de M. BUTOR (« L'activité critique consiste à considérer les oeuvres comme inachevées », Répertoire III, Minuit, 1968 : « La critique et l'invention ») aux propositions plus discrètes de J. DUBOIS (« À l'heure où de nombreux romans enferment leur propre métadiscours, il n'est pas anormal que, de son côté, l'opération critique paye son tribut à l'oeuvre d'imagination et réinvente dans certaines limites le roman dont elle traite », [in :] La Critique et l'invention, Éditions Cécile Defaut/Villa Gillet, 2004 : « Pour une critique-fiction ») jusqu'à l'état des lieux dressé par Y. CITTON (Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Amsterdam, 2007), des dernières lignes de Nouveau Discours du récit (Seuil, 1983) où G. GENETTE revendiquait pour la poétique tout le champ des possibles et donc aussi de l'inédit (« À quoi servirait la théorie si elle ne servait aussi à inventer la pratique. […] Nous n'avons fait jusqu'ici interpréter la littérature, il s'agit maintenant de la transformer ») jusqu'au récent Codicille (Seuil, 2009) où le même théoricien ne s'interdit pas d'interpoler dans Mme Bovary quelque monologue d'un Charles adultère, il semble que tout un courant de la poétique moderne n'ait cessé de revendiquer pour la critique littéraire un droit de réponse aux sollicitations de l'oeuvre, et la possibilité de relever le défi toujours lancé par les auteurs — « Faites-en donc autant ! ».

Dans le droit fil de deux précédents colloques organisés par l'équipe Fabula (La Case blanche. Théorie littéraire et textes possibles, 2006, et Lire pour écrire. Une nouvelle finalité pour l'enseignement de la littérature, 2008, à paraître) et des travaux en cours réunis dans les pages « Textes possibles » de l'Atelier du théorie littéraire du site Fabula, une prochaine livraison de la revue C.R.I.N. (Cahiers de recherche des instituts néerlandais de langue et de littérature française, dirigés par F. Schuerewegen & M. Smeets, publiés par l'Université de Nimègue (Pays-Bas) et diffusés par les éditions Rodopi) voudrait rassembler une douzaine de contributions consacrées aux aspects proprement théoriques de toutes les « transgressions » de la frontière séparant texte et métatexte, mais aussi aux nouvelles formes de commentaire qui tentent de conjuguer commentaire et réécriture pour concevoir le discours critique comme production de « variantes ».  

Les propositions d'une quinzaine de lignes sont à adresser simultanément à Marc.Escola@univ-paris8.fr  & Sophie Rabau (srabau@free.fr) avant le 30 octobre 2009. Doctorants & jeunes chercheurs bienvenus.
Pour les auteurs retenus, les textes finaux (5000 mots environ, précédés d'un bref résumé de 8 à 10 lignes) seront à remettre avant le 15 mai 2010, pour une parution à l'automne suivant.


À la demande des participants, une journée d'études et de discussion des textes reçus pourra être organisée à l'automne 2010, dans le cadre des activités de l'équipe Fabula à l'École Normale Supérieure.

*  *  *

Sommaire prévisionnel (propositions retenues fin 2009):

M. Escola (Paris 8) & S. Rabau (Paris 3)
Présentation

1. M. Douguet (doctorant, ENS & Paris 8)
« Cent mille milliards de tragédie »
À l'âge classique, une pièce de théâtre est entre autres choses une suite de scènes, c'est-à-dire de rencontres et de dialogues entre divers personnages, représentées au public dans un certain ordre.
C'est cet ordre que l'on voudrait ici remettre en question, en prenant l'exemple d'Andromaque, que l'on recomposera en montrant qu'il est possible de représenter la même histoire avec les mêmes scènes disposées dans un ordre différent, en ne réécrivant que les quelques vers qui raccroche chaque scène à ses voisines (annonces d'entrée ou de sortie). La première scène de l'acte II ferait notamment une excellente scène d'exposition, tandis que la première scène de l'acte I pourrait être représentée beaucoup plus tard.
Cette multitude de variantes possibles soulève de nombreuses questions : est-il possible de justifier le choix dispositif de Racine ? Y a-t-il un critère permettant de savoir si un changement de disposition est « acceptable » ? Que nous apprend la possibilité de ce changement ? Et quelle peut être la valeur pédagogique d'un tel exercice ?

2. J. Dubois (Liège),
« Activation des personnages de roman et sens potentiels »
En chaque roman, il est un personnage de premier plan, auquel nous tenons compagnie. Et puis il y a les autres qui s'étagent dans la profondeur du champ. Quelques-uns d'entre eux se prêtent plus que d'autres à nos désirs et à nos rêves. Le lecteur, qui les perçoit en lignes de fuite, en potentialités vivantes, s'impatiente de ne pouvoir s'y arrêter. Le critique, lui, peut se sentir autorisé à aller y voir. Sans pour autant attribuer à ces personnages-là un destin à part (comme le font ceux qui proposent des suites à Madame Bovary), il choisit alors de les activer en s'appuyant sur certains éléments du texte à valeur indicielle.
Son propos sera donc de mettre au jour des zones du texte qui sont en latence et n'ont pas été lues. Ce qui induira une redistribution des accents à l'intérieur de la fiction et éventuellement une nouvelle structuration des rôles. Par-delà, les éléments activés s'indexeront sur des significations de nature psychique ou sociale que le texte gardait en réserve, les « disant sans les dire ».
À partir d'exemples tous féminins, on montrera comment Clélia Conti (La Chartreuse de Parme), Albertine Simonet (À la recherche du temps perdu) et Marie (La Vérité sur Marie de J.-Ph. Toussaint) sont de ces personnages de haute potentialité qui demandent à être activés.

3. B. Franceschini, (doctorant, Bordeaux 3 & Montréal) :
« J. Roubaud médiéviste : Graal Fiction, ouvroir de critique potentielle »
On connaît bien l'oulipien qu'est Roubaud mais on lui accorde plus rarement les qualités du médiéviste en dépit de ses plongées récurrentes dans la littérature du Moyen Âge. C'est pourtant avec son Graal Fiction, publié en 1978, qu'il semble inaugurer une relation toute privilégiée avec les lettres médiévales en se proposant une lecture bien singulière des récits arthuriens. L'essai pose en effet, ne serait-ce que par son titre, une ambiguïté quant à sa nature a priori critique puisque, à écouter Genette, la « métatextualité n'est jamais de l'ordre de la fiction ». L'ouvrage, à vrai dire, ne cesse d'entretenir ce flou entre ce qu'on attendrait du commentaire pur et ce qui ressort manifestement de l'hypertextualité et s'ouvre, par exemple, sur une posture herméneutique sans cesse taraudée par la plume du poète : « Voici de nombreuses années déjà, nous sommes partis à l'assaut du mystère. Nous l'avons résolu. … Mais attention ! Tout ne sera pas dit ici, dans le premier des vingt-six volumes de notre Graal fiction. Les secrets du Graal, Maître Blihis nous en a avertis, sont dangereux. … IL FAUT ÊTRE PRUDENT. » En se voyant ainsi investi par la parole du conteur, l'essai trahit le refus d'enfermer le Moyen Âge dans l'espace érudit de la glose : pour Roubaud, le meilleur moyen d'exprimer son intérêt pour les lettres médiévales, c'est encore de les accueillir au coeur même de la pratique littéraire. Pourtant, les réécritures qui traversent le Graal Fiction n'en restent pas moins autant de textes passés au crible d'un regard singulier : s'il s'agira ici de penser le métatexte en termes d'hypertexte, il faudra réciproquement considérer que la re-création assume aussi une fonction commentative, peut-être plhus efficace encore que la pure relation critique qui n'est pas, toujours selon Genette, aussi « libre dans ses allures ». En cédant à la réécriture, la médiévistique roubaldienne marque une étape de plus dans le commentaire : pointer dans le corpus médiéval ce que ses auteurs ont laissé de possible à la littérature pour mieux l'exploiter ensuite, c'est, bien sûr, construire une analyse sur le mode oulipien. Le Graal Fiction serait, en ce sens, un autre ouvroir d'écriture potentielle.

3. M. Lavault (docteur, Paris 4)
« Petits essais de fiction autour d'À la recherche du temps perdu »
La réflexion s'organisera en deux temps. On voudrait d'abord montrer que le statut de la fiction dans À la recherche du temps perdu est défini, au sein de la narration elle-même, sur le mode de l'expérimentation des possibles : d'une part, parce que le texte met en évidence, et ce de manière de plus en plus explicite au fil des volumes, sa propre contingence en exhibant ses mécanismes de production ; de l'autre parce que, ce faisant, il invite à considérer la, ou plutôt les fictions qu'il construit comme des « essais », des possibilités narratives mettant en scène des expériences multiples qui, prises dans un réseau de relations serrées, proposent en retour un modèle de lecture créatrice, ou si l'on préfère un canevas, une trame, offerts à la fabulation du lecteur. Il s'agira ensuite de voir comment le lecteur de la Recherche élabore sa propre « fiction critique », selon le terme emprunté à Jacques Dubois, tant à partir de l'analyse de commentaires critiques que l'on proposera de lire comme des essais de réécriture, que selon des propositions plus personnelles, conçues comme de « petits essais de fiction ». On dégagera ainsi  trois prises possibles pour ces entreprises de « fabulation critique », qui ont l'intérêt de mettre en lumière le fonctionnement profond du texte de la Recherche : d'une part, les intrigues abandonnées au sein du roman qui incitent à la continuation ; d'autre part, les symétries tronquées, les parallélismes bancals ou encore les « vides structurels » qui demandent à être complétés ; enfin, les « dysfonctionnements » et les incohérences du texte qui appellent rectifications, aménagements et changements de perspective, principalement autour de la question de l'homosexualité.
4. F. Pennanech (docteur Paris 4 & Le Havre)
« La possibilité d'un style »
Dans Le Hors-Sujet, Pierre Bayard partait d'un constat indiscutable : Proust est trop long. On se souvient que l'essayiste mettait en place un protocole de récriture destiné à abréger la Recherche en la délestant de ses digressions. Cette démarche nous paraît salutaire, mais insuffisante : en effet, lorsque l'on dit que Proust est trop long, ce n'est pas seulement la longueur du roman qui est visée, c'est aussi et peut-être surtout celle des phrases. On propose donc de compléter le trop timide projet de Pierre Bayard en réfléchissant à la possibilité de refaire Proust en lui prodiguant une cure d'atticisme.
Une telle démarche ne va pas de soi, y compris au sein de la théorie des textes possibles qui s'est davantage illustrée, jusqu'ici, dans des « continuations » analeptiques ou paraleptiques de textes narratifs ou dramatiques. Ce qui est envisagé ici est une « transtylisation », ce qui correspond à un tout autre type d'hypertexte. De sorte que c'est sur la possibilité même de l'opération qui devra être mise en question.
1. Il faudra d'abord s'interroger sur les fondements théoriques de notre projet, et revenir à la conception du style dont elle peut se prévaloir. On rappellera donc les débats métastylistiques des années 1990 en montrant de quelle façon la possibilité d'une transtylisation de Proust est liée à une conception rhétorique du style.
2. Cela nous amènera donc directement à envisager dans un deuxième temps de quelle façon les représentants d'une stylistique adossée à une herméneutique peuvent s'opposer à toute récriture de Proust. Puisqu'aussi bien l'étude la phrase proustienne constitue un véritable sous-genre critique, il faudra proposer une typologie des différentes manières de donner une nécessité au style. L'étude des présupposés de ces analyses stylistiques aura pour tâche de démontrer, à l'inverse, que la phrase de Proust « telle qu'elle est » n'a rien de nécessaire, et peut donc sans dommages être refaite.
3. On ne négligera cependant pas l'objection majeure qui peut être opposée à cette démarche : si du Proust sans les digressions reste du Proust, du Proust sans les méandres de la phrase proustienne n'est plus du Proust. Cette identification d'un auteur à un trait de style nous amènera alors à proposer une solution originale, consistant à aller chercher dans les brouillons des phrases brèves qui sont bel et bien de Proust. La théorie des textes possibles pouvant se définir comme une « génétique sans brouillons », il sera sans doute utile d'ouvrir par ce geste le dossier des liens entre stylistique, génétique et textes possibles.

5. R. Saint-Gelais (Laval)
« La transfictionnalité honteuse en critique littéraire »
Si l'on appelle « tranfictionnalité » le domaine des pratiques textuelles procurant un prolongement quelconque à une fiction préexistante (par expansion, version, croisement avec d'autres fictions, etc.), il semble à première vue que la critique, activité par définition métatextuelle, ne saurait en faire partie : traitant les textes qu'elle commente comme des fictions, la critique se situerait forcément à l'extérieur du cadre fictionnel. Les exemples se multiplient cependant qui démontrent, en acte, la possibilité d'une critique transfictionnelle : quelques récents essais de Pierre Bayard (Qui a tué Roger Ackroyd ?, Enquête sur Hamlet, L'affaire du chien des Baskerville) mais aussi plusieurs ouvrages de John Sutherland (Is Heathcliffe a Murderer ?, Can Jane Eyre Be Happy ?, Where Was Rebecca Shut ?, Who Betrays Elisabeth Bennet ?) et, déjà, la critique holmésienne dont l'ingéniosité confine souvent à la réinvention des intrigues policières de Conan Doyle. Si ces exemples spectaculaires sont riches en enseignements, on ne négligera pas pour autant l'action plus discrète de la transfictionnalité dans une critique littéraire d'obédience plus traditionnelle qui n'hésite pas à enter sur les récits diverses inférences, notamment psychologisantes, sans pourtant jamais décrire comme une intervention ce qu'elle pense plutôt comme la mise au jour d'un sens implicite du texte lui-même. Ce sont les modalités et les enjeux de cette critique transfictionnelle honteuse que nous nous proposons d'examiner ici.
6. M. Chehab (Chypre)
« Gaia ou le poème (im)possible : Saint-John Perse annotant Jean Bollack »
La lecture active, crayon en main, que fait Saint-John Perse de l'Empédocle de Jean Bollack, est entièrement tendue vers la réutilisation. Il s'établit, de ce fait, une « relation productrice » à l'égard du texte lu. Cette lecture peut donc être entendue comme purement « créative».
Ou plutôt ces lectures. Le fait que l'Empédocle de Bollack porte un très grand nombre d'annotations est en soi significatif, lorsque l'on sait le poids que les annotations portées sur les livres de sa bibliothèque peuvent avoir dans la préparation des poèmes persiens. Mais le fait qu'elles soient dans le cas d'Empédocle doubles, suscite un intérêt particulier : curieusement, il existe en effet deux exemplaires annotés du premier tome de l'Empédocle de Jean Bollack. Quel qu'en soit le motif, l'existence des deux ouvrages identiques annotés — fait unique en son genre dans la bibliothèque du poète — prouve l'importance de cette lecture pour Saint-John Perse. Le collationnement des annotations a révélé qu'elles ne sont pas exactement semblables, ce qui exclut la version d'une copie en faveur de celle d'une seconde lecture. Mais leur similarité, quelquefois étonnante, indique en revanche, que d'une lecture à l'autre, le principe qui avait guidé la sélection du poète était le même. C'est à la recherche de l'oeuvre possible Gaia, alors en préparation, mais jamais publiée, que l'on se propose de partir : si le texte fini est censé contenir la somme de ses virtualités, vers quoi tendent les virtualités d'un texte jamais rédigé ?

7. L. Depretto (doctorante, Paris 8 & ENS)
« Lettres possibles. Pour un critique épistolier »
Quand une lettre de fiction se perd, tombe d'une poche, est volée, elle n'est généralement pas perdue pour tout le monde. Si son destinataire ne la lit pas, ou avec retard, le lecteur de roman est souvent assuré d'y avoir accès. L'inverse est peut-être plus rare : le personnage sait bien ce qu'il a écrit, ou ce qu'il a reçu, mais pas le lecteur. Les critiques qui travaillent sur l'épistolaire ont déjà fait mention de ces cas de « lettres implicites », « lettres fantômes », partiellement reproduites, résumées, ou seulement mentionnées, la « lettre volée » d'Edgard Poe faisant figure de cas d'école.
Si l'on sait bien ce qui dans la lettre de Mme de Rênal entraîne le geste de Julien Sorel, il est bien le seul à la lire en entier. Rien n'interdit de rêver au reste de « cette lettre extrêmement longue et à demi effacée par les larmes », « écrite avec plus de soin qu'à l'ordinaire ». Des lettres de Pauline à Raphaël jetées au feu ne reste qu'un texte à trous que le critique, s'il voulait, pourrait s'ingénier à compléter : « …Assise à ta porte…attendu…Caprice…j'obéis…Des rivales…moi, non ! … ta Pauline…aime…plus de Pauline donc ?... Si tu avais voulu me quitter, tu ne m'aurais pas abandonnée…Amour éternel…Mourir » (La Peau de chagrin). La lettre qu'Octave écrit dans Armance pour révéler son secret à sa cousine sera déchirée avant que personne n'ait pu la lire. Sans elle, l'énigme de son comportement reste entière, à charge pour le critique d'imaginer ce qu'elle contenait, et pourquoi pas, de l'écrire ? Personne n'a accès non plus aux lettres jamais décachetées que la duchesse de Langeais envoya à Armand de Montriveau, aux « lettres fort longues » de Fabrice, ni à celle que découvre Bernard Profitendieu dans Les Faux-monnayeurs.
On se propose de s'intéresser à toutes ces lettres fictionnelles qu'on ne lit pas, ou pas in extenso, mais dont on est souvent prié de croire, sans jamais les avoir vues, qu'elles contiennent bien ce que le narrateur — ou l'auteur — nous en dit, quand il veut bien nous en dire quelque chose. Lecteur indiscret par nature, le critique doit-il s'accommoder de telles privations ou relever le défi de lettres encore à écrire, à compléter ou à changer ? Décidant de rétablir une égalité de savoir, le critique dès lors peut se rêver en secrétaire du romancier, écrivant celles qu'il n'a fait que résumer, finissant les inachevées, sauvant et recollant les morceaux de celles qu'il a fait brûler ou déchirer trop tôt, trop vite. Supposons toutes ces lettres possibles accédant à l'existence, on se demandera ce qu'elles font, une fois écrites, à la fiction dans laquelle elles s'insèrent ; s'il est toujours sage d'écrire une lettre que le romancier ne voulait pas écrire. Y a-t-il des cas où l'écriture de ces lettres par le critique changerait le déroulement de l'histoire ? Une lettre peut-elle introduire une variante ? Écrivant une lettre, le critique réinventerait des épisodes, le dénouement d'une intrigue, offrirait une seconde chance aux personnages — qui auraient enfin le temps de finir leur lettre, renonceraient à les supprimer, prendraient la peine de les ouvrir — et qui sait, ainsi, changerait leur vie ?

8. F. Schuerewegen (Anvers & Nimègue)
« Proust et Charles (Ray & Michel) »
Pierre Bayard, dans son livre sur Proust et la digression (Le Hors-sujet, 1996), défend l'idée selon laquelle, s'il n'y a aucune référence à la musique de Ray Charles chez Proust, cette absence de référence « n'empêche nullement des affinités d'exister ou de se produire entre certaines de ses mélodies et des thèmes de la Recherche ». Nous prendrons Pierre Bayard à la lettre : s'agissant de Proust, de la lecture de son oeuvre, la « piste » Ray Charles est en effet légitime et révélatrice. Mais encore faut-il savoir de quel Charles on parle. Plus exactement : chez Pierre Bayard, un Charles peut en cacher un autre. À partir d'un exemple concret et local, nous voudrions revenir à la question épineuse des rapports, en critique littéraire, entre rhétorique et herméneutique.

9. A. Welfringer (doctorant Paris 8)
« Étranges épidémies de décès dans les Fables de La Fontaine »
À l'ouverture de son premier essai de « critique policière », P. Bayard proposait d'en étendre la méthode à des oeuvres résolument non policières : « De nombreux décès de la littérature, et pas seulement policière, mériteraient d'être reconsidérés. Qui s'est jamais interrogé sérieusement, par exemple, sur les étranges épidémies de décès qui frappent les héros des fables de La Fontaine ? Est-on si assuré que la dame aux camélias soit morte de mort naturelle ? Est-il exclu que madame Bovary ait été assassinée ? Et que sait-on au juste du décès de Bergotte ? (Qui a tué Roger Ackroyd ?, 1998). Or, peut-on s'interroger sur les « étranges décès » des Fables de la même manière que dans les romans au régime « réaliste » privilégiés par P. Bayard ? Fondée sur une invraisemblance (la parole animale), la fiction dans la fable a un statut non mimétique mais rhétorique ; elle (n')est (qu')une figure destinée en droit à être décryptée sans reste par la moralité ; le monde fictif, d'une moindre densité ontologique, y est tout provisoire. La « brièveté » de l'apologue réduit la consistance et l'extension nécessaires aux spéculations de la critique policière. Enfin, P. Bayard s'appuie sur le « principe d'incomplétude » inhérent à la fiction ; or, dans la fable, les « blancs » relèvent aussi d'un impératif générique. Appliquer la critique policière à un apologue, c'est le lire comme (c'est-à-dire en faire) un roman, l'inscrire dans un autre modèle herméneutique ; la chose peut sembler coûteuse. On voudrait néanmoins revenir sur cette proposition à partir de quelques-unes de ces « étranges épidémies de décès », notamment « Les Animaux malades de la peste ». On n'y soupçonnera pas quelque attentat à l'arme épidémiologique que des terroristes auraient négligé de revendiquer, mais on sera sensible à sa structure pré-policière (le lion somme les suspects de passer aux aveux), et au (long) prologue qui fait de la peste la punition d'un crime : la condamnation inique de l'âne aurait-elle laissé impuni le véritable coupable ? Si la fable ne tranche pas quant à la pertinence de l'enquête en en taisant l'issue, elle en est emblématique d'une interrogation sur la pertinence d'une lecture policière des Fables. Et ses commentateurs ne sont guère moins interventionnistes que P. Bayard, comme si la rhétorique de la fable appelait un tel geste. La fable telle que la pratique La Fontaine (amplification non fonctionnelle, délégation de la moralité à des personnages peu fiables) pourrait bien requérir le scepticisme radical d'une critique policière qu'il s'agira de fonder en droit et à nouveaux frais moyennant quelques adaptations aux spécificités du genre, en pariant qu'elle pourrait être bien proche du type de lecture pratiqué au XVIIe siècle.
10. Y. Citton (Grenoble)
« Transduction interprétative et émergence du virtuel »
 Le philosophe Gilbert Simondon désigne par le terme de transduction « une opération physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche, à l'intérieur d'un domaine » ou à travers des domaines apparemment séparés. L'interprétation relève d'un jeu de transduction dans la mesure où elle fait passer un texte ou une phrase d'une époque à une autre, d'un domaine de savoir à un autre, d'une référence à une autre, à travers les différences, les disparités voire les incompatibilités qui les séparent. Au lieu de centrer la perspective sur l'interprète qui s'approprie un texte du passé, la notion de transduction nous invite à mettre l'activité de l'oeuvre elle-même au coeur du dynamisme de propagation qui traverse différents domaines et différentes époques. Non pas toutefois l'oeuvre-texte, la suite de mots imprimée qui peut en principe survivre dans une bibliothèque verrouillée où personne ne la consulte, mais l'oeuvre-virtuelle, en tant qu'elle ne vit qu'autant qu'elle produit des effets dans les sociétés humaines. La réflexion sur les textes possibles, reconsidérée à la lumière de la transduction simondonienne, nous invite à considérer l'oeuvre comme toujours située dans l'avenir, comme permanente émergence de virtuel.

11. S. Rabau (Paris 3)
« Puissances de Racine »
Les commentaires à l'Odyssée rédigés par le jeune Racine ont donné lieu à des lectures fortement orientées et clairement téléologiques : la critique y cherche en puissance et le génie de Racine et l'esquisse de ses futures pièces, quand ce n'est pas dans le texte d'Homère que l'on cherche à deviner, à travers le prisme des lectures raciniennes, l'esquisse de Phèdre, Andromaque ou Bérénice. Prenant acte de ce que le commentaire est une écriture en puissance, nous contesterons cependant la continuité que l'on veut établir entre le génie de l'écrivain et celui du lecteur ; nous ne chercherons pas dans les Remarques sur l'Odyssée l'annonce de ce que Racine écrira, mais plutôt la possibilité de pièces inédites qu'il n'écrivit pas et qu'il serait d'ailleurs difficile d'attribuer à l'auteur tragique que nous connaissons. En d'autres termes, la productivité du commentaire racinien — et du commentaire en général — possède une logique propre qu'il convient de séparer de la création auctoriale, pour apprécier à sa juste mesure la créativité de Racine lecteur, sans la penser à l'aune de la créativité de Racine poète. Car il se pourrait bien, d'ailleurs, que Racine lecteur soit autrement génial, plus sûrement inventif que Racine poète : on jugera sur pièce.

12. L. Zimmermann (docteur, Paris 8)
« La place du défaut »
Si la théorie des textes possibles s'autorise notamment, pour tout un pan de ce qu'elle avance, du ou des défaut(s) du texte, elle conduit du coup à s'interroger quant à la place même du défaut, qu'elle met en valeur même si c'est pour l'éliminer ou le réduire. Et ce n'est pas l'une des moindres qualités de la théorie des textes possibles de conduire à questionner le rôle du défaut dans les oeuvres, du défaut voire de l'imperfection à laquelle toute une tradition, depuis Longin, a déjà offert une place.

13. N. Solomon (Perpignan)
« Léon Bloy : le démolisseur romanesque »
Chez Léon Bloy, l'éreintement est un genre souverain : le portrait qu'il propose d'un Daudet, d'un Goncourt, d'un Paul Bourget les introduit dans un univers bien à lui qui a tout à voir avec la scatologie, le dégoût, l'ordure et la mort. Ses critiques sont ainsi l'occasion de proposer de courtes scènes, des fictions-éclairs, qui donnent à voir les oeuvres de façon parfaitement inédite : il ne parle pas du texte, il invente un univers qui en rend compte et qui finit par vivre de sa vie propre. D'où le caractère réjouissant d'une lecture qui peut amuser même quand on ne connaît pas très bien la victime ni son ouvrage.
Il s'agit donc pour Bloy de mettre son empreinte sur l'oeuvre des autres, en dessinant des portraits qui sont aussi le reflet de l'époque. La démesure de ses admirations comme de ses détestations, qui voue ses victimes à rien moins qu'à l'indignité, montre bien qu'il vise autre chose que les malheureuses cibles de ses imprécations littéraires.
L'oeuvre critique de Léon Bloy ne se lit pas seulement par intérêt pour les auteurs qu'il commente, les articles les plus féroces racontent l'histoire d'un commis-voyageur, d'un impuissant, d'un efféminé grotesque, et si l'écrivain se dessine derrière ces portraits cruels, c'est le personnage de fiction, le double méprisable qui en est le véritable héros. L'oeuvre des autres est ainsi l'occasion pour le critique de se montrer romancier (ou nouvelliste) en miniature.
On pourrait étudier cette technique romanesque de Bloy qui fait de la critique littéraire un instrument quasi stylistique plutôt qu'un genre ou un discours.