La littérature tunisienne d’expression française : évolution, ruptures et perspectives (Tozeur, Tunisie)
L’Institut Supérieur des Etudes Appliquées en Humanités de Tozeur organise une journée d’études intitulée :
« La littérature tunisienne d’expression française : évolution, ruptures et perspectives »
Le 7 avril 2026
Les trois pays du Maghreb que sont le Maroc, l’Algérie et la Tunisie ont été marqués, ces dernières décennies, par de profondes mutations politiques, sociales et culturelles. En Tunisie, le « printemps tunisien » constitue un moment de bascule décisif, révélateur d’un pays tiraillé entre deux pôles idéologiques majeurs : le courant progressiste et le courant islamiste. Comme l’écrit Béatrice Hibou, « la révolution tunisienne a été moins un point d’arrivée qu’un point de départ, révélant la densité des contradictions sociales » (Hibou, La force de l'obéissance, 2011). Cette (r)évolution, avec ses paradoxes et ses contradictions, ne cesse d’influencer les imaginaires, les discours et les sensibilités. Elle trouve dans la littérature tunisienne d’expression francophone un espace privilégié de résonance et de contestation.
Ainsi, la production littéraire du début du XXIᵉ siècle témoigne d’une émergence du thème de la révolution. Les titres mêmes des œuvres — Tunisie, questions à mon pays, En pays assoiffé d’Emna Belhaj Yahia, Noces de jasmin de Hella Feki ou Le vent se lève en janvier d’Ali Abassi Toumi — inscrivent la « révolution du jasmin » au cœur de la création littéraire tunisienne. Enthousiasmés par l’élan de liberté du peuple tunisien, les écrivains francophones relatent ce moment historique où se conjuguent libération de la parole, aspirations démocratiques, retour en force du religieux et apparition des premières étincelles du « printemps arabe ». Dans En pays assoiffé (2011), Emna Belhaj Yahia souligne que « la Tunisie qui surgit est une Tunisie en manque de repères, mais avide de parole ». De même, Hella Feki, dans Noces de jasmin (2012), montre comment l’événement révolutionnaire devient « une matrice d’émotions, d’espérances et de désillusions ».
Dans ces textes, l’effervescence idéologique et les contradictions du réel affleurent : inégalités sociales, anarchie, corruption, violence et déceptions postrévolutionnaires. Les romans s’emparent d’enjeux cruciaux : déséquilibre régional, chômage, montée du terrorisme, crise de la citoyenneté, etc. Abdelwahab Meddeb note que « la Tunisie porte en elle deux forces antagonistes : la lumière de la modernité et l’ombre du conservatisme » (Meddeb, Sortir de la malédiction, 2013), dualité exacerbée après 2011. Les écrivains tunisiens d’expression française explorent ces tensions à travers des écrits où le politique se mêle au quotidien, où le tragique côtoie l’espoir.
Si la génération des aînés à l’image d’Ahmed Mahfoudh et Samir Marzouki se préoccupe de la représentation et du procès du réel, une nouvelle génération d’auteurs comme Yamen Manai, Samy Mokaddem, Mohamed Harmel, Khaoula Hosni, entre autres renouvelle profondément les cadres esthétiques en investissant les genres du fantastique, de l’horreur, du thriller et en explorant la mondialisation, les technologies ou les mutations identitaires. Comme le souligne Mourad Yelles, « la littérature maghrébine contemporaine s’ouvre au monde en hybridant les genres et en reconfigurant l’imaginaire » (Yelles, Littératures du Maghreb, 2012). La littérature tunisienne d’expression française s’ouvre ainsi à de nouvelles formes de sensibilité et d’imaginaire, révélant une transition ou une rupture avec les premières générations, historiquement marquées par la lutte anticoloniale, la crispation identitaire et la résistance culturelle.
L’un des phénomènes les plus significatifs de cette évolution demeure la montée d’une écriture féminine tunisienne riche et plurielle. Hélé Béji affirme : « écrire, pour la femme tunisienne, c’est à la fois briser un silence et inventer une langue à soi » (Béji, L’Alphabet du moi, 1994). Le processus d’émancipation de la femme et ses limites deviennent matière à renouvellement poétique, narratif et linguistique. Cette littérature, portée notamment par Emna Belhaj Yahia, Azza Filali, Faouzia Zouari ou Hélé Béji, déconstruit les représentations mythiques de la féminité et leur substitue une perspective ancrée dans la réalité sociale, politique et intime. Les écrivaines interrogent les contraintes patriarcales, les dynamiques familiales, la sexualité, la citoyenneté, mais aussi la mémoire et l’avenir, dans une langue investie d’une sensibilité proprement tunisienne. Loin de se cantonner à des influences extérieures ou à des modèles féministes universels, les auteures tunisiennes réinventent leur rapport au monde en puisant dans les spécificités socioculturelles du pays. Leurs œuvres se situent au croisement de l’exploration de soi, du témoignage et de la réflexion sur l’évolution de la société tunisienne.
Ainsi, la littérature tunisienne d’expression française apparaît comme un espace de résistance, de mémoire, d’affirmation identitaire, mais aussi d’innovation esthétique. Elle reflète les tensions de la société tunisienne contemporaine, tout en participant activement à la réécriture de ses horizons possibles.
En quoi la production littéraire tunisienne d’expression française reflète-t-elle les transitions et ruptures profondes du paysage tunisien qu’elles soient politiques, identitaires, linguistiques ou esthétiques ? Comment les écrivains redéfinissent-ils les contours de cette littérature en articulant mémoire, résistance, modernité et réinvention des genres ?
Cette journée d’études se propose d’enrichir la réflexion sur la littérature tunisienne francophone, son évolution, ses modalités narratives et ses enjeux.
Sans prétendre à l’exhaustivité, sont retenus les axes suivants :
Littérature tunisienne francophone et Révolution
Analyse des résonances de la révolution dans la littérature tunisienne ; représentation du « printemps tunisien » comme rupture esthétique et idéologique.
Évolutions éthiques et esthétiques
Étude des transformations des genres, des thèmes et des formes : passage des écritures identitaires et résistantes aux nouvelles thématiques liées à la mondialisation, aux technologies, au fantastique et aux enjeux environnementaux.
Hybridité culturelle et linguistique
Analyser les interactions entre les cultures et/ou langues en tenant compte de leur coexistence et des questions de l’altérité, la symbiose, l’acculturation, etc.
Littérature et réalités socio-politiques
Impact de la colonisation, de la révolution et des tensions sociopolitiques sur la création littéraire ; articulation entre écriture, lutte et revendication. Et images de la Tunisie dans la littérature francophone moderne : lieux, paysages, frontières, exil, ancrage et transformations.
La voix des femmes
Émergence d’une littérature tunisienne féminine francophone audacieuse, travaillant les tabous, le corps, la famille, l’émancipation et les formes de résistance.
Témoignage et écriture de la mémoire
Analyse des récits postcoloniaux et postrévolutionnaires documentant injustices, violence d’État et transition démocratique.
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Les propositions de contribution ainsi qu’une notice bibliographique sont à envoyer à l’adresse suivante : herzisabrine@yahoo.fr avant le 1 février 2026.
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Le comité scientifique
Ali ABASSI TOUMI
Ahmed MAHFOUDH
Badreddine BEN HENDA
Hssan BKHAIRIA
Narjess SAIDI
Nizar BEN SAAD
Samir MARZOUKI
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Les coordinateurs
Sabrine HERZI
Wael TABBABI
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Le comité d’organisation
Kais GHNIJI
Ahlem CHARFEDDINE
Hadria MBARKI
Ines KHLAF
Manel REBHI
Sonia JERBI
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Bibliographie
· Bendana, Kmar. La Tunisie contemporaine. Tunis, 2016.
· Bouhdiba, Abdelwaheb. La société tunisienne. Tunis, 1995.
· Bouraoui, Hédi. La littérature maghrébine de langue française. Montréal : Hurtubise, 2003.
· Chouikha, Larbi et Gobe, Éric. La Tunisie de la révolution. Paris : CNRS Éditions, 2015.
· Habib, Salha (dir.), Le roman maghrébin de langue française aujourd’hui : rupture et continuité, Tunis : Faculté des lettres, des arts et des humanités de la Manouba / View Design International, 2008.
· Geisser, Vincent. La nouvelle question tunisienne. Paris : L’Harmattan, 2011.
· Larguèche, Dalenda. Femmes, pouvoir et société en Tunisie. Tunis : Nirvana, 2018.
· Bessis, Sophie. Histoire de la Tunisie. Tallandier, 2019.
· Bouzid, Néjia. Littérature tunisienne d’expression française. Tunis, 2014.
· Ayari, Michaël. Tunisie : la transition inachevée. International Crisis Group, 2015.
· Lefort, Claude. Penser la révolution tunisienne. Paris, 2014.
· Bessis, Sophie et Belhassen, Souhayr. Femmes du Maghreb. Paris : Jean-Claude Lattès, 1992.
· Sraïeb, Noureddine et al. Femmes et littérature au Maghreb. Paris, 2000.
· S. Kassab-Charfi et A. Khedher, Un siècle de littérature en Tunisie (1900-2017), Paris, Honoré Champion, 2019.
· Sonia Zlitni Fitouri, Réinventer la nature : Pour une écopoétique des littératures de langue française, Paris, L’Harmattan, 2024.
· Hachemaoui, Mohamed. La Tunisie après la révolution. Paris, 2015.
· Gana, Nouri. The Tunisian Revolution and Its Discontent. 2013.