L’Histoire dans le roman : décentrement, revisite et réécriture (Université Cadi Ayyad de Marrakech, Maroc)
L’Histoire dans le roman : décentrement, revisite et réécriture
L’Histoire est « le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré »1, qu’elle soit avec sa petite « h » ou sa « grande hache »2, elle est « fille du récit. […] faire de l’Histoire, c’est raconter une histoire »3. Ce processus de narrativisation de l’écriture historiographique permet d’interroger les rapports entre le roman et l’Histoire.
Depuis la distinction aristotélicienne entre l’historien qui raconte « ce qui est arrivé » et le poète qui relate « ce qui aurait pu arriver », les rapports entre le roman et l’histoire n’ont cessé d’osciller entre mimétisme, concurrence et complémentarité. Si le XIXe siècle a consacré le roman historique comme genre codifié, la littérature contemporaine semble avoir franchi une nouvelle étape, marquée par une indétermination générique croissante. C’est pour cela que nous assistons aujourd'hui à une porosité inédite des frontières. D’une part, l’histoire se fait de plus en plus narrative, assumant sa part de subjectivité et de mise en intrigue, « le roman vrai » de Paul Veyne, le « texte-recherche » d’Ivan Jablonka pourraient être une parfaite illustration. D’autre part, le roman s’affirme comme un dispositif de relecture et de reconfiguration du passé, en sapant toute la prétention d’un récit historique unique à la vérité. Cette inflexion se comprend dans le contexte de la délégitimation des métarécits, analysée par Lyotard, et de l’intégration progressive des « histoires mineures » : celles des acteurs longtemps marginalisés par l’écriture de l’Histoire.
Ce numéro se propose d’interroger les nouvelles alliances et les conflits de légitimité entre le roman et l’Histoire, ainsi que les modalités par lesquelles le roman s’empare aujourd’hui du matériau historique, non plus pour la « servir », mais pour la décentrer, la revisiter et la réécrire. Cette contribution a pour objectif d’analyser les mécanismes esthétiques et les implications idéologiques associés au décentrement, à la revisite et à la réécriture du passé, en montrant comment le roman, en subsumant et en déstabilisant la distinction entre fiction et Histoire, institue un terrain d’analyse critique dans lequel se restructurent les relations au passé, à la mémoire et aux dispositifs de pouvoir. Il s’agira, en somme, d’articuler une perspective éthique, poétique et politique sur l’ Histoire entendue comme matrice de récits hétérodoxes.
Paul Valéry, Regards sur le monde actuel et autres essais, Paris, Gallimard, 1966, p. 40. Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance, Paris, Gallimard, Coll. L’imaginaire, 1975, p.10. François Furet, L’Atelier de l’histoire, Paris, Flammarion, 1982, p. 73. Aristote, Poétique et rhétorique, (chap. IX) tra. Charles-Émile Ruelle, Paris, Garnier 1883, p.21.
Axe 1 : Le décentrement
Le premier axe portera sur le décentrement comme geste fondateur de la réappropriation romanesque de l’Histoire. Par décentrement, on entendra à la fois le déplacement du point de vue (choix de narrateurs périphériques, subalternes, dominés) et la délocalisation des espaces (passage des centres impériaux aux marges coloniales ou postcoloniales). Ce décentrement romanesque rejoint les analyses des historiens de la micro-histoire, qui ont mis en évidence la fécondité des focales réduites pour interroger les grands récits nationaux.
De nombreux romans contemporains prennent pour protagonistes des figures ordinaires, marginalisées et/ou passées sous silence, qui servent de prisme à une relecture critique des événements historiques majeurs. Ce choix narratif désaxe les versions officielles en révélant les zones d’ombre, les non-dits, les silences imposés par les discours dominants et hégémoniques. La mise en avant des voix minorées, voix féminines, voix des colonisés, voix des migrants, voix des sans voix, contribue à décentrer l’Histoire des grands Hommes, des batailles et des traités, pour la rapprocher des expériences de vie sensibles et fragmentaires de ces sujets singuliers.
Ce décentrement peut également être pensé en termes de « roman transnational », tel qu’il a été décrit par des travaux récents qui soulignent la manière dont le roman déborde les cadres nationaux et participe à une circulation de récits entre espaces, langues et cultures. Au lieu de reconduire une perspective téléologique de la modernité centrée sur l’Occident, ces fictions mettent en scène des historicités plurielles, hétérogènes, parfois conflictuelles, qui obligent à repenser les hiérarchies implicites entre centres et périphéries. Le roman se transforme ainsi en un lieu privilégié de déconstruction des cartes géopolitiques de l’Histoire.
Axe 2 : Revisite
Le deuxième axe analysera la notion de « revisite » du passé, entendue comme retour critique sur des événements, des périodes ou des mythes fondateurs. Revisiter l’Histoire, pour nombre de romanciers, consiste moins à combler un manque d’information qu’à interroger les conditions mêmes de production du savoir historique et à exposer ses angles morts. Le roman apparaît ainsi comme un espace de confrontation entre différentes mémoires officielles, communautaires, familiales, traumatiques ...
Cette revisite passe souvent par la mise en récit de la mémoire, individuelle et collective, sous la forme de témoignages, de récits rétrospectifs, de journaux intimes, de lettres ou d’archives fictives. Par le biais de ces procédés, le roman met en évidence les stratégies par lesquelles les sujets tentent de reprendre possession d’un passé partiellement effacé ou refoulé. La fragmentation narrative, la multiplicité des voix et la présence de narrateurs peu fiables constituent une poétique de l’incertitude qui déstabilise l’illusion d’un passé univoque et immuable.
Dans ce contexte, la notion de « contre‑mémoire », telle qu’elle a été développée à la suite de Foucault, est particulièrement opératoire : le roman peut être envisagé comme un lieu où s’élaborent des récits concurrents, capables de résister aux versions hégémoniques du passé. À travers la réécriture de moments historiques fondateurs de la colonisation, de l’esclavage, des guerres mondiales et des dictatures, les romanciers ne se contentent pas à rectifier ou compléter l’Histoire : ils mettent au jour ses mécanismes d’exclusion et de naturalisation, révélant les diverses violences qui structurent la mémoire collective.
Axe 3 : Réécrire
Le troisième axe s'intéressera à la réécriture de l’Histoire en tant que pratique emblématique de la postmodernité littéraire. De nombreux critiques ont fréquemment souligné que la réécriture historique est devenue un marqueur central de la fiction postmoderne, en particulier dans les « méta-romans historiques » qui interrogent leurs propres procédés de représentation du passé. Cette réécriture se traduit par l’hybridation des registres (documentaire, fictionnel, essayistique), la multiplication de sources apocryphes, le recours au pastiche et à l’ironie, ainsi que par le jeu avec les genres (policier, uchronie, fantastique), visant à dévoiler les mécanismes d’élaboration des récits historiques.
La mise en cause de la transparence référentielle et de l’illusion réaliste ne débouche pas pour autant sur un relativisme nihiliste. Au contraire, la mise en fiction de l’Histoire tend à révéler la dimension construite, narrative et idéologique de tout discours historique. En faisant apparaître les choix de focalisation, de mise en intrigue et de hiérarchisation des faits, ces romans montrent que l’Histoire, comme la littérature, repose sur des opérations de sélection et d’interprétation. Le scepticisme qu’ils introduisent à l’égard d’une vérité historique absolue n’a pas pour objet de discréditer la connaissance, mais de rendre perceptibles les rapports de pouvoir qui en régissent la production.
La réécriture concerne également les mythes fondateurs et les grands textes du patrimoine, que des romanciers revisitent pour en subvertir la logique, en déplacer les enjeux, voire en renverser les valeurs. De nombreuses œuvres contemporaines reprennent des récits antiques, bibliques ou canoniques en leur donnant une voix féminine ou minoritaire, produisant ainsi un double mouvement de démythification et de réappropriation.
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· La notification des articles retenus : le 15 juin 2026
La date de parution du numéro est prévue pour septembre 2026
Bibliographie indicative
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VINDT, Gérard, GIRAUD, Nicole, Les grands romans historiques, France, Bordas, 1991.
Coordination
ELQADERY Abderrahman, Université Hassan II, Mohammedia.
NADIM NADIM Loubna, Université de Grenade, Espagne.
Comité scientifique
ABDELLI, Olfa, Université de Nabeul, Tunisie
ABDELOUAHED, Hanae, Université Chouaïb Dokkali, El Jadida
AMERMOUCH Zineb, Université Hassan II, Mohammedia
AMRAOUI Abdelaziz, Université Cadi Ayyad, Marrakech
BENBELLA Bouchra, Université Moulay Ismaïl, Meknès
BENNANI Fatiha, Université Hassan II, Casablanca
BOUROUAHA Yassine, Université Cadi Ayyad, Marrakech
CHICO MORALES José Manuel, Université Estrémadure, Espagne
CLEMENTE Escobar Ángel, Université de Grenade, Espagne
DAOUSSI Syrine, Université de Grenade, Espagne
EL MSILI Fadoua, Université Mohammed I, Oujda
ELQADERY Abderrahman, Université Hassan II, Mohammedia.
EL YAKOUBI Khadija, Université Cadi Ayyad, Marrakech
ESCOBAR Ángel Clemente, Université de Grenade, Espagne
ESSAKHI Abderrahman, Université Chouaïb Dokkali, El Jadida
FATHI Adil, Université Cadi Ayyad, Safi
FELLAHI Salma, Université Chouaïb Dokkali, El Jadida
GHARIB Abdel-Ali, Université Sultan Moulay Slimane, Benni Mellal
GREGORI ALGARRA Estrella, Université Polytechnique de Valence, Espagne
HOUDZI Ahmad Aziz, Université Cadi Ayyad, Marrakech
HYSO Ardiana, Université de Tirana, Albanie
IBN EL FAROUK Abdelhamid, Université Hassan II, Mohammedia
JAKUBCZUK, Renata, Université de Lublin, Pologne
KRIM Abdelillah, Université Ibn Tofail, Kénitra
LAFRIFRA Abdennacer, Université Cadi Ayyad, Safi
LAHLOU Asmae, Université Hassan I, Berrechid
LAHLOU Mohammed, Université Cadi Ayyad, Marrakech
MABROUK Hassna, Université Chouaïb Dokkali, El Jadida.
MABROUR Abdelouahad, Université Chouaïb Dokkali, El Jadida.
MARTAH Amine, Université Cadi Ayyad, Marrakech
MARTIN Quatremare Fanny, Université de Grenade, Espagne
MZIOUD Hajar, Université Hassan II, Mohammedia
NADIM NADIM Loubna, Université de Grenade, Espagne.
NERCI Najate, Université Hassan II, Casablanca
QUAGHEBEUR Marc, AEEF, Belgique
RIFKI Safaa, Université Hassan II, Mohammedia
SADIQ Abdelhaï, Université Cadi Ayyad, Marrakech
SANCHEZ DIOSDADO, Juan Manuel , de l’Université de Cadix
SERHANI Mounir, Université Hassan II, Mohammedia
SISSAO Alain Joseph, Institut des sciences des sociétés, Ouagadougou, Burkina Faso
TSOULI Safia, Université Hassan II, Casablanca