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Littérature numérique et performance

Littérature numérique et performance

Publié le par Alexandre Gefen (Source : Gilles Bonnet)

Colloque

Littérature numérique & performance

27-28 mai 2015

Université Lyon 3-Villa Gillet

 

Responsables scientifiques :

 

Gilles Bonnet (MARGE/ Université Jean Moulin-Lyon 3)

Serge Bouchardon (COSTECH/Université de Technologie de Compiègne)

Lucile Haute (EnsadLab / École nationale supérieure des Arts Décoratifs)

Alexandra Saemmer (CEMTI / Université Paris 8)

 

 

La performance se définit a minima par l’inscription d’une présence hic et nunc. Or, une modalité essentielle de lecture de l’œuvre numérique, plus spatiale que temporelle, révèle l’importance, dans l’affichage du contenu textuel, de cette actualisation. La poésie numérique « animée » ou « cinétique » renoue ainsi avec l’héritage de la poésie concrète comme tension vers la performance[1], et nécessite ce que l’on a pu appeler une « lecture locale dans le temps », où je perçois, comme par de mentales captures d’écran, non l’ensemble du texte, mais chacune de ses apparitions. L’exemple le plus radical en est probablement la génération du poème de Julien d’Abrigeon, « Proposition de voyage temporel dans l’infinité d’un instant », exclusivement constitué de la date et de l’heure de la consultation du site Web par l’internaute[2]. Par là, le texte poétique numérique retrouve les modalités propres à l’oral, dont le message, rappelle Paul Zumthor, est compréhensible, non comme un tout, comme le fait un texte écrit, mais bien « au fur et à mesure de son déroulement, de manière progressive et concrète »[3]. La perception du « transitoire observable » (Philippe Bootz) constitue d’ailleurs l’enjeu essentiel de nombreuses œuvres numériques (Tramway, d’Alexandra Saemmer) qui appartiennent pleinement, jusqu’à en faire même leur sujet, à une esthétique du flux. La lecture isochrone exigée assimile l’expérience de la lecture à celle d’une performance artistique, d’autant que dans bien des œuvres numériques, le texte se fait happening, au sens où il se construit (et se détruit) sous nos yeux, mettant en valeur davantage le faire que le produit[4].

L’interactivité elle-même, au cœur de cette culture numérique, peut être mise en relation avec les pratiques performancielles comme les happenings, qui font appel à une participation massive du public. L’œuvre numérique génère un texte non seulement à lire, mais à manipuler, dans une pratique que l’on qualifie généralement d’ergodique[5], pour indiquer le travail qu’elle exige ? Quelles spécificités de lecture le passage du roman à l’œuvre numérique (songeons à l’adaptation de Moderato Cantabile de Marguerite Duras sous le titre de Bientôt l’été[6]) induit-il ? L’hypertexte entretient d’étroits rapports avec le texte didascalique, en cela qu’il contient une injonction implicite à destination du lecteur (« cliquez ») : on n’est pas loin de ce qu’Anne Ubersfeld identifiait comme le sous-texte de la didascalie, en proposant d’entendre derrière toute mention du type « une chaise », l’énoncé « mettez une chaise ». Cliquer s’apparenterait alors à l’actualisation d’un texte qui, de fait, basculerait dans le lot de ces « arts à deux temps » définis par Nelson Goodman. Le lien hypertexte n’est-il pas de la sorte déposé dans le texte littéraire numérique comme en attente d’actualisation nourrissant « le fantasme d’une participation directe [du lecteur] à l’œuvre »[7]? Il nie en effet implicitement le caractère différé de la communication écrite, pour proposer à son lecteur, s’il clique, un effet d’immédiateté, ou pour reprendre les termes de Zumthor, une « fiction d’immédiateté » propre à la performance. Dès lors, en quoi les appréhensions de la théâtralité peuvent-elles permettre, après les travaux fondateurs de Brenda Laurel[8], de saisir des modes d’actualisation propres au texte numérique ?

L’œuvre numérique, en particulier la poésie cinétique, travaille, à l’instar de la performance, la matière corporelle. Simplement, le corps du texte, par des jeux typographiques notamment, dans la lignée de la poésie concrète, y remplace le plus souvent (et encore, pas toujours : voir My Google Body) le corps du performeur. Rappelons une autre évidence : dès le début du XXe siècle et ses manifestations au sein du futurisme et de Dada, la performance fut une réalisation multimédia cultivant la simultanéité des actions artistiques (et les années 1950 radicalisèrent cet aspect : que l’on pense à L’Événement sans titre de Cage, par exemple). La littérature contemporaine, elle, se caractérise notamment par une ouverture aux autres arts, aux « potentialités offertes par la démultiplication des langages et des médias utilisés par les artistes »[9]. Les écritures numériques déportent ainsi le texte de ses assises linguistiques, et rejoignent la performance dans sa volonté de déborder la logosphère. Programmées, les œuvres numériques appartiennent d’ailleurs à un environnement, ou mieux  à un dispositif, qu’il paraît possible de comparer à ceux de la performance[10].

Enfin, la performance s’épanouit aux âges de contestation de l’objet d’art (années 1960-1970 en France, domination de l’art conceptuel). Elle participe d’un mouvement général de dématérialisation de l’art, qui n’est pas sans rappeler les rapports, complexes voire problématiques, qu’entretient actuellement l’œuvre littéraire numérique avec l’objet-livre, c’est-à-dire le livre-papier (cf. rôle du grand distributeur numérique l’immateriel.fr…). Préférer désormais parler de contenu, plutôt que d’œuvre ou de livre, c’est bien s’engouffrer dans une nouvelle forme de dématérialisation. Pourtant, la littérature numérique semble parallèlement inventer une nouvelle matérialité, voire en faire l’une de ses caractéristiques : comment la performance permet-elle d’articuler cette tension ? Littérature numérique et performance illustrent l’avènement de cette « littérature contextuelle » qui « débord[e] le cadre du livre et le geste d’écriture »[11]. Comme ailleurs du livre, la performance adopte l’inachèvement comme valeur : cette recherche esthétique croise-t-elle la remise en cause par les œuvres numériques de la clôture, définitoire de l’œuvre fixée en un livre, dans sa conception la plus traditionnelle[12] ?

Se posent par ailleurs, semble-t-il, entre l’œuvre numérique accessible sur Internet et sa fixation sur un support téléchargeable et stockable, les mêmes problèmes qu’entre la performance, live, et son archivage par la photographie ou la vidéo. On touche là à l’aporie de ce que Zumthor désignait comme « la fausse réitérabilité de la poésie orale » que l’écrit ne peut que vouloir transformer en une véritable (mais donc illusoire) réitérabilité, nommée autrement reproductibilité technique[13]. Certaines œuvres numériques font ainsi le choix de l’éphémère, quand d’autres sont sauvegardées dans des répertoires accessibles en ligne. Quelles modalités peut emprunter l’archivage de l’œuvre numérique ? Les acquis du traitement de la performance artistique permettent-ils de l’appréhender selon des modélisations pertinentes ?

La littérature numérique trouve donc comme naturellement un terrain d’élection dans la performance : en témoignent les prestations de HP Process[14], XLR Project[15], ou encore d’Anne Abrahams[16]. Serge Bouchardon a récemment mis en exergue la proximité entre littérature numérique et performance, du lien hypertexte comme dépôt sous une forme virtuelle d’une performativité, jusqu’au modèle économique de la littérature numérique, constitué de lectures-performances plus que de ventes d’exemplaires[17]. La « tension » entre le programme, dispositif fermé, et l’écriture comme ouverture des possibles du sens, tension en quoi le chercheur discerne une caractéristique centrale de ce que l’on peut vouloir nommer aujourd’hui « littérature numérique »[18] peut-elle rejoindre la « tension (…) entre la parole et la voix, (…) entre la finitude des normes du discours et l’infinité de la mémoire, entre l’abstraction du langage et la spatialité du corps » fondatrice de ce que Zumthor étudie comme « texte oral »[19] ?

Il s’agit donc d’interroger et l’écriture numérique comme performance, et l’écriture numérique pour la performance[20] : en quoi le support numérique détermine-t-il une forme spécifique de performance ? Tout en délimitant un champ particulier, un tel questionnement vise également à évaluer la dette de ces pratiques numériques envers des formes antérieures de performance – issues par exemple de la poésie sonore – comme à les situer dans des débats actuels sur des domaines connexes – comme la place du texte dans l’art vivant et le théâtre[21] ou la pratique de la performance comme résistance à un champ littéraire saturé d’œuvres narratives[22]. Ce colloque se veut enfin l’occasion d’un dialogue entre spécialistes des SIC et littéraires, et embrassera des modalités variées de « littérature numérique », allant de la poésie animée au retravail de textes antérieurement publiés sur papier par des écrivains désormais présents sur le Web.

 

Ce colloque, organisé par l’équipe MARGE (Université Jean Moulin-Lyon 3), le laboratoire Costech (Université de Technologie de Compiègne), l'EnsadLab (École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs) et le CEMTI (Université Paris 8) aura lieu les 27 et 28 mai 2015 à la Villa Gillet (Lyon 4ème), dans le cadre des « Assises Internationales du Roman" 

 

Propositions (2500 signes maximum) de communications accompagnées d’une courte bio-bibliographie à adresser avant le 31 décembre 2014 à :

bonnetgilles@wanadoo.fr ; serge.bouchardon@utc.fr ; alexandra.saemmer@univ-paris8.fr;  lucile.haute@ensad.fr.

 

Les réponses seront communiquées avant le 15 janvier 2015.

 

[1] Si la performance au sens large « est une mise en acte ou en action d’un matériau », alors « on peut considérer que la poésie concrète réalise une performance du texte poétique traditionnel » : Lorenzo Menoud, « Poésies concrètes : de l’espace de la page à la scène de la rue », in A. Barras & E. Eigenmann (dir.), Textes en performance, Genève, Méris Presses, 2006, p. 228.

[2] http://tapin.free.fr/HEURE.htm.

[3] Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983, p. 40.

[4] Se reporter à Richard Martel, « L’attitude supplante l’objet », in Art-action, Dijon, Presses du Réel, 2005, p. 23-26. Également : René Audet et Simon Brousseau, « Pour une poétique de la diffraction de l’œuvre littéraire numérique : l’archive, le texte et l’œuvre à l’estompe », Protée, vol. 39, no1, 2001 : « Alors que de façon fortement sédimentée dans notre imaginaire pétri par la culture de l’imprimé, nous avons une conception de l’œuvre comme résultante d’un processus antérieur et complété, nous retrouvons avec la culture de l’écran des pratiques artistiques d’abord caractérisées par le mouvement qui les engendre. » (http://id.erudit.org/iderudit/1006723ar).

[5] Ou d’ergatique : pour une discussion sur ce sujet, se reporter à Christian Vandentorpe, in Claire Bélisle (dir.), Lire dans un monde numérique, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2011, p. 55 sq ; ainsi que Philippe Bootz, « Le Lecteur capturé » (archivesic.ccsd.cnrs.fr/docs/.../Le_lecteur_capture_-_article_definitif.pdf).

[6] http://tale-of-tales.com/bientotlete/.

[7] Alexandra Saemmer, Matières textuelles sur support numérique, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2007, p. 56.

[8] Computers as Theatre, New York, Addison-Wesley Publishing Company, 1991.

[9] David Ruffel, « Une littérature contextuelle », in Littérature, no160, 2010, « La littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre », p. 65.

[10] Voir Philippe Bootz, in Claire Bélisle (dir.), Lire dans un monde numérique, op. cit., p. 240-241 : « La littérature numérique est fondamentalement une littérature du dispositif, c’est-à-dire que, comme dans la performance ou le livre objet, de très nombreux éléments de la situation de communication sont interprétables en tant que constituants de l’œuvre, et don donc “à lire” et limiter la lecture d’une œuvre numérique à la seule question d’une lecture d’un texte, relève d’une visée confetti ».

[11] David Ruffel, art. cité, p. 62.

[12] Telle semble être l’hypothèse de Guy Bennett, dans son article, « Ce livre qui n’en est pas un : le texte littéraire électronique », in Littérature, no160, 2010, « La littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre », p. 37-43.

[13] Se reporter à l’ouvrage La Performance. Entre archives et pratiques contemporaines, J. Bégoc, N. Boulouch et E. Zabunyan (dir.), Presses Universitaires de Rennes, 2010.

[14] http://databaz.org/hp-process.

[15] www.xlrproject.net.

[16] www.bram.org.

[17] Serge Bouchardon, La Valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann, coll. « Cultures numériques », 2014, p. 52, 61 et 111.

[18] Ibid. p. 51 puis 74-75.

[19] Voir Introduction à la poésie orale, op. cit., p. 56.

[20]  Jerome Fletcher, « … ha perdut la veu : Some reflections on the composition of e-literature as a minor literature », in Journal of Writing in Creative Practice, Londres, Intellect Books, 2011, vol. 4, no1, p. 53-63. Le même chercheur a initié en 2012 à l’université de Falmouth (GB) un séminaire intitulé « Digital Textuality with/in Performance », dont ce colloque se propose de prendre la suite.

[21] Voir Joseph Danan, Entre théâtre et performance : la question du texte, Arles, Actes Sud, 2013, et le colloque à venir « Texte et performance » à l’université de Strasbourg, octobre 2014 (http://www.fabula.org/actualites/texte-et-performance-au-croisement-des-arts-visuels-et-des-arts-du-spectacle_62798.php).

[22] Se reporter à l’introduction du no160 de Littérature, « La littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre » (2010),  par Olivia Rosenthal & Lionel Ruffel.