Représentations de la catastrophe humaine en littérature, théâtre et cinéma : configurations et perspectives rituelles (Québec)
APPEL À CONTRIBUTIONS
Représentations de la catastrophe humaine en littérature, théâtre et cinéma :
configurations et perspectives rituelles
Dossier thématique en préparation pour publication
Co-directeurs de la publication :
Liviu Dospinescu (Université Laval) et Sylvain Gagné (Université Laval)
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Date limite de soumission des résumés : 15 février 2026
Date limite de soumission des articles complets : 31 mai 2026
Publication prévue : hiver 2027
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La représentation de la catastrophe humaine constitue depuis toujours un défi à la fois esthétique et éthique pour les arts et la littérature. Dans la continuité des réflexions amorcées lors de notre publication initiale Représentations de la catastrophe humaine en littérature et arts de la scène (2023), ce nouveau dossier thématique propose d’explorer la manière dont les figures rituelles structurent, transforment et transmettent l’expérience des catastrophes à travers diverses formes artistiques et scéniques.
Les catastrophes humaines, qu’elles résultent des guerres, des génocides, des migrations forcées ou des violences collectives, bouleversent non seulement les structures sociales, mais aussi les cadres narratifs et représentationnels par lesquels les sociétés donnent sens à leur histoire. Dans ce contexte, les rituels apparaissent comme des dispositifs symboliques et performatifs permettant de métaboliser le trauma, de reconstruire les communautés et de transmettre une mémoire souvent inassimilable par les modes conventionnels de représentation. Ce processus de transformation, qui s’apparente à l’élaboration (working through) décrite par Dominick LaCapra (2001), permet de passer de la sidération à la représentation, rendant l'événement gérable sur le plan psychique et mémoriel.
Victor Turner écrit que « [d]ans ces rites, on nous présente un “moment hors du temps et dans le temps”, et hors de la structure sociale profane [...] C’est comme s’il y avait ici deux “modèles” majeurs pour les relations humaines, juxtaposés et alternants.[1] » (1969 : 100). Il conceptualise ainsi le rituel comme un remède social, capable de restaurer l’ordre social et de générer ce qu’il appelle la communitas (1969 : 132). Turner ajoute que « [l]es actes rituels peuvent être vus [...] comme un remède aux tensions à l’intérieur du champ social et comme des techniques de réintégration des personnes dans le corps social.[2] » (1969 : 93). Enfin, la façon dont les performances peuvent refléter et transformer le tissu social perturbé est liée à sa notion de drame social défini comme « une éruption à la surface du cours ordinaire de la vie sociale [...] C’est à travers le drame social que nous pouvons observer les principes cruciaux de la structure sociale en action.[3] » (1986 : 90).
Ce dossier s’inscrit dans une perspective interculturelle, reconnaissant que les pratiques rituelles varient selon les contextes culturels et historiques. Nous souhaitons examiner comment les figures rituelles se déploient dans le théâtre, la danse, la performance, le cinéma ou la littérature, et comment elles offrent des dispositifs pour représenter l’indicible de la catastrophe et de la perte. Richard Schechner, dans Between Theater and Anthropology (1985) et Performance Theory (2003), analyse comment le théâtre et la performance contemporains prolongent ou transforment les fonctions sociales des rituels dans ces contextes traumatiques, en offrant des expériences corporelles et symboliques aux spectateurs.
Les figures rituelles, comprises au sens large comme des gestes codifiés, répétitions symboliques, motifs narratifs ou pratiques performatives, jouent un rôle central dans la transformation de la mémoire traumatique. Elles permettent de commémorer les victimes et les événements catastrophiques, mais aussi de créer des espaces de guérison collective, de résistance et de reconstruction identitaire. Diana Taylor affirme que « [l]es performances fonctionnent comme des actes vitaux de transfert, transmettant le savoir social, la mémoire et un sentiment d’identité à travers des comportements réitérés […][4] » (2003 : xvi) Elle insiste sur le rôle du corps et de l’action ritualisée dans la mémoire incarnée, transmise et reçue dans l’instant de la performance.
La notion de liminalité, telle que Turner la développe, est particulièrement pertinente pour penser les situations d’exil, d’exode ou de déplacement forcé. L’état de liminalité — cet entre‑deux où l’individu n’appartient ni à son espace d’origine ni à son espace d’arrivée — caractérise la condition de l’exilé ou du sujet sur les routes de l’exode. Turner écrit : « Les attributs de la liminalité ou des personnes liminales (« personnes seuil ») sont nécessairement ambigus ; les entités liminales ne sont ni ici ni là ; elles sont entre‑deux, entre les positions assignées et établies par la loi, la coutume, la convention et la cérémonie.[5] » (1969 : 95) Les rituels permettent alors de matérialiser cette tension, de contenir l’incertitude et de créer des passages symboliques vers la reconstruction individuelle et collective.
Ce numéro thématique s’intéresse tant aux formes qu’aux fonctions symbolique, thérapeutique, mémorielle et transformatrice du rituel dans la représentation des catastrophes humaines. À travers quelles figures et selon quelles modalités les artistes mobilisent-ils des rituels pour mettre en scène au début du XXIe siècle les dimensions tragiques de l’expérience humaine ? Comment ces dispositifs permettent-ils de négocier la tension entre mémoire et oubli, trauma individuel et deuil collectif ? Enfin, comment ces pratiques contemporaines dialoguent-elles avec les traditions ancestrales tout en s’adaptant à des formes de catastrophes — migrations climatiques, crises sanitaires, violences numériques — qui marquent le début du XXIᵉ siècle ?
Axes thématiques
1. Figures rituelles et mise en scène du trauma
Comment les figures rituelles structurent-elles la représentation des catastrophes dans le théâtre, la danse, le cinéma, la performance et la littérature ? Comment ces dispositifs scéniques matérialisent-ils l’état liminal des sujets traumatisés — exilés, survivants ou personnes en exode — et traduisent-ils leur expérience d’« entre‑deux » ? Quelles techniques performatives (répétition, litanie, chorégraphie, spatialisation, etc.) permettent de rendre compte du trauma sans le spectaculariser ni le banaliser ? Comment le théâtre ou ses formes hybrides mobilisent-ils des éléments rituels pour donner voix aux témoignages et aux récits de survivants ?
2. Mémoire, transmission et transformation
De quelle manière les figures rituelles employées dans la représentation configurent-elles la mémoire individuelle et collective des catastrophes ? Comment ces pratiques incorporent-elles le corps et le geste pour transmettre des savoirs et des expériences qui échappent aux archives conventionnelles (Taylor, 2003) ? En quoi le rituel permet-il de transformer la mémoire des communautés et des individus, notamment dans les contextes d’exil ou de diaspora, et de négocier la tension entre mémoire et oubli, trauma individuel et deuil collectif ?
3. Interculturalisme et pratiques décoloniales
Comment les pratiques rituelles non occidentales résistent-elles aux logiques coloniales de représentation et revendiquent-elles des épistémologies propres pour dire la violence, les déplacements forcés ou les génocides ? Comment favoriser un dialogue interculturel authentique autour des figures rituelles, en respectant leurs significations originales et en évitant l’appropriation culturelle ? Comment les rituels liminaux et de seuil participent-ils à la transmission de savoirs et de mémoire dans ces contextes ?
4. Le rituel comme dispositif thérapeutique et politique
En quoi le rituel agit-il comme « remède social » et crée-t-il des espaces de « communitas » (Turner, 1969), de reconstruction identitaire et de guérison collective ? Comment les cérémonies, rites de passage ou performances rituelles permettent-elles de restaurer l’ordre symbolique après la catastrophe ? Quelle est la fonction politique du rituel dans les luttes pour la reconnaissance des victimes, la demande de justice ou la résistance face à l’oubli institutionnel ?
5. Régénération, reconstruction et cyclicité
Comment les figures rituelles inscrivent-elles la catastrophe dans un cycle de transition et de passage, alternant destruction et régénération ? De quelle manière les pratiques artistiques contemporaines réactualisent-elles les mythes de renaissance ou de reconstruction après la catastrophe ? Comment le rituel permet-il de penser l’après-catastrophe non comme un simple retour à l’ordre antérieur, mais comme l’ouverture vers de nouvelles formes de vie collective ?
6. La banalisation du mal et les limites du rituel
Face à la répétition des catastrophes et à la banalisation du mal (Hannah Arendt, 1963), quelles sont les limites des rituels comme modes de représentation ? Comment les artistes interrogent-ils l’épuisement des formes rituelles conventionnelles, les subvertissent-ils, les détournent-ils ou les réinventent-ils pour dépasser leur vide symbolique ?
Perspectives méthodologiques et corpus
Ce dossier privilégie les approches pluridisciplinaires et comparatistes. Les contributions pourront mobiliser des méthodologies issues de la théorie littéraire, des études théâtrales, des performance studies, de l'anthropologie culturelle, de la sociologie de la mémoire, des études sur le trauma, des études postcoloniales et décoloniales, de la philosophie esthétique ou de l'histoire de l'art.
Le corpus analysé pourra inclure des œuvres produites au XXIe siècle relevant du théâtre, de la performance, de la danse, de l’opéra, du cinéma, ainsi que de la littérature (poésie, nouvelle ou roman), la publication pouvant même inclure de brefs textes de création littéraire, représentatifs pour sa thématique.
Les contributions pourront porter sur des œuvres classiques ou contemporaines, occidentales ou non occidentales, pouvant utiliser des approches interculturelles. Une attention particulière sera accordée aux analyses qui mettent en dialogue des traditions esthétiques différentes ou qui interrogent les circulations transnationales des formes rituelles.
Modalités de soumission
Les personnes souhaitant contribuer à ce dossier, sont invitées à soumettre une proposition d'article comprenant un titre provisoire, un résumé de 400 à 500 mots présentant la problématique, le corpus, la méthodologie et les principaux arguments, ainsi qu'une courte notice bio-bibliographique (300 mots maximum) avant le 15 février 2026.
Les articles devront être rédigés avec un interligne de 1,5, en caractères Times New Roman, taille 12, et ne pas dépasser 9 000 mots (incluant les notes et la bibliographie).
Les articles devront être accompagnés de résumés en français et en anglais de 100-150 mots chacun, avec cinq mots-clés, ainsi que d'une notice bio-bibliographique de 100 mots au maximum.
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Pour toute information complémentaire :
Liviu Dospinescu, Courriel : Liviu.Dospinescu@lit.ulaval.ca
Sylvain Gagné, Courriel : sylvain.gagne.2@ulaval.ca
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Pour soumettre vos propositions de contribution au Comité éditorial – Représentations de la catastrophe :
Courriel : catastrophe.representations@ulaval.ca
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Bibliographie suggérée
Agamben, G. (1999). Ce qui reste d'Auschwitz : L'archive et le témoin. Payot & Rivages. (Note : Édition originale italienne 1998).
Arendt, H. (1966). Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal (A. Guérin, Trad.). Gallimard. (Ouvrage original publié en 1963 sous le titre Eichmann in Jerusalem: A Report on the Banality of Evil).
Artaud, Antonin. Le Théâtre et son double. Paris : Gallimard, 1938 [Collection Métamorphoses]
Assmann, J. (2010). La mémoire culturelle : Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques. Aubier. (Traduction de l'allemand Das kulturelle Gedächtnis, 1992.)
Caruth, C. (1996). Unclaimed experience: Trauma, narrative, and history. Johns Hopkins University Press.
Didi-Huberman, G. (2003). Images malgré tout. Éditions de Minuit.
Dospinescu, L. (Ed.). (2023). Représentations de la catastrophe humaine en littérature et arts de la scène. In Studii și Cercetări Științifice. Seria Filologie (No. 50). Edition « Alma Mater ».
Gatti, A. (1999). La parole errante. Verdier.
Hirsch, M. (2012). The generation of postmemory: Writing and visual culture after the Holocaust. Columbia University
LaCapra, D. (2001). Writing history, writing trauma. Johns Hopkins University Press.
Mbembe, A. (2013). Critique de la raison nègre. La Découverte.
Ricœur, P. (2000). La mémoire, l'histoire, l'oubli. Seuil. (Pilier philosophique traditionnel).
Schechner, R. (1985). Between theater and anthropology. University of Pennsylvania Press.
Schechner, R. (2003). Performance theory (Routledge Classics ed.). Routledge.
Taylor, D. (2003). The archive and the repertoire: Performing cultural memory in the Americas. Duke University Press.
Turner, V. W. (1969). The ritual process: Structure and anti-structure. Aldine Publishing Company.
Turner, V. W. (1982). From ritual to theatre: The human seriousness of play. Performing Arts Journal Press.
Turner, V. W. (1987). The anthropology of performance. PAJ Publications.
Viart, D., & Vercier, B. (2008). La littérature française au présent : Héritage, modernité, mutations. Bordas.
[1] Notre traduction : « We are presented, in such rites, with a “moment in and out of time,” and in and out of secular social structure […] It is as though there are here two major “models” for human interrelatedness, juxtaposed and alternating. »
[2] Notre traduction : « Ritual acts may be seen […] as a remedy for tensions within the social field and as techniques for reintegration of persons into the social body. »
[3] Notre traduction : « The social drama is an eruption from the level surface of ongoing social life, with its interactions, transactions, reciprocities, its customs for making regular orderly sequences of behaviour. […] Through the social drama we are enabled to observe the crucial principles of the social structure in their operation. »
[4] Notre traduction : « Performances function as vital acts of transfer, transmitting social knowledge, memory, and a sense of identity through reiterated […] behavior. »
[5] Notre traduction : « The attributes of liminality or of liminal personae (‘threshold people’) are necessarily ambiguous; liminal entities are neither here nor there; they are betwixt and between the positions assigned and arrayed by law, custom, convention and ceremonial. »