Homo fabulator – la performativité des représentations illusoires
Colloque international et interdisciplinaire
Comment expliquer que la publication des Souffrances du jeune Werther ait pu déclencher une vague de suicides parmi les lettrés européens, ou que la sortie de Naissance d’une nation ait pu ressusciter un Ku Klux Klan moribond ? Si la fiction influe parfois sur la réalité, n’est-ce pas parce que la réalité elle-même est, au moins pour partie, de nature fictionnelle ? Plus radicalement : la vérité pourrait-elle n’être qu’un cas particulier de l’illusion ?
L’enjeu central de ce colloque est la performativité des représentations illusoires. Il suppose d’interroger, d’une part, la propension qu’ont les êtres humains, individuellement et collectivement, à se bercer d’illusions et à se raconter des histoires, à eux-mêmes et à autrui, sur eux-mêmes et sur le monde, volontairement ou non, c’est-à-dire à affabuler en même temps qu’ils perçoivent et décrivent ce qu’ils nomment « réalité ». D’autre part, l’omniprésence de ces représentations illusoires implique d’étudier également leurs effets réels sur la pensée et le comportement des êtres humains, du simple fait qu’elles sont crues et diffusées.
Le colloque s’intéressera notamment aux multiples domaines concernés, depuis les mythes jusqu’aux théories scientifiques, en passant par les représentations artistiques, les fictions et les récits, sans oublier les articles de foi, les opinions, les idéologies, les systèmes de valeurs, ou encore les visions du monde véhiculées par la philosophie.
Il accordera une attention particulière au second XIXe siècle européen, qui voit émerger une nouvelle représentation du monde, de l’homme et de la place qu’il y occupe, qui entérine le déclin de la métaphysique et l’avènement des sciences de l’homme. Cette période voit en effet la remise en question radicale de ce qui a fait l’objet de toute l’histoire de la philosophie : la quête de vérité, au profit d’une enquête sur les conditions de possibilité de l’illusion. Y contribuent l’étude ethnographique et anthropologique des mythes et des superstitions, celle des préjugés et des récits collectifs par la sociologie et l’histoire, ainsi que l’analyse des facultés de connaissance par les moyens de la psychologie expérimentale et au prisme des théories de l’évolution. Ces données concourent à l’émergence de nouvelles théories philosophiques, tels le phénoménisme, le fictionnalisme ou le pragmatisme qui, à la fin du XIXesiècle, rendent notre rapport à la réalité hautement problématique en soulignant le caractère fondamentalement trompeur de la connaissance humaine.
Nous trouvons là les germes d’une anthropologie philosophique inédite, celle de l’homo fabulator, c’est-à-dire de la nature des êtres humains en tant qu’ils produisent sans cesse des interprétations du monde et d’eux-mêmes, qui peuvent fort bien être illusoires mais auxquelles le fait de croire confère une certaine réalité. Les ramifications de cette idée sont très nombreuses, touchent à toutes les disciplines et soulèvent des problèmes éminemment actuels, décuplés à l’âge de la post-vérité et de la réalité augmentée et virtuelle : biais cognitifs, théories conspirationnistes, fake news et chambres d’écho, sans oublier le storytelling et la théorie du nudge. Un champ disciplinaire est même apparu, spécifiquement consacré à l’étude de la production volontaire de l’ignorance : l’agnotologie.
—
Programme
Vendredi 24 mai
9h – 12h : Réécrire l’histoire
Accueil
Johann Chapoutot (Sorbonne-Université) : L’historien et le sens
Eva Schürmann (Université de Magdebourg) : Qu’est-ce qui distingue l’écriture de l’histoire de l’art du roman ?
Pause café
Valérie Stiénon (Université Sorbonne Paris Nord) : Faire peur pour faire réagir. La dystopie comme fiction d’alerte
Pause déjeuner
14h – 17h15 : Fonctions de la fiction
Gerson Reuter (Université de Gießen) : Some remarks on fictions and their role for understanding ourselves and the world
Lisa Bortolotti (Université de Birmingham) : Why confabulation matters
Pause café
Carlo Severi (LAS / EHESS-CNRS) : Fiction sans illusion : un aspect de l’action rituelle
Nathalie Luca (CéSor / EHESS-CNRS) : Le portrait filmé : une mise en scène performative
Samedi 25 mai
9h – 12h : Expériences et pensée
Accueil
Molly Andrews (University College de Londres) : Magic and the Narrative Imagination
Guido Baggio (Université Roma Tre) : Borders of cognition: vagueness and beliefs in William James’s Principles of Psychology
Pause café
Serge Nicolas (Université Paris-Cité) : Psychologie de l’association et expérimentation en laboratoire à la fin du XIXesiècle
Pause déjeuner
14h – 16h30 : Récits de soi
David Simonin (ITEM / CNRS-ENS) : Le bovarysme : manières de fabuler
Bence Nanay (Université d’Anvers): The man without false narratives: Musil on the self
Pause café
Anna Caterina Dalmasso (Université de Milan) : Archéologie du selfie : miroirs et autres fictions du soi