Éditer la poésie (XIXe–XXIe siècle). Histoire, acteurs, modes de création et de circulation (Sorbonne nouvelle)
Séance 2, 14 février 2024, 16h-19h
Sylvain Ledda, « Delphine de Girardin, Alfred de Vigny, Alfred de Musset. Trajectoires éditoriales sous la Restauration »
Comment édite-t-on la poésie sous la Restauration ? Quelles formes de dialogues se nouent entre les poètes et leurs éditeurs, à l’heure où une révolution poétique s’opère dans le champ littéraire ? Les années 1820-1830 sont en effet marquées par l’effloraison de grands recueils romantiques français et par l’affirmation d’individualités artistiques. Au seuil de cette riche décennie, les Méditations poétiques de Lamartine s’imposent au « dépôt de la librairie » et connaissent un immense succès, comme en témoigne la neuvième édition qui paraît chez Charles Gosselin en 1823. La même année, les Nouvelles Méditations sont publiées chez un autre éditeur des romantiques, Urbain Canel. À l’image de la trajectoire des premières éditions de la poésie de Lamartine, celles de Vigny, Delphine de Girardin (qui est encore Delphine Gay) et Musset témoignent de la circulation d’un éditeur à l’autre, au sein d’un système fortement concurrentiel.
Juste après le succès exemplaire de Lamartine, les trois poètes font en effet leur entrée sur la scène éditoriale. En mars 1822, Vigny publie un premier recueil, Poëmes, sans nom d’auteur, chez Pélicier, le même éditeur qui a pris en charge les premières Odes de Hugo. En 1826, Vigny fait ensuite paraître les Poèmes antiques et modernes chez Urbain Canel ; annoncé dans la Bibliographie de la France le 11 janvier 1826, ce « nouveau » recueil compte six poèmes dont deux seulement sont inédits (« Le Déluge » et « Moïse »). Publication est ici synonyme de compilation, puisque la plupart des poèmes ont paru isolément, dans les Annales romantiques, par exemple. L’édition des Poèmes antiques est complétée en 1829 par une version revue et augmentée, qui paraît cette fois avec la mention du libraire Charles Gosselin et de l’éditeur Levavasseur, associés à Canel. La jeune Delphine Gay publie successivement les Essais poétiques (1824) chez Gaultier-Laguionie, puis les Nouveaux essais poétiques (1825) chez Urbain Canel, réédités chez Dupont et Roret pour leur quatrième édition en 1829. Quant à Musset, après une traduction de Thomas de Quincey paru chez Delaunay-Vallée en 1828 et signée A.D.M, il publie les Contes d’Espagne et d’Italie chez Levavasseur et Canel (publiés dans les derniers jours de 1829, mais estampillés 1830). Son second recueil, Un spectacle dans un fauteuil, paraît en 1832 chez Eugène Renduel.
Ces grandes lignes fournissent au moins trois indicateurs pour réfléchir à la complexité des liens entre les différents acteurs de l’édition de poésie et pour théoriser les relations entre les poètes et leurs éditeurs. Tout d’abord, la trajectoire éditoriale de Vigny, Musset et Girardin témoigne d’une évolution significative : après une première publication chez un éditeur de second plan, faire paraître un recueil chez Urbain Canel est tout à la fois une marque de « reconnaissance médiatique » et le signe d’une appartenance à un réseau intellectuel et artistique, en l’occurrence « l’école moderne ». Mais ces trajectoires signalent aussi à notre attention la ductilité des entreprises éditoriales et les fluctuations de la librairie. Urbain Canel est bien connu pour ses faillites successives (notamment dans son association avec Balzac), mais aussi pour sa capacité à renaître de ses banqueroutes en s’associant à d’autres libraires (Levavasseur, Gosselin, etc.). L’édition de la poésie romantique subit-elle cette mobilité qu’a décrite Balzac dans Illusions perdues, ou bien en tire-t-elle un bénéficie secondaire ? Enfin, les origines sociales comme les réseaux littéraires, familiaux et amicaux des trois poètes diffèrent et conditionnent leur entrée en littérature. Le choix des éditeurs s’inscrit également dans un système fortement concurrentiel. La scrutation du cheminement éditorial des poètes romantiques invite également à revenir sur les stratégies commerciales de trois grands éditeurs de poètes romantiques : Urbain Canel (1789-1867), Charles Gosselin (1795-1859), Eugène Renduel (1798-1894). On pourra ainsi se demander comment le « milieu » des poètes a pu favoriser leurs échanges avec le monde éditorial. Fille de l’autrice Sophie Gay, Delphine de Girardin a-t-elle tiré profit du réseau maternel ? Musset, dont le père est l’un des premiers éditeurs de Jean-Jacques Rousseau, a-t-il connu le milieu éditorial avant de publier ses premières œuvres ? Comment s’opère la circulation entre ces poètes de la Restauration, leurs réseaux amicaux, intellectuels et familiaux et les éditeurs ? Comment le choix d’un éditeur surdétermine-t-il une entrée en poésie et façonne-t-il une identité artistique au gré des rééditions ? Autant de questions que posent les trois trajectoires de Vigny, Girardin et Musset à un moment charnière de l’histoire de la poésie française.
Sylvain Ledda est professeur de littérature française à l’université de Rouen-Normandie, où il dirige son équipe d’accueil, le CÉRÉdI. Spécialiste du romantisme, il a consacré de nombreux travaux et éditions à Musset, Vigny, et à Delphine de Girardin dont il publie Lady Tartuffe (GF, sous presse). Il s’intéresse en particulier aux échanges culturels à l’âge romantique, au dialogue entre romantisme et contre-cultures, ainsi qu’aux liens entre littérature et histoire.
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Serge Linarès, « Trois années de séminaire : premier bilan »
À la naissance du séminaire, en 2021, j’en avais ainsi défini les principaux objectifs : poser les enjeux et les jalons d’une recherche collective sur l’édition de poésie, envisagée en diachronie, à travers les implications de ses acteurs, ses techniques de fabrication, ses pratiques de création et ses modalités de diffusion et de réception depuis le XIXe siècle. Qu’en est-il ressorti après trois années ? J’essaierai de dégager les principaux acquis de ce séminaire et d’en esquisser les perspectives de développement.
Serge Linarès est professeur de littérature française à l’Université Sorbonne Nouvelle. Il a édité les romans de Cocteau dans la Pléiade et publié deux monographies à son propos. Intéressé par les relations entre les lettres et les arts, il est aussi l’auteur des livres suivants : Écrivains artistes. La tentation plastique (XVIIIe-XXIe siècle) ; Fenosa, la sculpture et les lettres ; Picasso et les écrivains. Sa spécialisation dans le genre poétique l’a conduit à faire paraître en 2018 un essai intitulé : Poésie en partage. Sur Pierre Reverdy et André du Bouchet. Il travaille actuellement à une étude des éditions de poésie manuscrite depuis le symbolisme.
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Pour suivre la séance en ligne, écrire à serge.linares@sorbonne-nouvelle.fr