L’artiste au travail. Images, textes, discours (XIXe siècle)
30 – 31 mai 2024, Musée des Beaux-Arts de Lyon et Maison des Sciences de l’Homme Lyon St-Étienne
Organisé par Baptistin Rumeau (Université d’Artois, Textes et Cultures), Jean Guillaumont (Université Lumière Lyon 2, IHRIM) et Claire Dupin de Beyssat (Université de Tours, InTru)
Comité scientifique : Olivier Bara, Alain Bonnet, Laurence Brogniez, Rachel Esner, Aude Jeannerod, Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, Emmanuel Reibel
« Secret jalousement gardé », dont la dissimulation serait au cœur d’une mythologie du génie, le « travail de l’artiste » (Erns Kris et Otto Kurz, 2010, p. 123) semble faire l’objet, tout au long du XIXe siècle, d’un intérêt nouveau. Sujet de fascination, la figure du peintre travailleur apparaît ainsi aux yeux de nombreux critiques d’art comme ce que Valéry appellera la « survivance » d’un « travail de type très ancien », celui d’un « ouvrier » ou d’un « artisan d’une espèce en voie de disparition » (Paul Valéry, 2014 [1936], p. 39). L’image de l’artiste œuvrant avec labeur offre un contrepoint à l’intellectualisation des arts entretenue par le régime académique, à la sacralisation du génie héritée de l’époque romantique et à une mécanisation industrielle perçue comme une menace pour la valeur des productions humaines. Bien que prisée pour son immatérialité, supposée la rapprocher de l’idéal, la musique n’échappe pas pour autant aux représentations textuelles et iconographiques de l’artiste montré dans l’ordinaire de son travail. Les visites aux compositeurs qui font leur apparition dans la presse de la fin du siècle participent ainsi d’un phénomène médiatique étroitement lié aux débuts de l’interview journalistique et à l’essor de la photographie de presse : il s’agit d’immortaliser le compositeur dans son cadre de travail, du piano au bureau en passant par la bibliothèque (Laurence Brogniez et Valérie Dufour, 2016). Plus anciennes, les visites aux peintres et aux sculpteurs font une large place, dans la presse illustrée, aux portraits des créateurs en « hommes de l’art » qui « travaillent dur pour produire une œuvre » (Rachel Esner, 2012, p. 143), facilitant l’identification des lecteurs bourgeois. De telles images coïncident avec une volonté d’exhiber le quotidien des créateurs dans une négociation permanente entre réalisme documentaire et stéréotypes véhiculés par la légende de l’artiste.
La tenue de travail devient aussi, pour certains peintres, le signe d’une conscience professionnelle, revendiquée par Camille Corot qui se laisse portraiturer en « costume d’atelier » pour Le Monde illustré (27 février 1875), affirmée avec force par Rosa Bonheur qui reçoit en blouse de travail l’impératrice Eugénie. S’affichant volontiers en ouvrière de la peinture, la célèbre artiste finit par trouver sa place dans Les Héroïnes du travail de Gaston Bonnefont, une série de portraits exemplaires destinés à l’édification de la jeunesse et reproduits dans des cahiers d’écolières. Les physiologies, à l’instar du Tableau de Paris d’Edmond Texier, ou les caricatures et les croquis de mœurs qui s’emparent à loisir de l’image des artistes, décrivent fréquemment les conditions pratiques de leur travail, révélant les outils, les moyens et les procédés, grossissant et exagérant les proportions, rappelant, pour les peintres ou les sculpteurs, le caractère salissant de la pratique, comme Caran d’Ache dans sa typologie des peintres pour La Revue illustrée (1886). Dans le cas de la musique, la caricature s’amuse des performances du virtuose ou raille le caractère industriel de la production de compositeurs, comme Donizetti dans Le Charivari (1840). Annonçant les enquêtes médiatiques qui réuniront au siècle suivant artistes et ouvriers dans une même valorisation du savoir-faire, les sources permettant d’interroger la définition et la représentation de l’activité artistique comme travail, et de l’artiste comme travailleur, apparaissent donc nombreuses dès le XIXe siècle.
Au croisement de la littérature, de la musicologie, de l’histoire et de la sociologie de l’art (on pense notamment aux travaux de Pierre-Michel Menger (2009)), ce colloque cherchera à examiner les textes et les images qui permettraient de nuancer et de relativiser l’hégémonie souvent admise d’un paradigme esthétique fondé sur l’invisibilisation du faire au profit d’une valorisation de la création magique ou miraculeuse. Dans un siècle où l’idéalisme dominant considère le processus créateur comme « clandestin » (Monika Wagner, 2013, p. 33), alors que l’institution académique fait de l’artisan-ouvrier une figure repoussoir et que les « excès du connoisseurship » conduisent à une « coupure radicale » entre « la réalité des pratiques d’atelier » (Griener, 2014) et leurs représentations, l’intérêt des écrivains et des artistes pour les conditions d’exercice d’un métier soumis à des contraintes matérielles, économiques et sociales ne fait pourtant aucun doute. Le discours des amateurs d’art révèle par exemple une curiosité grandissante pour la fabrique de l’œuvre et l’observation de l’artiste au travail, dans des ateliers, dont les travaux de Michèle Caroline Heck (2007), Pierre Wat (2013) ou Sidonie Lemeux-Fraitot (2013) ont montré qu’ils étaient parfois aménagés pour offrir aux spectateurs le spectacle de l’exécution, ou dans l’espace public (concours, chantiers décoratifs…). En musique, dans un siècle où les concerts privés jouent un rôle fondamental dans la sociabilité musicale, la disposition en salon conduit de facto à une grande proximité avec les interprètes (Emmanuel Reibel et Benoît Haug, 2021).
Suivant le conseil de Diderot qui invitait dans ses Salons à « regarder travailler l’artiste » (Denis Diderot, 2008 [1795], p. 177) pour fortifier son jugement, les critiques d’art cherchent à saisir, analyser et reconstituer, dans les comptes-rendus d’exposition et les fictions sur l’art, ce que Bernard Vouilloux appelle le « geste opératoire » (Bernard Vouilloux, 2011) du peintre ou du sculpteur à l’œuvre. On accordera une attention particulière aux témoignages et aux récits fictionnels mettant en scène l’artiste en action, en réfléchissant notamment aux procédés rhétoriques et stylistiques permettant de mobiliser et de renouveler l’imaginaire topique de la virtuosité technique ou, au contraire, de tenir à distance les clichés du mythe de l’artiste au profit d’une élucidation documentaire. Dans leurs discours et leurs stratégies d’affirmation par l’image, les artistes eux-mêmes hésitent, comme l’a souligné Bertrand Tillier (2014), entre les postures également stéréotypées de l’oisiveté créatrice et de l’obsession du travail ; au-delà des vues d’atelier, on pense à la correspondance de Verdi, dans laquelle il met en scène les contingences de la vie théâtrale, du règlement des droits ou encore de la diffusion de ses partitions, construisant une image de la vie de compositeur qui frappe par son terre à terre. A côté de l’iconographie du génie et de l’artiste en penseur détaché qu’a étudiée Thierry Laugée (2014), il sera donc particulièrement intéressant de réfléchir à l’expression d’une conscience professionnelle dans les écrits d’artistes (traités théoriques, correspondances, journaux et textes à caractère autobiographique…), les entretiens qu’ils accordent à la presse ou encore les portraits, autoportraits et vues d’atelier laissant exceptionnellement apparaître différents aspects de leur travail ordinaire (choix des matériaux, préparation des supports, nettoyage des outils, organisation collective et répartition des tâches…). Encore peu étudiées, les nombreuses caricatures montrant des artistes aux prises avec les difficultés et les contraintes de leur travail, moquant les procédés les plus classiques autant que les techniques les plus novatrices, pourront également constituer un terrain d’investigation privilégié. Sans se limiter à ces différents exemples, on cherchera à comprendre sous quelles formes et selon quelles modalités le travail de l’artiste et le portrait de l’artiste en travailleur ont constitué une préoccupation constante du XIXe siècle, avant l’apparition du cinéma et des films d’Hans Namuth ou de Henri-Georges Clouzot que l’on envisage souvent comme les premières images de l’artiste en action.
Les propositions de communication pourront notamment, mais non exclusivement, s’inscrire dans les axes de réflexion suivants :
● Définitions et conceptualisations du travail artistique au XIXe siècle :
o Comment définir le travail de l’artiste dans un environnement culturel marqué par le culte du « génie » et le régime du secret censé garantir l’élévation / la distinction du créateur ?
o Appliquée au champ artistique, comment comprendre la notion de « travail » au XIXe siècle ?
o Quels sont les mots utilisés pour évoquer le travail / l’activité de production de l’artiste ? Quelles définitions les dictionnaires, encyclopédies, traités théoriques ou manuels d’apprentissage en proposent-ils ?
● Modalités et enjeux des représentations de l’artiste au travail :
o Dans quel positionnement axiologique ou polémique les images de l’artiste au travail s’inscrivent-elles ?
o Selon quel point de vue et dans quelles intentions l’artiste peut-il se montrer / se laisser surprendre au travail ?
o En quoi l’évocation littéraire du travail de l’artiste peut-elle participer à une approche empathique de sa condition / au guidage émotionnel du lecteur ?
o Comment articuler / distinguer la représentation du travail de l’artiste et l’imaginaire ancien de la virtuosité technique (prouesse, morceau de bravoure, mise en spectacle du faire…) ?
o De quels types de discours sur l’artiste témoignent le développement de l’éducation artistique et la fabrique du virtuose (apprentissage méthodique dans les cahiers d’étude, outillage technologique : guide-main, dactylion…) ?
● L’artiste peut-il être un travailleur comme les autres ?
o Comment inscrire l’artiste dans une histoire du travail / des travailleurs au xixe siècle (statuts, institutions, marché, organisation et législation du travail…) ?
o Quelle est la place de la population des artistes dans les nouvelles représentations littéraires et iconographiques des travailleurs (paysans, ouvriers, artisans…) ?
● Les conditions de visibilité du travail artistique :
o Dans quel contexte / condition peut-on observer l’artiste au travail, à l’œuvre ?
o Quelles archives permettent de donner une visibilité à la pratique envisagée comme une lente élaboration (brouillons de compositeur depuis Mozart, Beethoven…) ?
● Jusqu’à quel point l’occultation du travail artistique au xixe siècle est-elle le résultat d’une construction historiographique ?
o Dans quelle mesure les traités du connoisseurship, puis les histoires de l’art du XIXe et du XXe siècle, ont-ils pu participer à l’effacement de la notion de travail (occultation des brouillons, création de faux donnant à voir l’absence de ratures, d’élaboration comme dans l’historiographie consacrée à Beethoven dès le xixe siècle…) ?
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Les propositions de communication (environ 500 mots) devront être envoyées, accompagnées d’une courte bio-bibliographie, avant le 16/10/2023, à l'adresse suivante : colloquelartisteautravail@gmail.com.
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Éléments de bibliographie :
Alain Bonnet (2007), Artistes en groupe : la représentation de la communauté des artistes dans la peinture du XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Alain Bonnet, Véronique Goarin, Emmanuel Schwartz et Hélène Jagot (2007), Devenir peintre au XIXe siècle. Baudry, Bouguereau, Lenepveu, Lyon, Fage Éditions.
Laurence Brogniez et Valérie Dufour (2016), Entretiens d’artistes : poétique et pratiques, Paris, Vrin.
Denis Diderot (2008 [1795]), Essais sur la peinture pour faire suite au Salon de 1765, dans Salons, Paris, Gallimard, édition de Michel Delon, Folio Classique.
Rachel Esner (2012), « Nos artistes chez eux. L’image des artistes dans la presse illustrée », dans L’artiste en représentation. Images de l’artiste dans l’art du XIXe siècle, Alain Bonnet (dir.), Lyon, Fage éditions, p. 138-150.
Pascal Griener (2014), « La notion d’atelier de l’Antiquité au XIXe siècle : chronique d’un appauvrissement sémantique », Perspective, n°1, p. 13-26.
Michèle Caroline-Heck (2007), « Les transformations de la maison d’artiste au XVIIe siècle : l’atelier comme lieu d’expérience d’une nouvelle conception de la peinture », dans La maison d’artiste. Construction d’un espace de représentations entre réalité et imaginaire (XVIIe-XXe siècles), Jean Gribenski, Véronique Meyer, Solange Vernois (dir.), Rennes, PUR, coll. « Art & Société », p. 23-35.
Erns Kris, Otto Kurz (2010), La Légende de l’artiste : un essai historique, Paris, Allia.
Thierry Laugée (2014), Figures du génie dans l’art français (1802-1855), Paris, PUPS.
Sidonie Lemeux-Fraitot, « Les ateliers de Girodet », dans Apprendre à peindre. Les ateliers privés à Paris (1780 – 1863), France Nehrlich et Alain Bonnet (dir.), Tours, Presses Universitaires François Rabelais, coll. Perspectives Historiques, 2013, p. 139-162.
Pierre-Michel Menger (2009), Le Travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Gallimard-Seuil.
Emmanuel Reibel et Benoît Haug (2021), « Pratiques de l’écoute en disposition de salon : une enquête historique et empirique », Revue de musicologie, n°1, p. 41-76.
Bertrand Tillier (2014), Vues d’atelier : une image de l’artiste, de la Renaissance à nos jours, Paris, Citadelles & Mazenod.
Paul Valéry, (2017 [1936]), Degas, danse, dessin, Paris, Gallimard.
Bernard Vouilloux (2011), Le Tournant "artiste" de la littérature française. Écrire avec la peinture au XIXe siècle, Paris, Hermann.
Monika Wagner (2013), « Studio Matters : Materials, Instruments and Artistic Processes », dans Hiding making, showing creation. The Studio from Turner to Tacita Dean, Rachel Esner, Sandra Kisters, Ann-Sophie Lehmann (dir.), Amsterdam, Amsterdam University Press, p. 31-42.
Pierre Wat (2013), « La domestication de l’artiste », dans Portraits d’ateliers. Un album de photographies fin de siècle, Pierre Wat (dir.), Grenoble, INHA, ELLUG, MSH Alpes, Université Stendhal, p. 9-20.
L'artiste en représentation : images des artistes dans l'art du XIXe siècle (2012), Alain Bonnet (dir.), cat. exp. (La-Roche-sur-Yon, Musée de la Roche-sur-Yon, 15 décembre 2012-23 mars 2013, Laval, Musée de Laval, 15 avril-15 octobre 2013), Lyon, Fage Éditions.