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Les larmes de Jeanne d'Arc (K Revue)

Les larmes de Jeanne d'Arc (K Revue)

Publié le par Faculté des lettres - Université de Lausanne (Source : Melinda Palombi)

Appel à contributions

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K. Revue trans-européenne de philosophie et arts

11, 2/2023 

Les larmes de Jeanne d’Arc 

Des lettres gigantesques, lumineuses, hypnotisantes : JEANNE D’ARC. Filmées d’en bas, pour leur conférer encore plus de poids, elles apparaisent sur l’écran en diagonale, comme si elles se projetaient ailleurs. Un autre écrit lumineux, vertical, au second plan, précise le lieu où nous sommes : CINE. C’est clairement une invitation à entrer dans la salle obscure. Ici apparaît tout de suite au premier plan le visage souffrant de Jeanne d’Arc/Renée Falconetti. Le film projeté est La passion de Jeanne d’Arc de Dreyer (1928). Mais maintenant il est dans un autre film. Nous accompagnons en effet dans cette salle de cinéma une autre bouleversante, fragile, superbe fille, la Nana/Anna Karina de Godard (Vivre sa vie, 1962). Quelqu’un (Antonin Artaud) est en train d’annoncer à Jeanne d’Arc qu’elle sera bientôt amenée sur le bûcher. La fille pleure. Changement de plan montrant Nana qui commence à s’émouvoir. Nous voyons tout à travers ses yeux. Jeanne d’Arc pleure, mais pense aussi que la mort pourra finalement la libérer. Nana pleure, assise à sa place.

Une communauté de destin se dessine entre les deux personnages. Godard tente également de tracer un parallélisme existentiel entre une jeune fille accusée d’être (aussi) une prostituée et une prostituée qui a toute la pureté d’une jeune fille. Mais l’opération de Godard par rapport au film de Dreyer, et peut-être par rapport au mythe même de Jeanne d’Arc, revêt pour nous un sens plus large, presque vertigineux : la fragilité, l’impuissance – le pathos de Jeanne d’Arc –, incarnées dans ses larmes, trouvent leur force, apparemment paradoxale, dans leur capacité à être partagées. Dans cette transmission, elles révèlent aussi une formidable puissance politique destituante.

Le numéro de K consacré à Jeanne d’Arc voudrait, avant tout, sonder cette transformation de l’expression d’une douleur intime en une émotion collective, et, peut-être, en une politique de l’émancipation.

Le film de Dreyer se termine avec les images d’une révolte. Les larmes de la fille tandis qu’elle est transportée vers le bûcher parlent, elles s’adressent à ceux qui sont en train de la regarder, lesquels, justement grâce à ces pleurs, sortent de leur rôle de spectateurs en liesse, participent à sa douleur, qui devient la leur. Le notaire Boisguillaume témoigne : « Presque tous les assistants pleuraient ». C’est la sym-pathie de Nana, c’est la sym-pathie des femmes qui voient pleurer la fille conduite au bûcher qui rend possible une politique des larmes.

Comment est-il possible qu’une manifestation d’impuissance devienne une politique ? Ce sont surtout les femmes qui pleurent quand se matérialisent des crises historiques : Jeanne d’Arc pleure face à l’injustice de ses juges, Antigone pleure face à Créon, Haidi Giuliani pleure, les mères de Plaza de Majo pleurent, etc., etc. Toutes ces femmes n’ont pas le pouvoir, et surtout n’en veulent pas. Leurs larmes sont, en ce sens, le signe de leur fatigue, de leur exclusion, mais les femmes qui pleurent, précisément en vertu de cette impuissance, de leur altérité (politique, sociale, symbolique), parviennent à remettre en question le pouvoir, parfois elles arrivent même à le destituer.

La Révolution russe commence avec des larmes de femmes (pour les deuils de la guerre, pour la faim et le froid à la maison) qui deviennent petit à petit indignation, soulèvements, émancipation. Que s’est-il passé ? En reprenant certains éléments des textes que Derrida consacre à la question de la vision et du regard, nous pouvons dire que les yeux larmoyants de ces femmes ont touché d’autres yeux, les yeux des autres. Il y a eu rencontre, une communauté s’est créée, et donc une possibilité d’agir ensemble, précisément à partir de ces yeux qui, emplis de larmes, ne voient pas, mais touchent. D’après Derrida, en effet, afin que des regards se croisent, il faut qu’ils se touchent en aveugles : pour regarder le regard d’un autre il faut cesser de voir seulement ses yeux – il ne faut tout simplement pas les voir –, il est nécessaire, au contraire, qu’ils se touchent.

La cécité nous conduit vers une autre question décisive chez Jeanne d’Arc, que nous voudrions ré-élaborer. Vierge, guerrière, sorcière, enfant, putain, sainte… diverses et contradictoires sont les images que l’hitoire nous a laissées d’elle, mais il y en a une qui les parcourt toute, et c’est aussi, d’un point de vue historique, la plus certifiée, car sur cette image se focalisera le procès contre elle : Jeanne d’Arc est une voyante. Elle voit des anges, des saintes, des saints qui l’incitent, à travers des « voix » qu’elle seule comprend (dans quelle langue parlent-elles ?, lui demanderont les juges), à accomplir des actions militaires et politiques voulues par Dieu. Elle est envoyée par Dieu et à ce titre s’arroge même le droit de se soustraire à l’autorité du Tribunal, au point d’en arriver à menacer ses juges : « Vous dites que vous êtes mon juge, mais prenez garde à ce que vous faites, parce qu’en vérité je suis envoyée par Dieu et vous vous mettez vous-mêmes en grand danger ». C’est plus qu’une contestation du pouvoir religieux et politique : Jeanne d’Arc ne le reconnaît pas du tout. Et elle décide de l’esquiver, ou essaie de l’esquiver, justement parce qu’elle pense être et se comporte comme une prophétesse.

D’après la poétesse-philosophe Christine de Pizan (1364-1430), Jeanne d’Arc appartient à la tradition des grandes prophétesses bibliques, comme Judith, Esther, Débora. Mais, comme le montre Claude Gauvard, dans le contexte historique de Jeanne d’Arc le phénomène du prophétisme féminin est également très diffus dans le règne de France. Entre 1350 et 1450 une vingtaine de femmes au moins sont reconnues pour avoir des dons de prophétie. Ces femmes parviennent, dans des moments de crise, autorisées par une parole qui vient d’en-haut, à sortir du silence, et même à imposer leur voix, à indiquer à tous un chemin à accomplir – les révoltes nécessaires. Beaucoup d’entre elles viennent des frontières du règne, de ses bords extrêmes, et sont d’origine modeste. C’est précisément cette condition marginale – comme celle de Jeanne d’Arc, qui vient de Lorraine, humble bergère, analphabète – qui confère davantage de force à leur parole divine.

Charles Péguy définit Jeanne d’Arc la « jeune fille espérance ». C’est une synthèse efficace que nous entendons problématiser dans ce numéro pour tenter de comprendre comment la parole, les gestes d’une jeune fille ont réussi à cristalliser, quelques longs mois durant, les aspirations de tout un peuple. La prophétie de Jeanne d’Arc déchire la monotonie et l’inévitabilité du présent principalement parce qu’elle est capable d’allumer en lui une lueur d’espoir. En s’insérant dans la conjoncture historique, à partir des « voix » qu’elle entend, Jeanne d’Arc réussit à faire bifurquer l’histoire.

Il apparaît évident que la guerre, à laquelle la femme est appelée et à laquelle elle-même appelle, est quelque chose de bien plus élevé et profond qu’une simple défense des frontières de la patrie. S’il n’en était pas ainsi, Jeanne resterait dans la continuité de l’histoire. Au contraire, elle essaie de suspendre le cours normal de l’histoire (la prophétie bouleverse le temps historique). Peut-être que, comme le dit Bensaid, sa guerre s’étend sur une frontière plus universelle, une frontière immense. Celle qui sépare, injustement, le monde des riches de celui des pauvres. La guerre de Jeanne d’Arc est un épisode de l’interminable et interminée « guerre des pauvres », de Spartacus à Müntzer, pour arriver jusqu’à la résistance des paysannes mexicaines qui, après l’échec de leur révolution, constituent des « Brigades féminines Sainte Jeanne d'Arc » pour continuer la lutte. Jeanne Dark revient aussi dans les usines du vingtième siècle, chez Brecht, avec une organisation religieuse qui se bat pour les droits des ouvriers.

Les larmes de Jeanne d’Arc creusent des empreintes, des sillons, des parcours. Révélatrices d’une fragilité de fond, intrinsèquement solitaires, elles s’avèrent être, au contraire, puissamment politiques, brisant l’homogénéité même de l’histoire. Les yeux embués de larmes entrevoient un autre horizon des événements. En suivant ces lignes, nous pouvons proposer quelques points sur lesquels les contributions devraient se concentrer :

- Jeanne d’Arc est une image. Les multiples modalités selon lesquelles Jeanne est “faite image” dans l’histoire du cinéma et, plus généralement, dans l’histoire des arts, imposent une réflexion sur le rapport entre les images et une politique à venir. Aucune image qui atteste les traits réels de Jeanne d’Arc n’est parvenue jusqu’à nous, et son corps a été réduit en cendres. Comme si l’impossibilité de traduire en images ses visions inimaginables, et pour lesquelles personne ne peut témoigner, s’incarnait dans l’inimaginabilité même de son corps, et que de son existence et de ses visions ne restaient que des voix. Même si le cinéma et les arts n’ont jamais cessé de la représenter, elle continue à échapper à toute tentative d’identification (comme cela advient de façon exemplaire chez Godard, pas seulement dans Vivre sa vie, mais aussi dans Notre musique, 2004). À partir de là, il est peut-être possible de penser que dans les multiple représentations, incarnations de Jeanne, dans ses inimaginables visions de voix, soit en question une tentative de soustraire sa figure dans l’image – tentative qui semble faire allusion à un statut paradoxal, sans image, d’une image (de la) politique à venir.

- Jeanne d’Arc est mille nuances, souvent contradictoires. C’est une sainte, mais aussi une putain. C’est une enfant qui ne cesse de pleurer, mais aussi une belle femme (une des premières images de Jeanne d’Arc est esquissée en marge d’un registre civil du Parlement de Paris par le greffier Clément de Fauquembergue, qui retranscrit les comptes rendus des séances et rapporte également les événements principaux, comme la nouvelle de la victoire de la « Pucelle » à Orléans, et l’imagine alors dans un dessin rapide en femme à moitié dévetue, au large décolleté…). C’est une sorcière et une prophétesse… De très grandes actrices l’ont incarnée au cinéma et sur les scènes des théâtres pour souligner ou renforcer l’un des différents aspects de son image caléidoscopique. Est-il possible de reconstruire ces images à partir d’un point de vue féminin ? Les actrices qui ont incarné Jeanne d’Arc ont-elles eu ce rôle ?

- Jeanne d’Arc est une femme. La question du genre se révèle être décisive pour affronter notre problème du pouvoir destituant, qui est précisément ce geste, johannique aussi, de défier le pouvoir sans vouloir le renverser, sans vouloir en prendre la place. Il s’agit d’une mise à nu du pouvoir : c’est ce que nous dit la hardiesse de Jeanne d’Arc durant le procès. Esquiver le pouvoir en vigueur, ne pas le reconnaître signifie ouvrir un espace nouveau pour la politique.

- Jeanne d’Arc est une pauvre. Elle agit à partir d’une position sociale et culturelle (et géographique) absolument autre par rapport aux centres de pouvoir de son temps. Il s’agit de voir si, dans cette action si décidée et surprenante, Jeanne d’Arc n’a voulu que défendre le sol de la patrie contre les envahisseurs et les traîtres, selon l’image qu’a produit d’elle le persistant « mythe national », ou bien si elle a aussi cristallisé des aspirations populaires, en une ennième « guerre des pauvres », comme ses résurgences, contre ce mythe national, justement, l’ont laissé entrevoir. - Jeanne d’Arc est une prophétesse. Elle se met en chemin depuis la Lorraine lointaine parce qu’elle entend des « voix ». Ces « voix », et ses succès militaires, lui donnent une légitimité vis-à-vis du peuple qui croit vraiment en elle. En ce sens, sa figure suscite un espoir. Il faudra élaborer, à partir de figures féminines, à partir des lamentations, des pleurs, le rôle que la prophétie joue dans les crises de l’histoire pour imposer une autre direction aux événements. 



Envoi des propositions avant le 5 mars 2023 (max. 2.500 caractères) à l’adresse : krevuecontact@gmail.com 

Si la proposition est acceptée, la contribution devra être remise avant le 17 septembre 2023.

Après cette date, la contribution sera automatiquement exclue du numéro de la revue. 

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