Dans l’histoire de la pensée occidentale, l’imagination aura suscité des jugements aussi contrastés que passionnés. Elle se situe en effet au croisement de deux traditions herméneutiques, l’une y voyant, avec Aristote et Thomas d’Aquin, une « étape indispensable du processus entre intellection et sensation[1] » (Gérard Ferreyrolles), l’autre y décelant, avec Platon et Augustin, une source inépuisable d’erreurs et d’égarement.
Cette opposition ne disparaît nullement à l’âge des Lumières. Tantôt, l’imagination se trouve perçue avec méfiance ; philosophes et écrivains ont alors tendance à s’inscrire dans les pas des moralistes du Grand siècle, qui, de Pascal à Malebranche, n’ont pas manqué de condamner « la maîtresse d’erreur et de fausseté », ou « la folle qui fait la folle ». Tantôt, elle fait l’objet d’un processus de réévaluation, qui, sous l’influence de la diffusion massive de l’empirisme, s’emploie à la tirer du côté de l’inventivité, ou de l’anticipation.
Traditionnellement associé aux extravagances des visionnaires, le genre romanesque ne reste pourtant pas étranger à ces débats, les questionnements du discours anthropologique du temps alimentant ceux des romanciers. En effet, la psychologie romanesque donne une place de choix à la réminiscence, à la fausse ressemblance, à la déformation ou à l’amplification du réel – toutes choses qui tendent à permettre au roman de développer, à la suite notamment des moralistes classiques, un discours critique sur les fantômes trompeurs et les châteaux en Espagne qui envahissent l’esprit du sujet. Jeannette, dans La Paysanne parvenue, se fait des « fantômes des moindres objets qu[‘elle] entrev[oi]t », tandis que Ferriol, dans l’Histoire d’une Grecque moderne, averti par la gouvernante, se précipite fou de jalousie dans la chambre de Théophé, « l’imagination remplie de toutes les imputations de son accusatrice ». Toutefois, la fiction romanesque s’emploie dans le même temps à donner à l’imagination un autre visage, celui de l’anticipation opportune, de l’élaboration créative ou intellectuelle, et même de « la force inspiratrice de l’artiste[2] » (Michel Delon). Et c’est dans cette perspective qu’il s’agit de comprendre l’inventivité de Marianne ou de Jacob chez Marivaux, l’acuité perceptive de Bigand chez Mouhy ou le génie incandescent et volcanique qui habite le spectateur nocturne de Rétif de la Bretonne et les scélérats de Sade.
L’objet de cette journée d’étude serait de donner une image plus juste des liens entre roman et imagination au XVIIIe siècle, d’une part en montrant que la diversité des œuvres empêche de réduire la peinture romanesque de l’imagination à la seule condamnation, d’autre part en travaillant à reconstituer, au moins partiellement, l’influence du contexte intellectuel sur la fiction narrative au siècle des Lumières.
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[1] Gérard Ferreyrolles, Les Reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Honoré Champion, 1995
[2] Michel Delon, « Diderot et l’affirmation de l’imagination créatrice », Revue d’histoire littéraire de la France (N°111), 2011/2, p. 288.
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Programme
9h00 Accueil des participants - Christophe Martin (Sorbonne-Université)
9h15 Introduction par les organisateurs
« La folle qui fait la folle » - Séance présidée par Christophe Martin
9h30 Cécile Meunier (Sorbonne-Université),
« L’interprétation du regard féminin au prisme de l’imagination dans Les Egarements
du cœur et de l’esprit de Crébillon. »
10h00 Floriane Daguisé (Université de Rouen)
« Imagination déformante et formation romanesque : éthique et poétique de l’errance. »
11h00 Discussion
11h15 Pause
Une plume conduite par l’imagination - Séance présidée par Floriane Daguisé
11h45 Marion Bally (Université Rennes 2)
« Des taches d’encre à l’œuvre au noir : représentations de l’imagination créatrice chez Mouhy dans les scènes de genèse de Lamekis. »
12h15 Emmanuelle Sempère (Université de Strasbourg)
« L’ambivalence du rapport à l’imagination et la fabrique du fantastique dans le roman au XVIIIe. »
12h45 Discussion
13h00 Déjeuner
Puissance des chimères - Séance présidée par Emmanuelle Sempère
14h30 Anne-Charlotte Wallyn (Sorbonne-Université)
« Symptômes de l’inquiétude et imagination dans deux romans de Madame Riccoboni. »
15h00 Christophe Martin (Sorbonne-Université)
« "Se figurer". Imagination créatrice et imaginaire spectral dans La Nouvelle Héloïse. »
15h30 Discussion
15h45 Pause musicale
La Reine du monde - Séance présidée par Virginie Yvernault
16h00 Nicolas Fréry (Sorbonne-Université)
« "Chimères de l’amour" et anoblissement imaginaire dans La Vie de Marianne. »
16h30 Henri Portal (Sorbonne-Université)
« La "fille malheureuse de l’imagination" : les égarements de la superstition religieuse dans quelques romans des Lumières. »
17h00 Discussion
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Illustration : Pierre Quentin Chedel d’après François Boucher, Frontispice, dans Charles Pinot-Duclos, Acajou et Zirphile (1743).