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"L'invention balzacienne du romanesque économique", par Alexandre Péraud (Séminaire Balzac, Paris)

Publié le par Marc Escola (Source : Christelle Girard)

Quatrième séance du séminaire Balzac (GIRB, Paris) : Un “je ne sais quoi de romanesque” : les enjeux du romanesque balzacien

Resp.: José-Luis Diaz, Jacques-David Ebguy et Christelle Girard

Grands Moulins, 8 avril 2022, 14h à 17h 

"L’invention balzacienne du romanesque économique", par Alexandre PÉRAUD, UR PLURIELLES - Université Bordeaux Montaigne

Il est évident – au point que cela relève aujourd’hui d’une forme de vulgate balzacienne – que l’économie et l’argent sont, dans La Comédie humaine voire dans le théâtre, facteur de « romanesque ». Par leur faculté à fabriquer un nouveau pittoresque, à créer des rebondissements ou à façonner des figures, ils participent puissamment de l’intérêt romanesque. Mais il faut dépasser cette acception un peu convenue du romanesque pour donner toute sa force à un « romanesque économique » balzacien dont les motifs diégétiques et surtout les dispositifs narratifs sont appelés à connaître une forme de postérité aux XIXe et XXe siècles, littéraire bien sûr mais aussi cinématographique.

Ce romanesque semble pouvoir être analysé à la lumière, notamment, des catégories de Northrop Frye, ce qui permet de considérer la manière dont la narration économique balzacienne « recycle » des structures anthropologiques du récit. C’est à ce titre un romanesque hybride qui, d’une part, relève bien d’un croisement entre les romanesques « de l’illusion ou de la vie projetée » et « de l’aventure » (Isabelle Daunais), et, d’autre part, joue de l’hétérogénéité générique (épopée, drame, tragique, comique…). Tour à tour séducteur ou déceptif, c’est-à-dire alternativement du côté de la merveille et du réalisme, le romanesque économique balzacien entame un jeu complexe avec un lecteur qu’il « accoutume » aux nouvelles réalités de l’argent et de la monnaie, sans qu’on sache véritablement si l’enjeu consiste à les rendre « acceptables » ou à en dresser la critique. Parce qu’il relève d’un jeu sérieux – avec ce que cette notion implique de fabrication de « mondes possibles » —, le romanesque économique balzacien participe de ce point de vue d’une entreprise de connaissance. 

Maître de conférences HDR en littérature française, Alexandre Péraud est spécialiste du romantisme et du roman réaliste. Il réfléchit aux relations qu’entretiennent la littérature et les sciences, en accordant une attention particulière à la manière dont dialoguent le texte littéraire et l’économie au XIXe et XXe siècles. Il a notamment publié Le Crédit dans la poétique balzacienne, (Paris, Garnier, 2012), La Comédie (in)humaine de l’argent (dir.), (Le Bord de l’eau, 2013) et co-dirigé le vol. n°7 de la revue Romanesques « Récit romanesque et modèle économique » (2015).  Il a consacré son habilitation à diriger des recherches au récit économique (XVIIIe – XXe siècles). Au carrefour des études littéraires et de l’analyse du régime économique des biens artistiques et culturels, il oriente ses travaux vers un questionnement sur la valeur des biens de l’esprit.

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Rappel de l'argumentaire du séminaire : 

Un “je ne sais quoi de romanesque” : les enjeux du romanesque balzacien 

(José-Luis Diaz, Jacques-David Ebguy et Christelle Girard) 

Novel / romance, « réalité » / « idéal », « romanesque » / « anti-romanesque »… : à suivre les théoriciens du roman, c’est entre ces deux pôles, ces « deux lignes », qu’oscille le genre – son histoire et son esthétique. Mais comment situer Balzac par rapport à ces deux pôles ? Comment expliquer la perplexité des théoriciens lorsqu’il s’agit de classer l’auteur de La Comédie humaine ? Quelle place le romancier fait-il au « romanesque » ? Après avoir examiné les réinventions critiques de Balzac, le séminaire 2021-2022 du GIRB voudrait revenir à ce qui, bien souvent, est au principe de cette possible réinvention, à ce qui est, au double sens du terme, la condition de sa pratique de romancier.

On le sait, la poétique romanesque de Balzac a fait depuis longtemps l’objet de nombreux travaux critiques – pensons par exemple aux ouvrages, aux perspectives très différentes, de Maurice Bardèche ou de Pierre Barbéris –, avec une insistance toute particulière dans les années 2000. Cependant, si le romanesque, pris dans les sens plus spécifiques de « ce qui évoque le roman par ses aventures extraordinaires, ses péripéties nombreuses » ou de « ce qui se complaît dans les sentiments élevés, hors du commun, dans la passion », n’est pas ignoré par ces travaux, il n’est ni analysé systématiquement, ni théorisé en tant que tel. Les questions, pourtant, sont nombreuses à s’élever : Balzac donne-t-il libre cours au romanesque ou cherche-t-il à le brider, à le contrôler ? De quelle manière l’auteur de La Comédie humaine qui, lui aussi, à sa manière, en a contre « les romans pour femmes de chambre », va-t-il parfois jusqu’à repousser le romanesque ou s’efforce-t-il de le dépasser ? S’agit-il d’un point de départ, qui donne une impulsion créatrice, ou d’un ingrédient nécessaire pour conférer une certaine acceptabilité à l’invention d’un nouveau type de roman ? Discerne-t-on une stratégie de la distribution du romanesque dans les œuvres balzaciennes ? Le romanesque apparaît-il de manière ponctuelle ou systématique ? Autant d’interrogations que l’on souhaiterait aborder au cours de ce séminaire.

La notion de romanesque, en ses diverses acceptions, hante bel et bien les critiques contemporains de Balzac, sans qu’elle soit nommée. Ceux qui partent en guerre contre le roman n’attaquent pas uniquement le genre ; ils s’en prennent en effet à un type de « littérature facile » opposée à une « littérature difficile », et la manière dont ils commentent les ressources de la « littérature facile » renvoie à plusieurs traits du romanesque tels qu’ils seront répertoriés par les théoriciens aux XXe et XXIe siècles. Bien que les études sur le genre romanesque soient nombreuses, la critique littéraire a longtemps sous-estimé le concept de romanesque en tant qu’hypercatégorie – c’est-à-dire en tant qu’ensemble de procédés littéraires dépassant les frontières entre les genres – et ce, en dépit de l’ouvrage précurseur d’Albert Thibaudet, Réflexions sur le roman, qui consacrait des pages novatrices à cette catégorie transversale. Si dans les années 1960-1970, le concept est abordé par des études littéraires mais aussi philosophiques et psychanalytiques, les années 2000 marquent une volonté de définir le romanesque plus précisément, selon une approche plus « poétique ». L’ouvrage collectif dirigé par Gilles Declercq et Michel Murat, Le Romanesque propose ainsi des articles qui ont fait progresser l’approche théorique du concept.

L’intergénéricité du romanesque est mise en avant ; des thématiques romanesques, comme la singularité des aventures, l’histoire d’amour et les types de personnages sont mis au centre du travail de composition et de « saturation événementielle de la diégèse », pour reprendre l’expression de Jean-Marie Schaeffer. En parallèle, en 2002, le colloque « Hugo et le romanesque » mobilise les critères définitoires du romanesque en les passant au tamis de l’œuvre hugolienne. L’intergénéricité du romanesque prend alors tout son sens, particulièrement dans la manière dont cette catégorie imprègne le théâtre de Hugo, mais aussi ses écrits autobiographiques. Ce colloque fut organisé par le Centre d’Études du roman et du romanesque de l’Université d’Amiens, qui, avec les parutions annuelles de la revue Romanesques, inaugurée en 2004 et dirigée par Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, Alain Schaffner puis Christophe Reffait, poursuit et approfondit la réflexion sur le romanesque dans le champ littéraire. Les apports concernent notamment la manière de concevoir le romance, la mise en relation du romanesque avec des problématiques socio-politiques, idéologiques ou génériques, et l’analyse de l’expérience romanesque. Mais la distinction qu’opère Isabelle Daunais entre le « romanesque de l’illusion ou de la vie projetée » et le « romanesque de l’aventure, c’est-à-dire de la vie vécue » peut aussi s’avérer féconde. Ces deux « modes » de romanesque ne supposent pas le même rapport à la réalité : le romanesque de l’illusion, qui consiste en la croyance, éprouvée sur le mode du rêve et de la quête, en un monde idéal, plus beau et plus exaltant que la réalité, marque le désir de fuir la réalité là où le romanesque de l’aventure, qui est de l’ordre de l’action et de l’événement, de l’intrigue et des péripéties, du contact avec l’Histoire en marche, signale au contraire le désir de mettre à l’épreuve la réalité, de s’y confronter et d’en tirer parti.

Pour certains romanciers, la conquête de légitimité du roman passerait par la représentation critique du romanesque de l’illusion – le roman se construisant contre le romanesque ; pour d’autres, le roman n’existerait qu’en prenant appui sur le romanesque de l’aventure – le roman à partir du romanesque. Et entre les deux, pourrait-on dire, Balzac, chez qui « le romanesque peut être cette manière idéale, rêveuse ou extravagante de voir le monde que le roman, par sa lucidité et son ironie, tente de dévoiler, comme il peut être le sentiment du vivant, et même pourrait-on dire de l’excitation du vivant, du contact avec les choses par quoi il est plus qu’une construction formelle ou une représentation documentaire du réel. »

Peut-être est-ce cet entremêlement, aux dimensions esthétiques, psychologiques et philosophiques, qui explique le récent regain d’intérêt de la critique balzacienne pour la question du romanesque, en son double visage, et pour la manière dont l’œuvre de Balzac recourt à des motifs, structures, figures relevant d’un romanesque déjà codifié. Christelle Girard aborde ainsi cette notion dans ses liens avec la réflexivité littéraire ; la thèse en cours de Kathia Huynh, sous la direction d’Aude Déruelle, témoigne également de cette attention renouvelée à la multiplicité des aspects du romanesque.

Au-delà même de la tension créatrice entre le romanesque et le réalisme balzaciens, ce romanesque demande maintenant à être scruté à de multiples niveaux – idéologique, historique, anthropologique, philosophique, psychanalytique, esthétique et poétique. L’œuvre balzacienne – qu’on envisage ses caractéristiques formelles ou thématiques, ses figures, sa représentation de l’espace ou du temps, sa « vision du monde », son rapport au lecteur ou à certains types de romans – pourrait ainsi contribuer à l’enrichissement de la notion.

Plusieurs pistes pourront être explorées, sans que ces perspectives soient exhaustives.

1. La langue et le langage du romanesque

Un premier point concerne la définition et la terminologie du romanesque. Quelles sont les désignations directes ou plus implicites du romanesque dans l'oeuvre balzacienne ? Comment un vocabulaire lié à l'imaginaire romanesque est-il inscrit et « transplanté » dans le roman « réaliste » balzacien ?

2. Les lieux et temps du romanesque

Peut-on repérer dans le roman balzacien des « chronotopes », des espaces-temps, des rapports entre lieux spécifiquement romanesques ? Comment sont-ils articulés au projet balzacien de saisie du présent en marche, d’intellection de la société contemporaine ?

3. Monde et personnage romanesques

Au XIXe siècle, le romanesque se manifeste souvent par le biais d’une figure, d’un personnage romanesque, celui que « sa façon d’être et de penser, que l’exaltation des sentiments, la rêverie débridée, le caractère chimérique des idées éloignent de la réalité ». Comment le roman balzacien représente-t-il les personnages romanesques et l’idée même d’une « vie romanesque » ? Peut-on parler, plus globalement, de la présence d’un « monde romanesque » dans l’œuvre balzacienne, ce « monde sans résistance […] à l’affirmation du désir », où passions comme pulsions sont ponctuellement satisfaites ?

4. Un romanesque au pluriel ? Genres, sous-genres, thèmes... 

Il s’agirait de s’interroger sur la place et la fonction du romanesque dans différents sous-genres et formes romanesques. Ainsi pourrait-on considérer le lien entre le romanesque et les romans de formation, les romans noirs, les romans d’aventure, les romans sentimentaux, les romans parodiques, les cycles romanesques, les romans épiques, du collectif...

On pourrait reprendre l’analyse de quelques grands motifs balzaciens en envisageant leur dimension romanesque : l’argent (voir les travaux d’Alexandre Péraud ou de Christophe Reffait), le mariage et l’amour (Arlette Michel, Mireille Labouret, Christine Planté, Véronique Bui) seraient à considérer dans cette perspective.

Distinguer différents romanesques peut aussi être fructueux : romanesque noir, romanesque sentimental, romanesque psychologique... Des comparaisons avec les auteurs contemporains ayant également rencontré la question du romanesque pourraient être envisagées – Stendhal, Sand, Sue, Janin, Samuel Berthoud ou Charles de Bernard… La question de l’intertextualité peut être posée, dans la mesure où les différents romanesques se manifestent à travers des références intertextuelles ou des reprises de types de romanesque déjà existants. Existe-t-il, dès lors, un romanesque spécifiquement balzacien ? Si oui, comment sa texture évolue-t-elle et sous quelles « influences » (réalisme, romantisme, autres formes contemporaines de l’auteur…) ?

5. Les fonctions du romanesque et ses différentes réceptions

Le romanesque a-t-il chez Balzac une fonction séductrice, mystificatrice, expressive, instructive, épistémologique ? Il conviendra de faire le point sur le romanesque comme vision du monde, en considérant, notamment, les niveaux philosophique, social, politique, idéologique, historique, anthropologique ou psychanalytique. Ce romanesque sert-il à relier des aspects divers de la réalité, à articuler des pans d’analyse du réel que Balzac ne parviendrait pas, sans cela, à présenter ensemble ? Le romanesque aurait alors pour fonction de combler des lacunes épistémologiques plutôt que d’être simplement un outil d’analyse du monde.

Dans la continuité de ce questionnement, il ne serait pas sans intérêt de revenir sur la réception du romanesque par le lecteur balzacien et les critiques de l’époque. Une attention particulière pourrait être accordée à la suite de l’histoire du roman et à la manière dont des auteurs comme Flaubert et, surtout, Zola (regrettant la présence de restes de romance dans le roman de Balzac, particulièrement au niveau des personnages et de la régie auctoriale), assoient la légitimité de leur entreprise sur le rejet du romanesque balzacien. Il conviendrait donc de réfléchir sur cette réception au XIXe, mais aussi aux XXe et XXIe siècles. De même, la question d’un sexe du romanesque peut se poser. L’expression « roman de femme de chambre » (employé par Stendhal, par exemple) connotait l’idée que le romanesque visait uniquement un public féminin. L’œuvre balzacienne ne met-elle pas aussi en scène un romanesque masculin, à travers, entre autres, des personnages de lecteurs et des scènes de lecture ?

6. Le romanesque hors du roman

Y a-t-il chez Balzac une présence du romanesque dans les genres non romanesques ? Dans quelle mesure le romanesque constitue-t-il une notion intergénérique qui se déploie dans tout genre d’écrit ? L’enquête pourra être menée dans :

- le « métadiscours » balzacien (correspondance, tout particulièrement avec Mme Hanska, le discours préfaciel, les traités, les discours théoriques, les articles).

- les autres genres narratifs (physiologies, Contes drolatiques)

- le théâtre.

- les adaptations cinématographiques : accentuent-elles le romanesque, le déplacent-elles vers un romanesque différent ?

- le romanesque de l’illustration ? Quels en seraient le sens et les modalités ? Ce romanesque de l’illustration nécessiterait d’être situé dans l’histoire éditoriale, en considérant les publications en feuilletons ou en volumes ainsi que les chapitrages…