Appel à contribution
K. Revue trans-européenne de philosophie et arts
9, 2/2022
Malevitch
La révolution sans condition
La révolution, comme le désir, est inévitable et imprévisible,
et elle ne cessera jamais de scandaliser les gardiens de la terre des besoins
Elvio Fachinelli
Kazimir Malevitch, peintre, architecte, éducateur et philosophe communiste, se trouve au carrefour de grandes tensions, esthétiques et politiques, révélant le réseau de sens de ce que nous nommons « pouvoir destituant ». Pour cette raison, nous pensons qu’aborder le parcours de Malevitch, de façon canonique, dans ses dimensions biographiques, historiques et artistiques ne peut suffire – ces dimensions ne sont pas à négliger pour autant. Malevitch est, avant tout, un personnage conceptuel destituant parce que, en épuisant avec sa peinture toute forme de représentation jusqu’au degré zéro de la vision, il conçoit dans l’oeuvre même la fin de toute oeuvre comme programme révolutionnaire.
D’un point de vue historique, bien sûr, son itinéraire extraordinaire est bien connu, si connu que le numéro de « K » consacré à Kazimir Malevitch a pour intention précisément de sortir l’artiste russe de son statut, finalement limité, d’icône de l’avant-garde auquel il a été relégué, et suggère plutôt de le considérer également comme « l’un des plus grands pédagogues spirituels et politiques du siècle ». De fait, Malevitch a été l’un des premiers pédagogues de l’expérience soviétique, d’abord comme commissaire à la protection des objets de valeur au Kremlin. Plus tard, en 1918, il enseigne à l’École populaire des beaux-arts de Vitebsk, un institut qui « vise à transformer la vie quotidienne et à remodeler le paysage urbain avec de nouvelles formes esthétiques » (Enzo Traverso). En outre, Malevitch n’a jamais manqué de dialoguer, à travers sa production artistique, qu’elle soit écrite ou iconique, avec les situations spécifiques dans lesquelles il se trouvait impliqué : l’expérience de la Première Guerre mondiale, la révolution d'Octobre, la guerre civile, la montée et la chute des Soviets au sein de la puissance soviétique émergente. À ce propos, la relation que Malevitch entretient avec le gouvernement bolchevique au lendemain de la révolution est significative, au moment où la création de nouvelles formes devait soutenir – jusqu’à se désavouer – la construction d’un nouveau type de gouvernement. Le succès de Malevitch au sein du projet bolchevique découle d’une carrière artistique consacrée à la création de nouvelles formes par l’abandon décisif du paradigme mimétique-représentationnel qui avait fini par coïncider avec le goût artistique traditionnel et bourgeois. Ce rejet avait éclaté chez Malevitch avant même le massacre de la Grande Guerre, mais avec la guerre, il identifiait, distinctivement, la logique propre à sa peinture : face au carnage, il n’y a rien à voir car nous ne devons voir que ce que nous ne pouvons pas voir, l’inimaginable. En effet, en 1915, avec le Carré noir sur fond blanc, nous sommes face à un geste qui rejette toute distance et toute dualité entre la réalité et sa représentation. Aucune image à voir n’est reconnaissable ; aucune duplicité transcendante de l’image. Plutôt, l’objectivité pure comme une forme de réalisme absolu contre tout réalisme esthétique.
En ce sens, le parcours du peintre semble être parallèle à celui du cinéma soviétique, alors naissant, qui s’est choisi la même vocation antiréaliste, au moins jusqu’au milieu des années 1930 : une vocation qui se concrétise par une utilisation très spécifique du montage, compris non pas comme un outil de construction de récits, mais comme une technique permettant de donner forme à l’expérience révolutionnaire.
Mais plus encore : son chef-d’oeuvre radical, Carré blanc sur fond blanc (1918), présente une tension encore plus épurée et diaphane que les formes antérieures, en exposant l’idée d’un événement pur à travers le congé de la peinture, car la peinture chez Malevitch ose exposer sa propre fin. Avec Malevitch, l’action de l’artiste s’émancipe de son mouvement reproductif ou figuratif typique pour devenir un geste inconditionné, c’est-à-dire libre de toute référence. Des formes absolues semblent peupler les tableaux de Malevitch et de ses élèves ; des hyper-espaces bidimensionnels dans lesquels la couleur, la facture et la matière ont une valeur en soi, comme pour témoigner de l’inauguration d’un autre mode de liberté, définitivement affranchi des déterminations du réel et des usages de la représentation. Au-delà de toute logique, de tout fondement ou capital qui engendrent, causent et nourrissent ces déterminations et ces usages. Nous sommes confrontés à une révolution sans précédent de l’image du monde qui aboutit, sur la toile, à l’effondrement de celle-ci, à la vérité de toute révolution : son nihilisme.
En outre, le geste extrême de Malevitch, qui consiste à mettre fin à la peinture dans la peinture (et aussi à mettre fin à la culture religieuse de l’icône), comme s’il prenait congé de tout un univers culturel, s’accompagne d’une réflexion théorique, subtile et radicale, qui revendique, au début des années 1920, l’affirmation révolutionnaire d’une existence destituante : l’homme doit à son tour prendre congé de toute activité de travail qui, en tant que telle, est la manifestation d’une hostilité.
Communisme, révolution, nihilisme, art : issus du tourbillon créé par cet assemblage conceptuel et politique, voici certains des noyaux problématiques qui seront développés, plus spécifiquement, dans le numéro de « K » consacré à Malevitch :
- La radicalité et l’intempestivité de la pensée et des gestes révolutionnaires de Malevitch, au moment même de la révolution. En d'autres termes, il s’agirait de repenser le marxisme particulier de Malevitch qui, après avoir ouvert la voie à l’avant-garde artistique de l’Union soviétique avec son Carré noir de 1915, a avoué sa défaite personnelle, et peut-être même celle de la révolution léniniste, en remontant le temps jusqu’à l’ère prérévolutionnaire de la figuration, réalisant sous Staline une série de toiles naturalistes qui semblent indemnes des événements du siècle.
- Malevitch comme peintre de la Grande Guerre : la création des carrés noirs commence en 1915. Il s’agit de vérifier comment le carnage de la guerre imprime un changement dans l’œuvre picturale de Malevitch, imposant à son geste artistique une forme de désertion pure et radicale : la vision d’un vide.
- Une nouvelle problématisation des relations entre politique et art, entre l’inauguration politique de nouveaux espaces de manifestation et l’acte de création inhérent à toute pratique proprement artistique. Le défi que nous reconnaissons dans le travail de Malevitch est celui d’un rejet des revendications respectives d’indépendance des deux domaines : il ne s’agit pas tant de répéter la énième variante de la subordination de l’un à l’autre, mais de mettre en évidence leur association ontologique irréductible, où tous deux, art et politique, permettent l’apparition de nouvelles formes de vie.
- Malevitch comme figure théorique qui aide à repenser les rapports complexes du réalisme et de la représentation artistique. Le cinéma soviétique des années 1920, grâce au travail de quelques grands réalisateurs, Koulechov, Eisenstein, Poudovkine et Vertov, en a donné peut-être un des témoignages les plus importants de toute l’histoire du cinéma mondial, en réaction à la révolution bolchevique de 1917.
- La question de la paresse et du désoeuvrement comme « vérité effective de l’homme » (énoncée par Malevitch dans un bref texte de 1921 qui prenait, significativement et dangereusement, congé du culte du travail), est occultée par toutes ces traditions qui, tout en tentant de racheter l’homme, ont tout fait pour l’assujettir à la tyrannie de la valeur, du travail et de l’oeuvre, reniant ainsi son désoeuvrement essentiel (Nancy, Agamben). L’expérience même du suprématisme se révèle comme « l’éclipse de l’œuvre d’art », puisqu’elle est marquée par la volonté d’enterrer, avec la peinture de chevalet, le statut même de l’œuvre d’art.
- La question du nihilisme et du « noir-noir nihiliste » (Alain Badiou), qui dans son impatience détruit les formes dans un tel élan iconoclaste qu’il remplace toutes les icônes possibles. Se pourrait-il, cependant, que cette noirceur soit elle-même une œuvre, désireuse de s’affirmer contre l’existant ?
Envoi des propositions avant le 20 février 2022 (2 500 caractères maximum) à l’adresse suivante : krevuecontact@gmail.com
Si la proposition est acceptée, l'article devra être remis pour le 18 septembre 2022. Après cette date, la contribution sélectionnée sera automatiquement exclue du numéro de la revue.