Appel à contributions pour les neuvièmes journées d'études du groupe COnTEXTES (Bruxelles, 23-24 juin 2022)
Genre et sociologie de la littérature : perspectives croisées
Les neuvièmes journées d’études du groupe COnTEXTES se donnent pour objectif d’étudier les rapports entre études de genre et sociologie de la littérature. Puisque le genre est une « construction sociale » et que la littérature « participe » à « [s]a fabrication » (Boisclair, 2002), leurs champs de recherche ont beaucoup à partager. Il convient ainsi de tenir compte des périmètres adjacents de ces savoirs, qui œuvrent dans un même mouvement à une meilleure compréhension des mécanismes de domination (les concepts d’habitus, d’héritages sexués, d’incorporation, etc.), à une réflexion sur les conditions d’efficacité du langage (la performativité chez Bourdieu comme chez Judith Butler, l’intérêt pour les conditions d’énonciation et les mécanismes de silenciation) ou encore à une démystification de la constitution des connaissances et des points de vue (l’illusio des lectors, la déconstruction de la neutralité axiologique, l’épistémologie des savoirs situés, etc.).
Partant de là, et considérant la littérature à la fois comme une activité socialement déterminée (avec une structure, des fonctions et des interactions analysables – Bourdieu, 1992 ; Dubois, 1978 ; S. Becker, 1982) et comme un mode de « connaissance pratique » du monde social (Bouveresse, 2008), l’ambition de ces journées sera de repenser la place qu’elle occupe dans le travail d’élucidation des catégories de genre, de leurs interactions et de leurs intersections avec d’autres relations de pouvoir (Lasserre, 2016). Aussi s’agira-t-il de se soustraire à « la loi des cécités et des lucidités croisées » (Bourdieu, 1982) où chaque discipline, comme dans la fable des aveugles et de l’éléphant, cartographie des réalités interdépendantes tout en revendiquant la supériorité de son point de vue.
Tout bien considéré, la recherche entrecroisant ces deux disciplines reste en friche et souligne assez rarement l’évidence de leurs liens. Quelques publications attestent un intérêt durable pour un questionnement pluridisciplinaire entre études de genre et sociologie de la littérature (Naudier, 2000 et 2010 ; Naudier et Ravet, 2005 ; Naudier et Rollet, 2007 ; Albenga, 2007 ; Rollet, 2007 ; Détrez, 2012 ; Sapiro, 2014). Dans le domaine francophone, ces investigations demeurent toutefois peu nombreuses.
Aussi, par défiance à l’égard de la recherche anglophone, certains travaux ont pu favoriser l’histoire des femmes et la sociologie à la française en délaissant d’autres traditions étrangères, comme celles des études queer ou de l’école sociologique de Chicago. Plus encore, le dialogue entre sociologie de la littérature et études de genre se voit souvent parasité par les critiques de plus en plus décomplexées envers ces deux disciplines, puisque tandis que la sociologie est ouvertement accusée de militantisme ou d’entretien d’une certaine « culture de l’excuse » (Lahire, 2016), les gender studies ont été taxées d’être la « poubelle internationale des médiocrités académiques » (Heinich, 2017) par quelques défenseur·ses d’une neutralité axiologique toute relative.
Ces polémiques relancent pour nous la nécessité de travailler sur les méthodes et notions qui soutiennent nos approches du fait littéraire. En optant pour une approche épistémologique, il s’agira d’envisager comment les outils forgés par la sociologie de la littérature et les études de genre peuvent s’enrichir mutuellement. En guise d’exemples, on pourrait déjà faire émerger les questions suivantes : en quoi le « nomos » (Bourdieu, 1979) du champ littéraire influence-t-il ou non l’incorporation d’un certain « habitus sexué » (Bourdieu, 1998), sinon d’un « rôle de genre » (Butler, 1998) auprès d’un·e agent·e déterminé·e, comme l’écrivaine symboliste Rachilde qui signait ses cartes de visite « homme de lettres » ? Le cas échéant, comment le concept de passing (Renfrow, 2004) enrichirait-il celui d’illusio (Bourdieu, 1979), en interrogeant, par exemple, le cas de René Crevel atténuant son homosexualité pour maintenir sa place au sein du groupe surréaliste (Vrydaghs, 2016) ? Bien plus, est-il envisageable d’aborder les rapports de lutte ou de domination dans le champ littéraire en invoquant la notion d’ « intersectionnalité » (Crenshaw, 1989), pour étudier l’oubli relatif où sont tombées Paulette et Jeanne Nardal, précurseuses de la Négritude ?
Les propositions de communication envisageront les passages et les recodages qui peuvent être établis à l’intersection du genre et de la sociologie de la littérature. Si l’enjeu de ces journées est bien d’engager des questions générales afin de construire une « boîte à outils » théorique et méthodologique, les études de cas sont les bienvenues pourvu que celles-ci invitent à un prolongement réflexif. Nous proposons de structurer la réflexion autour de quatre grands axes :
- Partages : il s’agira d’examiner les concepts qui se trouvent en partage entre les études de genre et la sociologie de la littérature, tels que la norme, la domination, les stéréotypes, l’identité, l’interaction, les discours, l’incorporation, l’hégémonie, etc. et d’éclairer les points de jonction entre les deux champs de recherche, y compris dans leurs éventuelles différences.
- Relectures : cet axe abordera les nouvelles façons d’interroger les objets devenus typiques de la sociologie de la littérature à l’aune des concepts issus des études de genre et inversement. Par exemple, il s’agira d’examiner, sous le prisme du genre, les catégories employées par les sociologues de la littérature pour étudier des stratégies collectives (groupes, collections, écoles, etc.) ou d’interroger, à l’aide de concepts tels que l’horizon d’attente, la relégation ou l’idéologie, les analyses de conditions de production et de réception des textes en termes de genre.
- Dialogues : on s’interrogera sur les effets produits par la mise en contraste de concepts empruntés à l’un et l’autre champ. Bourdieu et ses travaux sur la domination auraient-ils pu être intersectionnels ? Quels liens tisser entre le concept de passing et les négociations typiques des trajectoires de sujets transclasses ? Comment les travaux de Donna Haraway sur les savoirs situés font-ils écho à ceux de Max Weber sur la neutralité axiologique ? Et de quelles manières ces dialogues (et bien d’autres) entre les deux traditions de recherche peuvent-ils travailler la littérature ?
- Transpositions : enfin, on se penchera sur le caractère à la fois évident et non évident des transpositions d’un champ de recherche à l’autre, en examinant, d’un point de vue critique ou historiographique, les cas où le transfert a pu s’opérer mais n’est pas allé de soi (on peut s’interroger, par exemple, sur les défis et les écueils d’une analyse de la littérature en termes d’agentivité) ; en analysant des situations où l’emprunt a entraîné de potentiels glissements sémantiques (comme lorsque des chercheur·ses ou agent·es du champ littéraire s’emparent du mot transgenre dans un sens très éloigné de l’usage qui en est fait en études de genre : Fouquet et Samoyault, 2020) ; ou encore en envisageant les voies qu’un domaine peut ouvrir à l’autre (est-il possible de prolonger l’invitation de Paul Aron et de Jean-Pierre Bertrand [2017], en réfléchissant non plus aux modalités d’une sociologie par la littérature, mais à la possibilité d’études de genre par la littérature ?).
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Modalités de participation
Les propositions (500 mots), accompagnées d'une brève notice biobibliographique, devront être adressées avant le 10 janvier 2022 aux adresses suivantes : laura.degrande@unamur.be et laura.zinzius@unamur.be. Les communications donneront lieu à un dossier thématique au sein de la revue COnTEXTES.
Comité d'organisation : Laura Degrande, Nicolas Duriau, Justine Huppe, Siân Lucca et Laura Zinzius
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Bibliographie
Albenga Viviane, « Le genre de “la distinction” : la construction réciproque du genre, de la classe et de la légitimité littéraire dans les pratiques collectives de lecture», Sociétés & Représentations, vol. 24, n°2, 2007, pp.161-176.
Aron Paul, Bertrand Jean-Pierre, Le Sens du social (dossier), Romantisme, vol. 175, n°1 (2017), pp. 5‑96.
Becker Howard S., Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 2010 [Art Worlds, 1988], 384 p.
Boisclair Isabelle, Lectures du genre, Montréal, Remue-ménage, 2002, 179 p.
Bourdieu Pierre, La Distinction, Paris, Minuit, 1979, 670 p.
Bourdieu Pierre, Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982, 60 p.
Bourdieu Pierre, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, 492 p.
Bourdieu Pierre, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998, 142 p.
Bouveresse Jacques, La Connaissance de l'écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie, Marseille, Agone, 2008, 224 p.
Butler Judith, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, New York, 1990, 272 p.
Crenshaw W. Kimberley, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination, Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics», University of Chicago Legal Forum, n°1 (1989), pp. 139‑167.
Détrez Christine, Femmes du Maghreb, une écriture à soi, Paris, La Dispute, 2012, 246 p.
Devreux Anne-Marie et al., « La Critique féministe et La Domination masculine », Mouvements, vol. 5, n°24 (2002), pp. 60-72.
Dubois Jacques, L’Institution de la littérature, préfacé par Jean-Pierre Bertrand, Bruxelles, Espace Nord, 2019 [Labor, 1978], 320 p.
Fassin Eric, « Bourdieu, le genre et le piège à “cons” », BibliObs, novembre 2016, https://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20161110.OBS1030/bourdieu-le-genre-et-le-piege-a-cons.html.
Fouquet Marie et Samoyault Tiphaine (dirs.), Roland Barthes, transgenre (dossier), Le Nouveau magazine littéraire, n°28 (2020), pp. 78-97.
Gemis Vanessa, « La biographie genrée : le genre au service du genre », COnTEXTES, n°3 (2008), URL : http://journals.openedition.org/contextes/2573.
Heinich Nathalie, « Misères de la sociologie critique», Le Débat, n° 197 (2017), pp. 119-126.
Lahire Bernard, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », Paris, La Découverte, 2016, 183 p.
Lasserre Audrey, « Le genre et les études littéraires d’expression française (xxe-xxie siècle) en France », Elfe XX-XXI, n°6 (2016), pp. 7-20.
Louis Marie-Victoire, « Bourdieu : Défense et illustration de la domination masculine», Les Temps Modernes, n°604 (1999), pp. 325-358.
Naudier Delphine, La Cause littéraire des femmes : modes d’accès et modalités de consécration des femmes dans le champ littéraire (1870-1998), Thèse de doctorat en sociologie, EHESS, 2000, cote TH-5457.
Naudier Delphine (dir.), Genre et activité littéraire : les écrivaines francophones (dossier), Sociétés contemporaines, vol. 78, n°2, 2010, pp. 5-113.
Naudier Delphine et Ravet Hyacinthe, « Création artistique et littéraire», dans Margaret Maruani (dir.), Femmes, genre et sociétés : l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2005, pp. 414-422.
Naudier Delphine et Rollet Brigitte (dirs.), Genre et légitimité culturelle : quelle reconnaissance pour les femmes ?, Paris, L’Harmattan, 2007, 165 p.
Renfrow G. Daniel, « A cartography of passing in everyday life», Symbolic Interaction, n°4 (2004), pp. 485‑506.
Sapiro Gisèle, La Sociologie de la littérature, Paris, La Découverte, 2014, 128 p.
Vrydaghs David, « Du rôle des outsiders dans la dynamique du groupe surréaliste français. Le cas de René Crevel », dans Denis Saint-Amand (dir.), La Dynamique des groupes littéraires, Liège, Presses universitaires de Liège, 2016, pp. 119-128.