Atelier






Écopoétique, un territoire critique

Par Claire Jaquier (Université de Neuchâtel)


Dossier Écopoétique.






Écopoétique
un territoire critique



Balises d'un territoire critique


Témoins de pratiques littéraires qui font écho à la question environnementale dans ses multiples dimensions — sociale, politique, éthique, philosophique, esthétique, scientifique —, l'écopoétique et l'écocritique[1] éprouvent aujourd'hui le besoin de cartographier leur territoire — véritable nébuleuse en expansion. Représentée dans les études littéraires, sous le nom d'ecocriticism, dès les années 70 aux États-Unis, cette ambition théorique et critique se manifeste dans le contexte francophone depuis une quinzaine d'années. Numéros spéciaux de revues, projets de recherche, congrès et colloques[2] sollicitent chercheurs et auteurs, les invitant à multiplier les perspectives, à ouvrir la réflexion à des approches inter- ou transdisciplinaires, à être attentifs à la pluralité des options auxquelles recourt la littérature d'aujourd'hui — ou celle du passé — pour explorer les questions environnementales, pour faire face à leur complexité. L'évolution rapide des enjeux sociaux liés aux risques climatiques et aux menaces pesant sur les ressources naturelles place l'écopoétique dans une situation d'urgence, à laquelle elle répond par une forte croissance.


La parution du livre de Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu. Essai d'écopoétique, offre une occasion de choix pour marquer un temps d'arrêt et placer quelques balises sur le chemin de cette discipline arborescente et buissonnante[3]. De fait, le projet de l'auteur consiste à cerner les caractéristiques d'une écriture des espaces naturels, en tant qu'ils sont au centre d'une expérience concrète de participation à l'oikos terrestre, auquel l'homme n'est pas extérieur. Nourrissant l'ambition de donner la mesure d'un «vaste paysage littéraire»[4] et de le cartographier, Pierre Schoentjes se réfère à un corpus large, tout en limitant son étude à des romans et récits français des XXe et XXIe siècles. Et c'est par la lecture rapprochée de quelques œuvres — notamment de Claude Simon, Pierre Gascar, Jean-Loup Trassard — qu'il met au jour les «tensions structurantes»[5], de divers types, qui animent ces textes : tensions thématiques — sauvage vs civilisé, esthétique vs utilitaire, rêve vs catastrophe, adhésion vs rejet, engagement vs distance —, tensions génériques — pastorale, idylle, élégie vs utopie, conte vs récit de vie —, tensions stylistiques— idyllique vs apocalyptique, lyrique vs ironique —, tensions perceptives — sensorialité vs imaginaire, détail vs paysage —, etc. Identifiant les polarités, les écarts ou l'ironie à l'œuvre dans les textes, Schoentjes évite l'écueil consistant à définir ce que Thomas Pughe nomme une «poétique écologique» aux propriétés formelles et thématiques définies. Dans son article intitulé «Réinventer la nature: vers une éco-poétique»[6], Thomas Pughe désigne comme un leurre la tentation d'une réinvention littéraire de la nature, hors des représentations qui l'associent à un espace maîtrisé, cultivé, civilisé, aliéné par la technique et le progrès. Si la littérature environnementale peut pour certains incarner un discours alternatif ou représenter une espérance de salut, l'écopoétique, comme le souligne Pierre Schoentjes, doit être attentive à tous les usages littéraires de la nature, aussi divergents soient-ils. Soulignant les procédés de distanciation dans le corpus qu'il étudie, il remarque qu'il en va de la littérature environnementale comme de la littérature utopique[7]: les meilleures utopies, les plus lucides quant aux projets de cité idéale qu'elles exposent, se révèlent être les anti-utopies.


L'essai de Pierre Schoentjes assurément fera date, dans la réflexion théorique francophone sur les textes qui s'attachent aux notions de lieu, de nature et d'environnement. Sans tenir compte des études écocritiques consacrées à des œuvres singulières, on peut relever, dans les travaux suivants, d'autres questionnements et propositions théoriques, particulièrement pertinents :


- Thomas Pughe, «Réinventer la nature: vers une écopoétique», Études anglaises, 1/2005 (tome 58), p. 68-81. www.cairn.info/revue-etudes-anglaises-2005-1-page-68.htm.

- Numéro spécial de la revue Ecologie & politique, no 36, 2008/2: «Littérature & écologie: vers une écopoétique»: www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2008-2-p-15.htm. On lira en particulier l'article introductif des éditeurs du volume, Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe.

- Alain Suberchicot, Littérature et environnement. Pour une écocritique comparée, Paris, Champion, 2012. (Voir le compte rendu de Bertrand Guest: www.fabula.org/revue/document7348.php )

- Bertrand Guest, «L'essai, forme-sens de l'écologie naissante? Humboldt, Thoreau, Reclus», Romantisme, no 164, 2014/2, p. 63-73.


Afin de mieux cerner le projet de l'écopoétique, on peut se demander si elle constitue une ramification, ou une simple inflexion, de la géopoétique. Née en France dès les années 1960, la géopoétique, initiée par Michel Deguy puis par Kenneth White[8], se distingue, dès les années 2000, de la géographie littéraire — illustrée en particulier par les travaux de Franco Moretti, de nature sociologique —, et de la géocritique, promue par Bertrand Westphal. Se consacrant de longue date à la question du paysage, Michel Collot dessine les contours et les limites de ces trois options dans la très élégante synthèse que constitue la partie  «Orientations» de son livre Pour une géographie littéraire[9]. Une esquisse de ce bilan avait paru dans un numéro de mai 2011 de LHT, intitulé «Le partage des disciplines», où Christine Baron livrait également une contribution intitulée «Littérature et géographie: lieux, espaces, paysages et écritures»[10]. Selon Collot, la géopoétique se préoccupe de la mise en forme des rapports entre espace et création — littéraire et artistique — dans le but de refonder la relation de l'homme avec la terre; la géographie littéraire étudie d'une part les contextes spatiaux de production et de  réception des œuvres, d'autre part les lieux réels auxquels celles-ci renvoient; la géocritique enfin analyse dans les textes la construction des paysages et la représentation imaginaire d'univers spatiaux; elle élabore également la mémoire littéraire de lieux déterminés[11] et s'attache, comme le dit Michel Collot dans son commentaire du Dépaysement de Jean-Christophe Bailly, «à déceler l'empreinte qu'une œuvre littéraire a pu recevoir d'un paysage, et celle qu'elle y a inscrite à son tour»[12].


Leurs origines culturelles différentes, respectivement américaines et françaises, n'empêchent pas l'écopoétique et la géopoétique de se croiser au carrefour de préoccupations communes. Elles s'ancrent en effet, historiquement, dans le spatial turn, cette mutation qui promeut l'espace au rang d'objet d'intérêt central pour les sciences humaines et sociales dès les années 1980. Prenant la place, partiellement au moins, du temps et du langage, l'espace devient un critère d'intelligibilité majeur de l'existence humaine, individuelle et collective. Comme le montre Michel Collot, l'appartenance de l'homme à un environnement spatial — concret ou imaginaire — intéresse dès lors l'histoire, la géographie, la philosophie, la psychologie et les arts. L'écopoétique apparaît, dans le contexte de ce «tournant géographique», comme une inflexion forte, produite par la prise de conscience croissante des menaces pesant sur ce qui n'est pas seulement un espace extérieur, mais aussi un oikos, à la fois habitat et condition de la vie humaine sur terre. Elle s'articule autour de deux axes, selon les termes de Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe: un «axe politique», qu'on peut considérer comme une orientation nouvelle des cultural studies,  et un «axe poétologique»[13], attentif au texte littéraire en tant qu'il explore, par ses formes propres, des manières inédites de percevoir et de comprendre l'environnement naturel, d'illustrer les émotions ou les formations imaginaires que suscitent les interactions avec la nature.


Au plan philosophique, écopoétique et géopoétique se rejoignent autour du constat, partagé par nombre de penseurs au XXe siècle, d'une perte de solidarité entre l'homme et son environnement, qu'on situe ordinairement au début de l'ère industrielle, voire à l'émergence de la rationalité scientifique moderne: maîtrisant la nature, considérée comme un matériau extérieur à lui et exploitable, l'homme occidental a négligé de faire usage de cette conscience de la mesure pourtant propre à la rationalité des Lumières. Renouer et repenser les liens de co-appartenance entre l'homme et la terre — ou entre l'homme et le cosmos — apparaît dès lors comme une exigence intellectuelle majeure pour la philosophie et pour les arts: elle s'exprime par exemple dans la «pensée-paysage»[14] de Michel Collot, dans les notions de «médiance» et d'«écoumène» d'Augustin Berque[15], par le renouvellement de l'expérience de la nature comme natura naturans et non comme natura naturata, selon Catherine et Raphaël Larrère[16]. Notons que cette exigence, qui prend une urgence nouvelle au XXe siècle, s'est illustrée de tout temps dans notre culture. Selon Pierre Hadot[17], la tension et l'ambivalence entre usage et contemplation de la nature, entre science mécaniste et intuition sensible sont fondatrices de la culture occidentale: le prométhéisme se nourrit du désir d'exploiter au profit de l'humanité les ressources de la nature, perçue comme hostile, tandis que l'orphisme constitue la nature en un vaste corps vivant dont l'homme participe, qu'il respecte et avec lequel il cherche à entrer en communication. Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, les secrets de la nature ayant été dévoilés, ses ressources mises à profit avec une efficacité croissante, se développe une conscience angoissée face à un univers maîtrisé par la technique, mais dont l'humanité s'est dangereusement séparée. Pierre Hadot donne, dans le cadre d'une histoire longue, toute la mesure de ces craintes, jusqu'à l'analyse de la technique par Heidegger[18].


L'ambition de dépasser la séparation du sujet et de l'objet, de l'homme et de la nature, de l'intellect et de l'expérience sensible, s'accompagne logiquement d'un refus de la séparation entre sciences humaines et sociales d'une part, sciences de la nature de l'autre, ou plus généralement ente les «deux cultures» que représentent les sciences et les arts[19]. Michel Collot, pour sa part, invite à «ne pas opposer la spécificité des cultures à la visée de l'universel, le respect d'un patrimoine à l'innovation, la nécessaire spécialisation des savoirs à la compréhension synthétique de la diversité et de la complexité.»[20] Cité par Thomas Pughes, Félix Guattari invite lui aussi à une réflexion transdisciplinaire : «Moins que jamais la nature peut être séparée de la culture et il nous faut apprendre à penser “transversalement“ les interactions entre écosystèmes, mécanosphère et Univers de référence sociaux et individuels.»[21]  Se tenant à distance du modèle américain de contre-culture hostile à la science, l'écopoétique telle qu'elle se développe dans les contributions françaises privilégie le dialogue — avec les sciences, les techniques, la géographie, la climatologie, la sociologie, etc. On peut à ce sujet évoquer une limite, ou une certaine timidité, de l'écopoétique française: alors même qu'elle prend acte du caractère incontrôlable des applications techniques des sciences, et de leurs effets sur la possibilité même de conserver le sentiment d'une appartenance à la nature, elle met peu en lumière la dimension critique du débat, et les questions qu'il soulève. La perte de nos liens concrets, affectifs et imaginaires avec une nature soumise à l'emprise humaine est-elle le fait de la pensée scientifique moderne, des sciences elles-mêmes, de la technoscience, ou encore de la logique de croissance consubstantielle au capitalisme libéral, de son besoin constant de nouveaux produits et de nouveaux marchés? Faut-il redouter cette perte, tenter de l'enrayer par les moyens conjugués des sciences et des arts, se fier aux avancées politiques ou s'abandonner à la technique perçue comme horizon futuriste de l'humanité — ou de la post-humanité? Un dialogue des sciences, des arts et des sciences humaines autour de la notion de nature est-il vraiment possible à l'ère des biotechnologies, des nanotechnologies et de l'intelligence artificielle intégrale? Ne se limite-t-il pas aux «histoires de cyborgs, de clones, de robots prenant la place des humains»[22], selon le propos de Catherine et Raphaël Larrère? L'écopoétique semble pour l'heure à la fois désigner sa cible, sans vraiment l'atteindre. Privilégier «l'axe poétologique», comme le font Nathalie Blanc, Denis Chartier, Thomas Pughes et Pierre Schoentjes, implique de mettre au jour dans les textes les formes de «décentrement»[23] par rapport à la pensée anthropocentrique dominante: on s'attendrait dès lors à voir illustrées les ruptures, critiques ou polémiques que suppose ce «décentrement». Désignant en conclusion de son livre les «tensions structurantes» qui s'exercent dans les œuvres du corpus choisi, Pierre Schoentjes fait voir les ambivalences et les orientations contrastées, il documente les lignes de force qui animent le «souci»[24] de l'environnement, prenant la forme d'un «topos majeur»[25] de la littérature contemporaine. Mais l'écopoétique peut-elle se contenter de dresser sereinement l'inventaire des textes qui illustrent ce «souci», de faire état d'une culture contemporaine de la nature réinventée, ou réenchantée? P. Schoentjes évoque d'autres chemins que pourront emprunter «demain les lectures poéticiennes»[26]: de fait, face aux enjeux que révèlent déjà les catastrophes naturelles de forte intensité, face aux risques sociaux et paysagers liés au réchauffement climatique, face à la violence des inégalités dans le partage des ressources, face aux avancées futuristes de la technologie, on ne peut qu'encourager l'écopoétique à renforcer son acuité critique.



Les travaux de l'écopoétique


Pour prendre son rang dans l'institution littéraire, l'écopoétique a trois objectifs à remplir, trois travaux à mener grâce auxquels elle fera avancer la recherche de manière créative dans un contexte où les études littéraires se rallient au projet des études culturelles, s'ouvrent à l'interdisciplinarité tout en renouvelant les approches du texte et de la lecture[27]: identifier son objet et proposer des corpus; définir des questions poétologiques (genres, formes, fondements esthétiques, ouvertures des textes sur la pratique ou l'action, etc.); cerner ses enjeux critiques et la légitimité du rôle qu'elle assigne à la littérature. Une simple poétique verte, comme effet de mode, pourrait conduire à sélectionner des textes selon un catalogue des critères, thématiques et formels, de la bonne volonté écologique. Si les gender studies ont dépassé cet écueil, c'est qu'elles se sont donné pour but de révéler dans la littérature les biais, détours et impensés par lesquels des réalités psychologiques, comportementales ou idéologiques s'imposent comme données ou normes universelles, alors qu'elles relèvent d'options genrées. L'écopoétique pourrait quant à elle renforcer son ambition critique en cherchant à identifier à quelles représentations de la nature — historiquement et idéologiquement marquées — les textes s'ordonnent.


L'un des mérites incontestables de l'écopoétique consiste secouer le canon; et le livre de Pierre Schoentjes à ce titre est exemplaire, qui suscite un intérêt neuf pour des textes oubliés — l'œuvre de Pierre Gascar, par exemple —, propose des traversées ou des regroupements inédits, invite à lire autrement les classiques, invente des catégories génériques[28], déplace les critères esthétiques[29]. Dérangeant les frontières de l'histoire littéraire, la constitution de nouveaux corpus[30] aiguise le questionnement critique, révèle dans les œuvres du passé des thématiques qu'on croyait contemporaines. Ainsi en va-t-il de l'objet même de l'écopoétique: s'attachant à une inquiétude — le sort de la nature et l'avenir des ressources indispensables à l'homme — qui travaille les sociétés occidentales depuis les années 1960, elle définit son objet à partir d'une urgence contemporaine, ce qui lui permet de ressaisir dans le passé l'expression différente de préoccupations analogues. Si l'écologie comme discipline scientifique voit le jour à la fin du XIXe siècle et l'engagement écologiste dans la seconde moitié du XXe siècle, des pans entiers de la littérature du passé peuvent être relus à la lumière de la question de la nature[31] — qu'elle soit considérée ou représentée comme physis, cosmos ou chaos, comme Création, comme système, comme habitat, comme unité vivante, comme réalité assignée à un plan providentiel, comme réalité incréée, etc.


On aimerait illustrer ici, à titre d'exemple ou de test, la productivité de l'écopoétique sur un corpus limité. À partir d'un texte contemporain, Haut Val des loups de Jérôme Meizoz, on dessinera les contours d'un corpus possible, composé d'œuvres suisses francophones[32] posant la question environnementale. Les deux autres tâches de l'écopoétique — la question poétique et l'enjeu critique — seront traitées sommairement, dans le commentaire du texte de Meizoz. L'intitulé générique du livre — «un vrai roman» — évoque aussi bien l'histoire vraie, le fait divers déguisé par le cryptage des noms, que le récit auquel on peine à croire — ah oui, c'est un vrai roman, ton histoire! Dure à croire et pourtant vraie, l'histoire de ce militant écologiste, secrétaire de la section valaisanne du WWF, rudement brutalisé en 1991 par trois agresseurs jamais retrouvés ni identifiés, malgré une longue enquête qui s'est soldée par un non-lieu, rendant inaccessible le dossier judiciaire. Ami de la victime, le narrateur s'adresse à lui-même à la deuxième personne pour tenter, près de vingt-cinq ans après les faits, de se situer face à cette histoire qui illustre éloquemment la conspiration du silence dans une région où l'industrie touristique et les promoteurs immobiliers font souvent front commun contre les défenseurs des paysages et de la vie sauvage. Cette distance de la deuxième personne, renforcée par des adresses entre parenthèses — «(Mais est-ce bien à toi de reprendre le réquisitoire?)»[33] — donne à ce roman politique sa dimension réflexive, souvent auto-ironique —«n'oublie pas que Don Quichotte s'est rêvé justicier»[34] —, et souligne avec mélancolie l'écart historique entre une époque de militantisme vigoureux et un monde où le tourisme créateur d'emplois imagine sans cesse de nouveaux produits pour s'ouvrir à de nouveaux marchés. Pour faire sens dans le texte littéraire, la cause environnementale ne peut s'énoncer comme une thèse: adhérant au tissu des raisons politiques et sociales, portée par des voix singulières, mise à mal par des intérêts divergents, elle s'est enkystée parmi d'autres engagements que le jeune narrateur faisait siens. C'est dès lors à un vaste réseau d'intertextes que Jérôme Meizoz renvoie le lecteur: le pamphlet de Maurice Chappaz, Les maquereaux des cimes blanches (1976), l'œuvre de plus en plus naturiste de Jean-Marc Lovay[35], les discours prophétiques du militant écologiste Franz Weber. Face à la violence obtuse du silence qui s'est abattu sur l'agression du secrétaire du WWF, face à ce consensus du plus fort, le récit de Meizoz fait écho aux voix, aux discours, aux poèmes qui relaient, dans un concert plein de grincements, une pensée de la nature multiple, hétérogène, inventive, engagée. Portée avec véhémence dans le poème-pamphlet de Chappaz, la cause environnementale rebondit dans l'espace public, atteint l'arène politique, comme en témoignent le débat de presse et les manifestations qui ont suivi la parution des Maquereaux des cimes blanches[36]. Sur le long terme, cette circulation de discours forme l'opinion: preuve en soit peut-être — mais ce n'est pas Jérôme Meizoz qui le dit — le succès de l'initiative de Franz Weber par laquelle le peuple suisse accepte en 2012, contre toute attente et contre toute logique libérale, de limiter la spéculation immobilière et la pression sur le paysage qui en résulte. Ou encore, la même année, la modification de la loi sur l'aménagement du territoire, visant à freiner le mitage du territoire.


Les textes et discours résonnent par ailleurs dans l'expérience privée du narrateur: idéalistes, sentimentaux parfois, ils n'en ont pas moins nourri son besoin de fuir ou de se réfugier dans la nature, d'y être seul, dans une participation qui l'«allège au-delà du dicible»[37]. Ils alimentent aussi une riche réflexion sur la séparation des hommes et des animaux, et plus généralement «sur cette nature dont on parle tant»[38], ses droits, ceux de ses prédateurs, la violence que peut déchaîner la peur de la sauvagerie.


De 1976 à 2014, dans le désordre chronologique, les brefs chapitres scandent une histoire qui accuse les traits de ces discours de la nature: tous portent l'habit de leur temps, l'inflexion idéologique — libertaire, pacifiste, utopiste, spiritualiste — qui les assignent à une époque. Ils forment chaîne et, loin de renvoyer à un thème ou topos universel cultivé par la littérature, portent l'inscription des combats dont la nature est l'enjeu, avec les intérêts divergents qu'elle suscite. Des armes, des actes et des mots: «la nature [est] considérée comme un champ de bataille»[39], pour un Chappaz.


Récit environnemental autant que «vrai roman» politique, Haut val des loups se donne à lire dans un espace littéraire et médiatique ouvert, où les prises de parole sont mises en confrontation: ainsi celle du pape Jean-Paul II à Sion en 1984 citée en épigraphe des Maquereaux des cimes blanches[40], et celle de Jean-Marie Le Pen[41], la même année à Sion, mentionnée par Meizoz. Poèmes, romans, pamphlets, essais, cités ou évoqués, se retrouvent aux côtés des discours politiques et des articles de presse sur une même scène publique, mesurant leurs forces inégales, au service d'enjeux collectifs.


Outre Les maquereaux des cimes blanches, ce poème imprécateur auquel le récit de Meizoz tend la main, plusieurs œuvres de Maurice Chappaz pourraient entrer dans un corpus écopoétique: ainsi Testament du Haut-Rhône (1953); La haute route (1974) — «dictionnaire d'une passion»[42] pour la traversée des glaciers alpins, du Mont-Blanc au Mont-Rose; Bienheureux les lacs (1979); ou encore Journal intime d'un pays (2011). Si de nombreuses oeuvres suisses du XIXe siècle consacrées aux Alpes ou aux paysages ont fait ou pourraient faire l'objet d'études géocritiques, le roman d'Édouard Rod publié à Paris et à Lausanne en 1897, Là-haut, anticipe quant à lui les préoccupations environnementales. Retraçant la régénérescence morale du héros, Julien Sterny, à la faveur de sa rencontre avec une jeune femme dans un village de montagne, le roman narre la métamorphose d'un monde rural soumis à la pression du tourisme et des investissements lucratifs qu'il promet — hôtels, restauration, chemin de fer. Témoin du combat acharné qui oppose conservateurs et progressistes, investisseurs et défenseurs du pays ancien, Julien ne se mêle pas au conflit, mais adhère à une idéologie de la lignée qui le convainc de son appartenance à «cette antique terre»[43] dont il est le fils. Les deux camps rivalisent d'arguments, illustrés du côté progressiste par le promoteur Rarogne, du côté conservateur par le villageois Vieille-Suisse et surtout par Volland, intellectuel et enseignant en villégiature à Vallanches. Aux arguments patriotiques et sentimentaux — l'attachement à une terre dont les traditions ont assuré l'indépendance — Volland ajoute, pour défendre les valeurs du passé, une vision poétique et romantique : refusant l'utilitarisme de Rarogne, pour qui les montagnes sont «une matière qu'on exploite»[44], il plaide pour la beauté de l'inutile, pour la grandeur poétique d'une nature liée à un temps immémorial. Face au spectacle de la montagne, au cours d'une ascension qui lui coûtera la vie, Volland vit cette expérience d'extase et de perte de soi dans l'espace que la tradition romantique, après Rousseau et Senancour, a souvent associée à la Suisse, alpestre ou lacustre:

Il plongeait ses regards dans le vide, il les emplissait d'espace, de lumière, d'air frissonnant, de lignes superbes, de couleurs merveilleuses. Il buvait la blancheur étincelante des glaciers, le vert des pentes et des vallées, le bleu du ciel. Il ne pensait plus: sa pensée aspirait l'espace. Son âme s'ouvrait pour accueillir, comme en des reflets condensés, toute la beauté des choses: elle s'élargissait, comme si elle eût embrassé l'infini, elle se fondait, elle se dissipait, dégagée de ses liens, délivrée de ses attaches, n'étant plus qu'un atome imperceptible de cet ensemble qu'elle suffisait pourtant à réfléchir avec ses plus légers détails et dans toute son immensité.[45]

Alors que le lecteur est conduit à accorder sa sympathie à Volland, aux conservateurs et à leur idéologie anti-utilitariste, l'intrigue les condamne à mort, ou fait d'eux des perdants. Le progrès l'emporte, soutenu par l'idée de la liberté et de l'aisance acquises par l'argent. La violence pamphlétaire et la puissance poétique en moins, le roman de Rod dénonce la vénalité de l'industrie touristique, comme le fera Chappaz dans Les maquereaux des cimes blanches: vendue, prostituée, la nature est dépossédée de sa sacralité, de son «mystère»[46] qui parfois se dévoile aux sens et à l'esprit du contemplateur[47].


D'autres textes[48] pourraient être cités, de C.F. Ramuz, de Gustave Roud, de Philippe Jaccottet, évoquant l'intuition d'une nature intime ou cachée, avec laquelle l'homme entretient des rapports antérieurs à la pensée logique, et à ce titre inaccessibles au langage. Comme l'ont remarqué plusieurs critiques, notamment Thomas Pughe, l'ecocriticism et l'écopoétique se réfèrent fréquemment au romantisme en illustrant des «expériences esthétiques ayant comme origine l'épiphanie, la défamiliarisation et l'indicible»[49]. Toujours ces expériences supposent, en lui attribuant des formes de réalité diverses — personnelle, divine, symbolique, vivante, atomique — une présence de la nature comme unité ou entité, se manifestant par des signes, des messages ou des voix: cette croyance romantique dans une parole de la nature, balayée pourtant par la rationalité moderne, ne cesse de faire retour dans la littérature, jusqu'à nos jours. Jérôme Meizoz la montre en acte, avec humour et distance, chez «l'Ecrivain éleveur» Jean-Marc Lovay:

Il ne jure que par la nature, s'immergeant dans des conversations sans fin avec les fourmis, imprégné ensuite de la force sourde des insectes. Un magazine lui demande à quoi rime la présence d'une pondeuse dans son dernier roman. Il répond, imperturbable:
- J'écrivais dans mon poulailler et une poule a marché sur mes feuilles. Alors je l'ai écoutée et la voilà dans mon livre, tout simplement… [50]



L'écopoétique pour repenser le romantisme


Cette foi romantique prend le plus souvent des formes moins cocasses: de fait, de nombreux auteurs des XXe et XXIe siècles ne l'ont pas reniée, conservant à titre d'hypothèse, ou de question heuristique, l'idée d'une nature comprise comme origine inaccessible, inconcevable, à laquelle nous pouvons nous relier par une écoute particulière. Marqué par la pensée du romantisme allemand, le poète Gustave Roud, dans toute son œuvre, accorde aux êtres naturels, fleurs et oiseaux en particulier, un pouvoir spirituel: ils portent les signes et les messages d'un inaccessible arrière-monde. Fort de cette vérité poétique, Roud se montre insensible à la critique qui refuse farouchement, dans la culture d'après-guerre, l'idée des voix de la nature ou de la fable du monde. Pensons à Michel Foucault qui, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, en 1970, invite ses auditeurs à «ne pas s'imaginer que le monde tourne vers nous un visage lisible que nous n'aurions qu'à déchiffrer; il n'est pas complice de notre connaissance; il n'y a pas de providence prédiscursive qui le dispose en notre faveur».[51] Cette distance prise à l'égard de toute hypothèse métaphysique est partagée par des auteurs qui pourtant conservent la rhétorique de la nature parlante: Claude Simon, qui concède que «la nature parle par son silence même et sa beauté»[52], Francis Ponge, que la postulation d'un monde muet n'empêche pas d'admirer les «signes parfaits» qu'exhibent par exemple les fleurs, ces «œuvres parfaites», ces «ouvrages de l'individu végétal»[53]; Pierre Gascar enfin, que Pierre Schoentjes cite en épigraphe de son livre: «Il n'y a que le monde qui parle»[54]. Romantique elle aussi, l'idée d'une sorte de co-naturalité du monde et du langage, qui produit le rêve d'une poésie qui serait l'expression de la terre et des êtres vivants. Henry Thoreau le faisait sien: «Où est la littérature qui donne expression à la nature? Il serait poète celui qui réussirait à mettre le vent et les fleuves à son service, à les faire parler pour lui […]»[55]. Kenneth White, l'un des fondateurs de la géopoétique, nourrit lui aussi ce rêve, se référant à Charles-Albert Cingria[56]. Le Ramuz de Raison d'être (1913) également, dans sa phrase célèbre sur les chapitres et les livres «qui n'aient pu être écrits que chez nous, parce que copiés dans leur inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d'un beau rivage, quelque part, si on veut, entre Cully et Saint-Saphorin»[57].


On peut se demander si le romantisme ne constitue pas l'horizon indépassable de l'écopoétique. Repensé, reformulé au XXe siècle sur fond de matérialisme, d'évolutionnisme, de refus de l'anthropocentrisme et des croyances magiques, le romantisme nourrit, sourdement parfois, de nombreuses réflexions sur notre appartenance au monde, sur la nature habitable, sur le paysage. Dans la mesure où l'écopoétique prend position à l'égard du «grand partage»[58] et de ses effets en termes de rupture du lien entre l'homme et son environnement naturel, le romantisme lui offre un ancrage solide et pertinent: de fait, c'est au nom d'un absolu que la réparation du lien rompu peut être imaginée, désirée, défendue. La nature — pensée comme unité[59], ou comme principe dynamique d'une ingéniosité créative supérieure à tout ce que l'homme peut imaginer — nous fait éprouver, avec un indicible sentiment d'allègement de notre contingence, notre parenté avec elle: tel est l'absolu hérité du romantisme. Si elle y renonce, la pensée écopoétique doit faire valoir son ambition au nom de l'homme, au nom de la vie humaine sur terre. Mais l'«utopie transhumaniste»[60] contemporaine, et les anticipations auxquelles elle donne lieu, ne font-elles pas planer un doute quant à la légitimité — ou la sûreté — de ce fondement?


Dans la littérature, le «grand partage» est dénoncé depuis le XIXe siècle dans les appropriations utilitaires de la nature. Représentée notamment dans les œuvres d'Edouard Rod, de Ramuz et de Chappaz, l'hostilité à l'égard des usages marchands de la nature trouve sa source dans l'anti-utilitarisme romantique. Le choix esthétique de l'inutile, de la beauté inemployable et sans fin, anime le mysticisme de Chappaz lorsqu'il salue, dans La haute route, les vastes espaces alpins. Initiée par les philosophes du XVIIIe siècle — Hume, Kant —, la réflexion sur la beauté naturelle a permis au romantisme de se passer du finalisme naïf de la théologie naturelle: le spectacle de la nature ne sert plus à réjouir les humains afin de les prédisposer à l'adoration du Créateur. La beauté romantique se trouve ainsi libre de fins. L'histoire naturelle des Lumières a remplacé les finalités métaphysiques par la finalité interne: les organismes des êtres vivants sont en effet soumis aux buts que leur assigne leur développement biologique. Si cette logique finaliste, d'ordre scientifique, peut être ignorée, ou négligée, par le regard esthétique, elle s'impose cependant avec force à la conscience moderne, avec Darwin, puis avec la théorie génétique. Tout dans la nature, du visible à l'invisible, répond à la loi de la sélection naturelle: toute forme ou variation d'une espèce, si elle est utile, se conserve et se perpétue. Il n'y a dès lors rien d'inutile dans la nature. Le crédit accordé à cette théorie serait total si la résistance «romantique» ne s'était organisée. Sans nous préoccuper des spiritualistes ou créationnistes qui réfutent Darwin forfaitairement, nous pensons ici à la résistance d'un poète, sociologue et naturaliste, Roger Caillois, à celle d'un biologiste, Adolf Portmann[61], à celle de plusieurs philosophes qui font écho à leurs postulations — Pierre Hadot[62], Jacques Dewitte[63], Bertrand Prévost[64]. Constatant que la biologie et ses «explications fonctionnalistes, finalistes ou utilitaristes — toutes d'inspiration darwinienne —»[65] ne parviennent pas à rendre compte d'un très grand nombre de formes de la nature — couleurs et dessins sur les ailes des papillons, sur le plumage des perroquets, couleurs et aspects des fleurs, dessins végétaux sur les dendrites, etc. —, ces auteurs soulignent leur complexité et leur prodigalité fastueuse. Cette dimension phénoménale de la nature appartient à l'impensé de la théorie darwinienne et de son modèle «économique», qui veut que la nature ne sélectionne que ce qui est utile, dans une logique de conservation et de survie. L'attention à la richesse luxueuse des formes invite dès lors à une réflexion sur le sens de la gratuité qui semble se manifester dans la nature — réflexion d'autant plus actuelle qu'elle fait écho au vaste champ de recherche interdisciplinaire portant sur le statut de l'animal[66].


Alors que l'écologie politique se préoccupe des ressources naturelles, usant d'un terme qui montre à quel point la logique d'appropriation — de l'eau, des terres, des semences, etc. — domine, voire contamine, les modes de penser contemporains, les relectures de Caillois et de Portmann mettent l'accent sur les formes inutiles et gratuites dans tous les règnes de la nature. S'intéressant aujourd'hui essentiellement[67] à l'évolution moléculaire du génome, la science souvent abandonne aux philosophes et aux poètes la question du sens ou de la raison d'être des formes naturelles inassignables à une fonction biologique.


En conlusion, et Pour le dire avec des fleurs[68], on aimerait illustrer les tâches et enjeux de l'écopoétique en imaginant un texte possible, qui viendrait enrichir son corpus. Intitulé Jachères fleuries, ce texte écrit dans une langue, un genre et des formes qui restent à inventer, proposerait une intrigue politico-poétique aux enjeux à la fois locaux et planétaires. Son auteur sera un écrivain-paysan contemporain — citoyen d'un état de l'Union européenne ou citoyen suisse —, soumis à ce titre à la PAC ou à la PA 14-17[69]. Il cultive, comme il se doit, des jachères fleuries: abandonnée au XIXe siècle pour cause de non-rentabilité, la friche agraire, cette ancienne pratique qui permettait la régénération des sols, retrouve du service, depuis 1990, dans le cadre des politiques agricoles. Ensemençant une part de ses terres avec des plantes à fleurs, graminées et céréales, le paysan renonce à toute production sur ces parcelles, et les laisse à leur sort pendant plusieurs années. Est-il insensible, à la belle saison, à la splendeur de ses jachères, comme le cultivateur de Virgile[70] qui, travaillant la terre, ne peut en même temps contempler le paysage champêtre? L'écrivain en lui assurément s'émerveille de ce terrain vallonné qui se métamorphose à chaque saison au gré des floraisons. Loin de l'effet ordonné des plates-bandes, massifs et parterres des jardins publics, la jachère est un champ d'herbes et de fleurs, une étendue où les espèces s'assemblent et se distribuent, occupent l'espace selon leur génie propre : au printemps, les marguerites forment une houle neigeuse, d'où s'élèvent — souvenirs de l'année précédente — les hampes raides des molènes et les élégantes cardères sauvages, ponctuation sèche et graphique dans le touffu des tiges renaissantes. En été le décor change: altières, les molènes arborent leurs cierges nouveaux, d'un jaune flamboyant. Le jaune plus sourd du séneçon et de la tanaisie domine, ponctué de tous les tons de mauve et de rose — nielle des blés, origan vulgaire, centaurée, mauve musquée, fleurs de sarrasin. La dentelle blanche des ombelles de la carotte sauvage se hausse et tremble sur le fond vert. Les chicorées sauvages élèvent comme des bras leurs tiges ondulantes, offrant l'ineffable bleu de leurs fleurs ligulées. Drue, piquante, violacée, la vipérine occupe les bordures du champ. Les graminées mûres blondissent et captent la lumière — merveille à peine bruissante dans la chaleur d'août. D'année en année, au gré du réensemencement naturel, la jachère en mouvement varie sa gamme chromatique, se hausse ou s'abaisse, ondule ou s'étale, forme des bouquets uniformes ou les dissémine.


Si elles séduisent le promeneur, ces enclaves de sauvagerie improductive entre les cultures vivrières ont leur prix, leur valeur, leur utilité pour le paysan: elles lui assurent des aides directes. Dans le langage des politiques agricoles, le paradoxe consistant à payer les paysans pour ne pas produire se légitime comme suit: «A l'aspect esthétique s'ajoute un intérêt pour la biodiversité, les jachères fleuries favorisant la présence d'insectes pollinisateurs.»[71] Ce paradoxe est la conséquence de l'objectif principal de la PAC depuis les années 1990: rendre l'agriculture européenne compatible avec les règles de l'OMC. Ces dernières impliquent une réduction de tous les mécanismes assurant une protection économique des biens agricoles produits dans l'Union et exportés par elle, en particulier ceux qui induisent ce qu'on appelle une distorsion du marché. Les aides directes, accordées en échange de prestations écologiques, compensent la baisse du revenu des paysans résultant de l'abandon de la politique des prix garantis.


Les jachères fleuries représentent une invitation, élégante et politiquement acceptable, à produire moins, afin de limiter la concurrence avec des denrées issues d'une agriculture intensive, non écologique et socialement non équitable. Vu le prix élevé — la PAC représente plus de 40% du budget de l'Union européenne — de cette politique d'aides directes, le système tend à la réduction progressive du nombre d'exploitations et de paysans. L'écrivain-paysan médite, dans Jachères fleuries, sur les deux versants de ses vaines prairies — leur beauté sans prix et leur coûteuse contrepartie. Il invente un langage pour dire ce somptueux et mouvant tapis végétal, sensible aux vibrations sonores, aux mouvements des astres, aux ondes sismiques, aux signaux d'autres organismes[72], et pour imaginer un usage différent — précautionneux, protectionniste — des végétaux utiles et nourriciers qui jouxtent la jachère.



 

 Claire Jaquier (Université de Neuchâtel)
été 2015



Dossiers Écopoétique, Espace




[1] Les deux termes cohabitent actuellement dans les études littéraires, mais celui d'«écopoétique» tend à s'imposer dans l'espace francophone afin de se démarquer de l'ecocriticism anglo-saxon, comme le montre Pierre Schoentjes dans une utile mise au point sur les enjeux respectifs des études culturelles (ou cultural studies), dont relève l'ecocriticism, et des études littéraires françaises, où les préoccupations poétiques demeurent centrales: voir Ce qui a lieu. Essai d'écopoétique, Paris, Wildproject, «tête nue», 2015, p. 21-24. Cependant, malgré cette distinction terminologique, la frontière entre les deux options critiques n'est pas étanche, et la dimension engagée des œuvres prises en compte par l'écopoétique n'est absolument pas exclue.

[2] A titre d'exemples, mentionnons le numéro à venir, «Écopoétiques» de la revue Fixxion; le congrès qui se tiendra à Vienne en 2016, intitulé «Cartographie européenne de l'écocritique / Mapping Ecocriticism en Europe»: http://www.fabula.org/actualites/cartographie-europeenne-de-l-ecocritique-mapping-ecocriticism-in-europe-ailc-icla-group-section_69520.php; le colloque qui a eu lieu en mai 2015 à Cambridge, «French Ecocriticism/ L'écocritique française»: http://www.fabula.org/actualites/39-french-ecocriticism-l-ecocritique-francaise-39_68225.php; le projet EcoLitt de l'Université d'Angers: http://ecolitt.univ-angers.fr/fr/index.html .

[3] Ces termes sont empruntés au compte rendu par Bertrand Guest du livre d'Alain Suberchicot, Littérature et environnement. Pour une écocritique comparée, Paris, Champion, 2012 : http://www.fabula.org/revue/document7348.php, p.6-7.

[4] «Un vaste paysage littéraire»: tel est le titre du chapitre 6 du livre de Pierre Schoentjes, compris dans la deuxième partie, intitulée «Cartographie».

[5] Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu. Essai d'écopoétique, op.cit., p.273.

[6] Thomas Pughe, «Réinventer la nature: vers une éco-poétique», Études anglaises, 1/2005 (tome 58), p.68-81. www.cairn.info/revue-etudes-anglaises-2005-1-page-68.htm.

[7] Voir le développement qu'il consacre à ce sujet: P. Schoentjes, op.cit., p.260-263.

[8] Kenneth White propose un regard sur l'orientation poétique dont il est à l'origine dans Panorama géopoétique. Entretiens avec Régis Poulet, Lapoutroie, Editions de la Revue des Ressources, 2014.

[9] Michel Collot, Pour une géographie littéraire, Paris, Éditions Corti, «Les Essais», 2014, p.13-129. Voir le compte rendu de Sébastien Baudoin: www.fabula.org/revue/document9024.php.

[10] «Le partage des disciplines», LHT, no 8, mai 2011: www.fabula.org/lht/8/.

[11] Cette lecture des œuvres tient moins compte de la sensibilité subjective à l'espace qui s'y exprime que du pouvoir qu'ont les lieux de susciter une mémoire culturelle, qui agit sur eux en retour. Les travaux de Bertand Lévy et de Claude Raffestin vont dans ce sens. On peut mentionner aussi l'étude récente de Frédéric Barbe, «La montée des îles d'Aran dans la bibliothèque mondiale, une glocalisation littéraire», Cybergeo: European Journal of Geography, Politique, culture, représentations, document 694: https://cybergeo.revues.org/26542.

[12] Michel Collot, Pour une géographie littéraire, op.cit., p.259.

[13] Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe, «Littérature & écologie. Vers une écopoétique, op.cit., p.18-23.

[14] Michel Collot, La Pensée-paysage, Arles/Versailles, Actes Sud/ENSP, 2011.

[15] Augustin Berque, Médiance. De milieux en paysages, Paris, Belin/Reclus, 2000; Écoumène, introduction à l'étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.

[16] Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l'environnement, Paris, Aubier/Alto, 1997.

[17] Pierre Hadot, Le voile d'Isis. Essai sur l'histoire de l'idée de nature, Paris, Gallimard, «nrf essais», 2004.

[18] Ibid., p.161-162.

[19] Sur la question philosophique d'un projet commun qui associerait les sciences et les arts, et sur l'écologie comme «science carrefour», voir l'article de Thomas Pughe, «Réinventer la nature: vers une écopoétique», Études anglaises, 1/2005 (tome 58), p.68-81: www.cairn.info/revue-etudes-anglaises-2005-1-page-68.htm.

[20] Michel Collot, La Pensée-paysage, op.cit., p.274.

[21] Félix Guattari, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989, p.34.

[22] Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, Paris, Éditions La Découverte, 2015, p.273.

[23] N. Blanc, D. Chartier, T. Pughe, op.cit., p.23.

[24] Pierre Schoentjes, op.cit., p.273.

[25] Ibid., p.278.

[26] Pierre Schoentjes, op.cit., p.278.

[27] Pour un bilan des propositions actuelles sur le statut et le rôle de la discipline, on lira l'introduction de Nathalie Kremer au numéro de la revue en ligne LHT, «Le partage des disciplines»: www.fabula.org/lht/8/kremer.html .

[28] Voir les six catégories proposées par Pierre Schoentjes, op cit., p.83.

[29] Pierre Schoentjes accorde ainsi à l'œuvre du peintre et auteur naturaliste Robert Hainard une place dans la littérature qui ne lui était pas assurée jusque là.

[30] Voir par exemple le corpus d'œuvres poétiques de la seconde moitié du XXe siècle, regroupées autour de leur ambition commune de représenter des paysages, proposé par Michel Collot dans son livre Paysage et poésie du romantisme à nos jours, Paris, Corti, 2005, p.117-173.

[31] C'est ce que fait Patrick Voisin dans son anthologie de textes antiques: Écologie et environnement en Grèce et à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 2014.

[32] Cosmopolite par définition, la problématique écopoétique rencontrerait avec profit la littérature suisse francophone, dont la vocation et la raison d'être, depuis Rousseau et le XVIIIe siècle, se sont ancrées dans les thèmes de la nature et des Alpes, aussi bien que dans le mythe d'une société rustique et vertueuse.

[33] Jérôme Meizoz, Haut Val des loups, Genève, Zoé, 2015, p.20.

[34] Ibid., p.19.

[35] Ibid., p.83-85.

[36] Ibid., p.11-15.

[37] Ibid., p.114.

[38] Ibid., p.99.

[39] Ibid., p.14.

[40] «Ne dominez pas la nature si ce n'est pour servir Dieu: Le louer Le louer et Le louer infiniment», dit alors le pape, cité par Maurice Chappaz, op.cit., p.5.

[41] Jérôme Meizoz, Haut Val des loups, op.cit., p.28. Le Pen évoque la menace communiste.

[42] Maurice Chappaz, La haute route suivi de Journal des 4000, Moudon, Empreintes, 1991, p.14.

[43] Edouard Rod, Là-haut, [1897], Lausanne, L'Age d'homme, «Poche suisse», 1997, p.96.

[44] Ibid., p.84.

[45] Ibid., p.169-170.

[46] Ibid., p.165.

[47] On peut noter aussi qu'Édouard Rod, comme C. F. Ramuz le fera en 1937 dans sa Lettre à Denis de Rougemont, qualifie de «portiers» et de «sommeliers» (Là-haut, op.cit., p.87 et 112), dans le discours de Volland, les montagnards assez serviles pour se soumettre à la logique économique du tourisme.

[48] Un corpus écopoétique de littérature suisse francophone comprendrait aussi le cycle de dix romans de Daniel de Roulet, La simulation humaine (1996-2014), illustrant l'aventure du nucléaire, jusqu'à l'accident de Fukushima, relaté dans Le Démantèlement du cœur, Paris, Buchet-Chastel, 2014. Mais nul romantisme de la nature ne trouve place dans ce cycle.

[49] Thomas Pughe, «Réinventer la nature...», art.cit., p.79.

[50] Jérôme Meizoz, op.cit., p.84-85.

[51] Michel Foucault, L'ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, 1971, p.55.

[52] Pierre Schoentjes cite ce propos de Claude Simon dans son livre, op.cit., p.210 et p.254.

[53] Francis Ponge, «L'Opinion changée quant aux fleurs», Nouveau nouveau recueil, II, Œuvres complètes, éd. Bernard Beugnot, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», t.II, p.1206.

[54] Pierre Schoentjes, op.cit., p.11 et p.215. L'auteur rappelle par ailleurs que Gascar s'en tient à une vision matérialiste et évolutionniste de la nature. Aussi précise-t-il que la «nature ne parle pas directement, mais emprunte des voies détournées» (op.cit., p.208).

[55] Henry Thoreau cité par Pierre Schoentjes, op.cit., p.23.

[56] Michel Collot cite ces propositions de K. White dans Pour une géographie littéraire, op.cit., p.119.

[57] C.F. Ramuz, Raison d'être, Œuvres complètes, XV, Essais, t.1, Genève, Slatkine, 2009, p.36.

[58] Désignant la division que la science occidentale moderne a instaurée entre chose pensante et chose étendue, ce concept est proposé par Philippe Descola, dans Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2006. Ce grand ouvrage de référence est souvent cité dans les travaux de géopoétique ou d'écopoétique.

[59] Très controversée, l'«hypothèse Gaïa», ou hypothèse biogéochimique, refondant sur des bases scientifiques la notion antique de cosmos, peut être considérée comme un symptôme du désir contemporain de ne pas renoncer à l'idée d'unité ontologique de la nature.

[60] Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature, op.cit., p.174. Cet ouvrage propose une réflexion pointue sur les développements de la technologie et ses usages: voir en particulier la deuxième partie, «Techniques: agir avec la nature, et non contre elle».

[61] L'un de ses ouvrages majeurs, Die Tiergestalt [1948], vient d'être réédité en français: La forme animale, trad. Georges Rémy, préface Jacques Dewitte, Paris, Éditions la Bibliothèque, 2013. Voir le compte rendu de Nicolas Le Dévédec: https://lectures.revues.org/14943 .

[62] Voir Pierre Hadot, Le voile d'Isis, op.cit., p.223-224. Hadot situe Caillois dans la longue tradition de la pensée orphique, qui s'attache à démontrer la continuité entre les productions du cerveau humain, notamment artistiques, et les processus biologiques ou naturels. Notons que Michel Collot évoque lui aussi les enjeux actuels de cette pensée de la continuité, en mentionnant l'apport des sciences cognitivies: La pensée-paysage, op.cit., p.47-48.

[63] Voir ses deux ouvrages: Ce que donner veut dire, Paris, La Découverte, 1993; La manifestation de soi. Éléments d'une critique philosophique de l'utilitarisme, Paris, La Découverte, 2010.

[64] Voir ses deux contributions: «L'élégance animale. Esthétique et zoologie selon Adolf Portmann», Images Re-vues, 6, 2009, p.2-12: http://imagesrevues.revues.org/379; «Les apparences inadressées. Usages de Portmann (doutes sur le spectateur)», 2010: www.fabula.org/atelier.php?Les_apparences_inadress%26eacute%3Bes

[65] Bertrand Prévost, «L'élégance animale. Esthétique et zoologie selon Adolf Portmann», art.cit., p.3.

[66] Voir le cours-séminaire donné à l'Université de Genève au printemps 2015, «L'homme et l'animal. Questions éthiques et problèmes contemporains»: http://www.unige.ch/ethique-transversale/files/5514/2252/3270/CoursEthiqueTransv_2014-2015_programme.pdf.

Ou le projet de recherche intitulé «Littérature, pensée et formes de l'existence» (2014-2018), qui comprend notamment le programme ANR «Animots»: http://cral.ehess.fr/index.php?1311

[67] De nombreux contre-exemples pourraient cependant être mentionnés dans le cadre de la recherche en biologie végétale, dont les résultats incitent à réviser le statut d'objet ou de matériau que notre culture a longtemps attribué aux plantes. Ainsi Aline Raynal-Roques se pose la question du pourquoi de l'infinie diversité des formes: elle s'interroge sur l'incroyable «inventivité» des Angiospermes (plantes à graines protégées dans un fruit), qui apparaît dans bien des cas comme «sans nécessité directe, inventive au-delà de l'efficace». Elle esquisse une réponse sous forme de question: «Et si cette diversité des espèces, cette variabilité des populations, exprimaient des potentialités d'adaptation non seulement à notre monde actuel, mais à des conditions inconnues?». Voir son livre La botanique redécouverte, Paris, Belin/INRA, 1994, p.415-416.

[68] Pierre Gascar, dans ce beau texte naturaliste et poétique, fait notamment l'éloge des herbiers du Muséum d'histoire naturelle, qui conservent «la mémoire d'un monde vivant déjà amputé et que notre civilisation entame chaque jour davantage», Pour le dire avec des fleurs, Paris, Gallimard, 1988, p.11.

[69] La Politique agricole commune de l'Union européenne (PAC) et la Politique agricole de la Suisse 2014-2017 (PA 14-17) présentent des différences évidentes, de proportions notamment, mais elles répondent à la même ambition: soutenir les agricultures des Etats concernés, notamment par des aides directes découplées de la production effective des exploitations, afin de rendre supportables les effets du marché mondialisé et libéralisé voulu par l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

[70] Virgile, Les Géorgiques, Livre II, «Finale: Eloge de la vie champêtre».

[71] Convention départementale «jachère fleurie» 2007 du Conseil général du Haut-Rhin: www.haut-rhin.fr/pdf/convention_jachere_fleurie.pdf . Sous d'autres formulations, ce discours de légitimation se retrouve dans de nombreux textes de la politique agricole européenne.

[72] Comme la poésie scientifique de la fin du XVIIIe siècle, Jacques Delille en particulier, invente une langue pour dire le savoir botanique nouveau, les auteurs d'aujourd'hui trouveront les mots, les métaphores, les analogies capables de rendre compte des propriétés sensibles inédites du végétal, que la science fondamentale est en train de révéler. On peut se référer, à titre d'exemples, aux travaux de Bruno Moulia (INRA), ou à ceux du département d'écologie chimique de l'Université de Neuchâtel: http://www2.unine.ch/farce/lang/fr/farce.



Bérenger Boulay

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Dernière mise à jour de cette page le 23 Septembre 2015 à 11h14.