Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Présentation
Fabula-LhT n° 8
Le Partage des disciplines
Nathalie Kremer

La littérature en mal de discipline ?

1La littérature est-elle en mal de discipline ? En inscrivant voici déjà deux ans cette question délibérément provocatrice en tête de l’appel à contribution pour une livraison de Fabula-LHT sur le « partage des disciplines », l’équipe Fabula était loin de deviner que trois publications viendraient coup sur coup interroger l’identité disciplinaire des études littéraires. En l’espace de quelques mois, en effet, ont paru ces livres aux interrogations convergentes : Pourquoi étudier la littérature ? (Armand Colin, 2010) de Vincent Jouve, qui s’interroge sur la valeur d’une œuvre littéraire dans la mesure où ses caractéristiques artistiques lui permettent « d’explorer les virtualités de l’existence » – celles mêmes que les études littéraires parviennent à mettre au jour. L’Avenir des humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ? (La Découverte, 2010) de Yves Citton, qui montre comment les Humanités développent la compétence attachée à la pratique de l’interprétation, compétence qui se distingue du simple décodage de textes par le fait qu’elle est à comprendre comme une « dynamique », « où l’intuition (esthétique) joue un rôle aussi important que la systématicité (scientifique) ». Plus récemment enfin Petite Écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ? (Thierry Marchaisse, 2011), où Jean-Marie Schaeffer livre un plaidoyer en faveur des études littéraires, en les inscrivant pour sa part dans le cadre plus général des sciences humaines. Dans les entretiens avec ces trois auteurs que nous publions dans ce numéro de Fabula-LHT, les lecteurs pourront découvrir les convictions de chacun de ces spécialistes : tous trois soulignent, à partir de points de vue divergents, non seulement la légitimité des études littéraires mais encore leur rôle incontournable dans l’évolution culturelle de notre humanité. Se pose alors la question de savoir quelle est la place exacte qu’occupent les sciences littéraires dans le champ des sciences humaines, quelle est leur identité propre et comment elles interfèrent avec d’autres disciplines comme l’histoire, la philosophie, la musicologie, la linguistique etc. : c’est l’enjeu principal de la présente livraison.

2Cette concomitance de publications sur « le propre de la discipline » littéraire ne doit rien au hasard : deux phénomènes au moins peuvent être invoqués pour expliquer cette convergence d’intérêt ou plutôt de préoccupations brûlantes d’actualité. D’une part, le chercheur d’aujourd’hui se trouve confronté à une complexification croissante de l’organisation intellectuelle de l’institution dans laquelle il évolue, au terme d’une profonde réforme du financement de la recherche, dont on mesure encore mal les effets ; il n’est pas illégitime de se demander si le rapport entre production de nouveaux savoirs et gestion de la recherche ne s’est pas déjà renversé et si les structures institutionnelles et administratives n’imposent pas désormais leurs conditions au savoir. D’autre part, le consensus semble maintenant rompu (à supposer qu’il ait jamais existé) sur la fonction « sociale » des études littéraires, tant au niveau de la recherche que de l’enseignement. Cependant ce constat d’une « crise de la littérature » n’est pas neuf, comme le rappelle Jean-Marie Schaeffer dans l’avertissement de son dernier livre, et il ne convient pas plus aujourd’hui qu’hier de céder au pessimisme d’une faillite de la littérature1.

3À supposer un consensus sur la nécessité voire même la vivacité des études littéraires, la question de leur identité et de leur place dans le champ du savoir n’est pas posée ici pour la première fois. Sans chercher à dresser un état de la question dans les dernières décennies, on épinglera dans le domaine anglo-saxon un petit article de Stanley Fish vieux de vingt-deux ans, qui a récemment connu un regain d’actualité par une sorte de rebond de la polémique suscitée lors de sa parution. La position de Fish, en effet, est radicale : la recherche interdisciplinaire est impossible à mener, pour trois raisons essentiellement : soit parce que nous formons toujours « des projets qui ressemblent de manière troublante aux projets disciplinaires que nous essayons de fuir ; [soit parce que] l’annonce d’un projet interdisciplinaire inaugure l’effort d’une discipline pour annexer le domaine d’une autre, ou encore [parce que] “la pensée interdisciplinaire” devient le nom (reconnu ou pas) d’une nouvelle discipline, c’est-à-dire, d’une division des études académiques qui prend pour sujet l’histoire et la constitution des disciplines ». Nos lecteurs trouveront ici une traduction française inédite de cet essai où Stanley Fish expose ses idées sur « la difficulté d’être interdisciplinaire » (« Being interdisciplinary is so very hard to do »). Dans le domaine de recherches francophones, plus récemment un ensemble de chercheurs ont fait paraître un excellent volume collectif sur la question du « propre d’une discipline »2. Le terme y est défini comme « un principe de spécialisation de la recherche qui se veut à la fois logique, par sa référence à une théorie unifiée de l’intelligibilité, et fonctionnel, par ses principes d’organisation de la diversité des connaissances. Le “système des disciplines” semble alors se substituer au langage d’une organisation des savoirs et des savoirs-faire en “spécialités” ou “métiers” pour couvrir l’ensemble “naturel” des sciences et des arts, en le justifiant par une conception encyclopédique de la connaissance3 ». Pour fonctionner, une discipline a donc besoin d’établir clairement sa spécificité, en précisant sa méthode, son objet d’étude, et l’ensemble de ses ressources qui lui permettent de s’ériger en terrain de connaissance unique et indispensable. Ainsi que l’écrit Jean-Louis Fabiani, « parler de discipline, c’est désigner l’activité scientifique comme une forme particulière de la division du travail dans le monde social. La notion rend évidentes et palpables à la fois l’organisation quotidienne de la recherche et de l’enseignement, fondée sur la délimitation d’un type d’objet et la répartition de tâches spécifiques, et la cohérence d’un horizon de savoir entendu comme maîtrise cognitive croissante d’un objet préalablement défini comme limité4 ». Si la disciplinarité est donc une exigence, pour ce qu’elle assure le fonctionnement d’une communauté intellectuelle et des réalités institutionnelles, Ronald Shusterman montre pour sa part, dans un article qui figure aussi à notre sommaire, que l’organisation disciplinaire est largement contestable, voire même indésirable : « Ce partage est nécessaire, certes, pour des raisons de commodité administrative et d’organisation pragmatique. Mais il se révèle être profondément artificiel et même potentiellement néfaste, dès qu’on le regarde avec un peu de recul. » Soulignant le caractère « rhizomatique » du savoir, Ronald Shusterman affirme que, « si le système administratif a son utilité, la connaissance elle-même supporte mal cette division ». Pour instaurer une véritable interdisciplinarité, il faudrait commencer par abolir la hiérarchisation excessive de nos domaines de connaissance, et reconnaître que la recherche échappe par nature à toute systématisation. Plutôt donc d’essayer de penser la configuration de l’activité disciplinaire, il s’agirait peut-être de considérer la recherche vivante comme une « indisciplinarité » : tel était, en 2004, la proposition de Laurent Loty5. Si elle permet la transmission du savoir, la discipline est aussi ce qui peut « scléroser » toute recherche, voire tout enseignement, « et gêner, au sens fort du terme, non seulement la découverte, mais peut-être aussi cet investissement ou cet engagement qui serait corrélé au fait de déterminer le sens de sa recherche hors discipline6 », nous avertissait déjà Laurent Loty. Ce sont donc autant les savoirs « non disciplinarisés », c’est-à-dire non intégrés dans les disciplines traditionnelles ni étudiées dans les offres de formation, que les savoirs institués qui permettent de faire avancer la recherche ou tout au moins la créativité. Les travaux de Pierre Bayard forment un exemple bien connu d’une telle « recherche indisciplinée » qui permettrait de faire évoluer nos modes de pensée par des lectures non conformistes, déplaçant autant les objets que les démarches d’analyse au profit d’étranges pratiques de critique littéraire7. Ainsi, sans une bonne dose d’indisciplinarité, la revendication interdisciplinaire qui fleurit chaque année davantage (pour obtenir des fonds, pour convaincre du sérieux de la visée, ou peut-être encore en espérant trouver ailleurs ce qu’on ne trouve pas chez soi…) ne paraît que vide ou informe. Comment penser tout à la fois la notion de discipline et les relations entre disciplines pour s’affirmer « interdisciplinaire » ?

4Le débat que soulève la présente livraison de Fabula veut toutefois replacer dans une perspective nouvelle la question de la discipline littéraire, de son identité comme de la place qu’elle occupe dans le champ des sciences humaines, en partant du constat selon lequel les disciplines actuelles parviennent en même temps à faire fonctionner une société intellectuelle abritée dans les bastions institutionnels, et en même temps, à faire dysfonctionner certaines pratiques de recherche – celles, surtout, qui se proposent d’étudier des objets hybrides échappant à la classification disciplinaire existante, comme l’opéra, ou les poésies scientifiques pour lesquelles le xixe siècle connaît un véritable engouement. Plusieurs contributions à ce numéro de Fabula-LHT étudient les problèmes méthodologiques que posent ces formes particulière de littérature, qui obligent à un décentrement du regard critique, autrement dit : à reconnaître que l’identité – et dès lors le partage – des disciplines ne correspond pas toujours à une réalité empirique, mais qu’elle forme plutôt une structure historiquement constituée et politiquement conditionnée.

5La spécificité de ce numéro consiste dès lors précisément en ceci que le paysage disciplinaire est interrogé non seulement du point de vue de sa pertinence actuelle que dans son fondement historique. Cela suppose de revenir à l’âge classique et à la grande scission qui s’opère au sein du champ du savoir, jusque là hautement unifié, entre Belles-Lettres d’une part et Sciences de l’autre. Dans le « Document » que nous publions au sein de la présente livraison, les lecteurs trouveront un large extrait du Cours de littérature publié par l’abbé Batteux au xviiie siècle. L’abbé y soutient que le théoricien de la littérature doit « imiter les vrais physiciens », et réduire les règles de l’art en un système organisé et composé de principes clairs. Cette comparaison établie dès 1746 indique qu’une scission s’est produite au tournant des xviie et xviiie siècles entre les sciences et les Belles-Lettres, ainsi que l’ont montré les travaux de Philippe Caron (Des « Belles-Lettres » à la « Littérature ». Une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680-1760), Louvain-Paris, Peeters, 1992). Dans l’entretien que nous publions dans le présent numéro, ce dernier résume la façon dont les lexèmes de « Belles-Lettres », « littérature » et « sciences » ont évolué au cours de l’âge classique, et montre comment ces glissements épistémologiques ont pu préparer l’actuelle configuration du champ du savoir disciplinaire. Que ce champ soit historiquement constitué et dès lors, sans cesse en devenir jusqu’à pouvoir peut-être un jour brouiller les frontières traditionnelles entre lettres et sciences est un possible étayé par Roland Barthes dans une formule prononcée en 1977 lors de sa leçon inaugurale au Collège de France : « Il est de bon ton, aujourd’hui, de contester l’opposition des sciences et des lettres, dans la mesure où des rapports de plus en plus nombreux, soit de modèle, soit de méthode, relient ces deux régions et en effacent souvent la frontière ; et il est possible que cette opposition apparaisse un jour comme un mythe historique8. » Sans aller jusqu’à une démystification de l’actuel partage des disciplines, une interrogation sur les mouvances historiques qui sont à l’origine de l’actuel paysage disciplinaire s’impose. Ainsi, Stéphane Zékian montre comment ce clivage initié au xviiie siècle se répercute dans l’écriture de l’histoire littéraire au début du xixe siècle, à partir d’une analyse des (nombreuses) contributions au concours académique sur le Tableau littéraire du xviiie siècle organisé sous Napoléon. Dans ce concours, qui a pu de son temps défrayer la chronique, les candidats dressent un portrait du xviiie siècle où se décèle une première forme de débat sur le partage des disciplines, dans la mesure où l’on s’interroge sur la légitimité de la répartition entre le champ des Belles Lettres et celui des sciences.

6Ce débat sur les rapports entre science et littérature depuis la fin de la République des lettres est le point de départ retenu par Hugues Marchal pour son analyse d’objets textuels dits composites, c’est-à-dire d’œuvres qui contestent elles-mêmes les différences de statut en se réclamant d’une double définition, littéraire et non littéraire. Ces objets remettent ainsi en cause le partage des disciplines et contraignent la critique littéraire à opérer un décentrement de son objet si elle veut cesser de penser comme composites ou périphériques des objets textuels qui ne reçoivent ces « qualités » que de la structuration des disciplines. Hugues Marchal plaide pour l’association de l’étude de la littérature à celle des dynamiques culturelles par lesquelles la littérature participe à l’élaboration des représentations collectives, soit une perspective assez proche de celle que développe Manfred Engel quand celui-ci propose le terme de « cultural literary studies », comme ce qui « aborderait la littérature comme un élément de la culture dans son ensemble, en soulignant la part qu’elle prend dans la constitution, la transmission et l’altération des significations et des signes culturels9 ».

7L’étude de H. Marchal montre ainsi comment l’objet littéraire composite conduit à une redéfinition de la discipline littéraire en une entreprise plus large, pour laquelle aujourd’hui les études culturelles (au sens anglo-saxon du terme) semblent former la perspective la plus appropriée, selon Jan Baetens. Ce dernier montre, en effet, comment ce redressement de perspective sur la littérature ne doit pas être ressenti comme une mise à mort des études littéraires, mais qu’au contraire le modèle des études culturelles pourrait fonctionner comme une injonction à renouer avec ce qui devrait être une des bases de l’étude de la littérature, à savoir la rhétorique, comprise comme une approche du fait littéraire consistant à supprimer la distinction entre lire et écrire.

8La réflexion de François Provenzano sur le statut et la fonction disciplinaires de la rhétorique au sein des études littéraires vient étayer cette perspective. Après une brève esquisse de l’histoire institutionnelle de la rhétorique, où il montre comment elle est d’abord évincée de l’université avec l’arrivée triomphale de l’histoire littéraire lansonienne, pour retrouver un certain éclat avec l’explosion structuraliste des années 1960, François Provenzano engage une discussion critique des liens (récents) entre le champ rhétorique et le champ métalittéraire. La rhétorique ne consisterait pas en une approche parmi d’autres de la littérature, mais consisterait en une « rhétorique des usages du littéraire » comme nouvelle configuration interdisciplinaire possible. Autrement dit, la rhétorique serait moins à considérer comme une alternative à d’autres perspectives littéraires comme la stylistique, le structuralisme, la nouvelle critique, la sémiologie, mais comme une perspective littéraire englobante, permettant de préserver le « littéraire » au sein d’une conception « culturelle » de la littérature.

9Ces approches du littéraire témoignent toutes d’une confiance en la spécificité de la discipline qui résisterait aux mouvances propres au champ culturel au sein duquel elle opère, confiance qui se voit confortée par l’avis des spécialistes interviewés dans ce numéro : tous, selon le mot de Vincent Jouve, tendent à croire que la littérature comme l’art est « une constante anthropologique », et que « quels que soient les termes sous lesquels on la désigne, il est peu probable que la pratique littéraire soit vouée à disparaître ». Seul Didier Masseau parmi les contributeurs fait montre de pessimisme. Retraçant l’historique de l’enseignement de la littérature dans l’enseignement supérieur, celui-ci conclut qu’une nouvelle réflexion théorique s’impose, qui prendrait en compte la dimension historique et concrète du fait littéraire. Concevant ce dernier comme un « objet fragile » qui risque à tout moment d’être étouffé par le développement vertigineux des sciences humaines, Didier Masseau souligne toutefois à juste titre dans son essai que « pour être analysé sous ses aspects multiples, l’objet “littérature” a, de toute évidence, besoin d’une navigation dans le temps long de l’histoire ».

10Dans l’ensemble, trois grandes perspectives de réflexion peuvent être adoptées dans les différentes approches de la question disciplinaire. Une perspective « intra-disciplinaire » premièrement, qui réfléchit aux différents courants, modes et méthodes apparus au sein du champ littéraire même ; une approche « inter-disciplinaire » deuxièmement, qui interroge la place et la relation de la littérature aux autres spécialisations à l’intérieur des sciences humaines ; une perspective plus large troisièmement, qui prend en considération l’interaction entre sciences humaines et positives. Le sommaire invite à lire les articles dans l’ordre correspondant, mais il est sans doute bien d’autres façons de nouer ensemble les différentes réflexions ici rassemblées ; libre au lecteur d’y inscrire ses propres lignes de partage.

11Dans la première perspective s’inscrivent les réflexions de François Hartog sur « l’ancienne philologie classique » et de Raphaëlle Guidée sur la « nouvelle histoire littéraire », deux remarquables contributions sur l’évolution de la discipline littéraire – et la façon dont elle a pu évoluer et peut se concevoir à l’avenir. D’un côté, François Hartog met l’accent sur le caractère paradoxal des études classiques : « le classique est un ancien déjà moderne ou un moderne encore ancien : déjà, encore veut dire en fait qu’il échappe largement au temps, conjoignant, selon Pierre Larousse, “la perfection du fond et de la forme” ». De l’autre côté, Raphraëlle Guidée nous fait voir la récente reconfiguration de l’histoire littéraire en s’appuyant sur le parallélisme de démarche entre un historien d’art (G. Didi-Huberman) et un théoricien de la littérature (P. Bayard, déjà nommé…) pour étudier le phénomène de l’anachronisme des œuvres. La face nouvelle de l’histoire littéraire ne peut alors exister « qu’au prix d’une inversion des fondements théoriques qui la constituaient en tant que discipline » (pour l’essentiel, l’idée de la chronologie des œuvres). Cette contestation de l’autorité de la tradition témoigne de la fertilité des approches indisciplinées au sein des disciplines mêmes.

12De son côté, et toujours dans une perspective intra-disciplinaire, Nadège Veldwachter confronte l’actuelle approche disciplinaire de la littérature au domaine des études post-coloniales. L’herméneutique post-coloniale a pour caractéristique de mettre au jour des questions qui ne sont pas ignorées des lettres francophones, mais le fait dans un langage qui, lui, resterait encore un processus à acclimater, pour ce qu’il remettrait en cause le regard critique traditionnel sur l’héritage culturel et institutionnel de l’histoire de la France contemporaine. Elle démontre que l’introduction de la problématique (post)coloniale dans le discours critique littéraire permet un repositionnement de la recherche française, longuement attendu, sur la scène internationale.

13Dans la deuxième perspective, résolument interdisciplinaire, notre sommaire fait une place aux relations entre la littérature et la musicologie, la linguistique et la géographie. Rejoignant le constat d’Hugues Marchal, Emmanuel Reibel montre en s’appuyant sur l’exemple de l’opéra, genre hybride (objet d’étude tant littéraire, musical, que philosophique, scénique, etc.), que l’approche disciplinaire est insatisfaisante, voire impossible : « [L]es chercheurs devraient être au service non de leur discipline mais de leurs objets d’étude, lesquels s’inscrivent souvent dans un champ disciplinaire dont les contours, nécessairement plus larges, ont une légitimité historique et scientifique à faire prévaloir. » Plutôt que d’ériger des frontières et de dresser des ponts entre les champs limitrophes pour les surmonter, l’interdisciplinarité doit se concevoir comme un continuum abrogeant les notions discrètes de frontières disciplinaires pour permettre à une dynamique de prendre forme. C’est ce que montrent concrètement Thomas Lebarbé et Cécile Meynard avec leur travail de mise en ligne des manuscrits de Stendhal, ou comment un littéraire, un linguiste et un informaticien peuvent se donner la main pour mettre en œuvre une stratégie de recherche scientifique commune dans l’élaboration de ce que Emmanuel Reibel nomme un champ disciplinaire. Enfin, l’interdisciplinarité est étudiée par Christine Baron et Michel Collot dans la perspective de l’interaction entre littérature et géographie. Christine Baron s’inscrit également en faux contre les « thèses confusionnistes sur littérature et savoirs », en affirmant que l’interdisciplinarité rend possible les recompositions variées et complexes d’une discipline permettant sa totale recomposition. Michel Collot s’étend sur les implications méthodologiques d’une telle rencontre entre la littérature et la géographie, défendant la pratique d’une « géographie littéraire » qui permet d’enrichir considérablement la théorie de la création littéraire par l’intégration des rapports entre l’espace et les formes et genres littéraires.

14Troisièmement, dans une perspective plus large de l’implication du littéraire dans le champ des sciences humaines, Guillaume Bridet dénonce les nombreux malentendus « qui reposent essentiellement sur la manière dont les sciences humaines entendent établir des lois à la fois générales, cachées et déterministes valables pour la créativité (processus) et la création (l’œuvre) littéraires, alors que les études littéraires exaltent au contraire traditionnellement leur singularité, leur lucidité et leur liberté ». Cette tension constitutive entre la pensée du littéraire et la pensée des sciences humaines doit être comprise à la lumière d’une spécificité épistémologique des Lettres que Sémir Badir met savamment en lumière dans son article sur le problème que pose l’appariement du terme d’épistémologie avec celui de Lettres, dès lors que les études littéraires sont rangées parmi les sciences humaines. En revenant sur trois querelles historiques entre littéraires et scientifiques (Arnold vs Huxley, Snow vs Leavis, et la tristement fameuse « affaire Sokal ») dont la portée gnoséologique, atteignant la constitution externe des savoirs, présente un indice hautement singularisant de la détermination des études littéraires face aux autres disciplines, Samir Badir montre comment les Lettres opposent une résistance évidente au projet épistémologique.

15Comme il ressort de cette rapide présentation des diverses contributions à l’étude du partage disciplinaire, la tension sous-jacente au débat est celle entre système et créativité, ou encore héritage et liberté. Le débat, autrement dit, pourrait être qualifié de nouvelle querelle des Anciens et des Modernes ; les Anciens seraient les défendeurs du « bastion » disciplinaire10 qui permet d’organiser et de faire fonctionner l’administration, la recherche et l’enseignement ; tandis que les Modernes seraient ces « indisciplinés » de la recherche qui la font évoluer en adoptant des approches ou des méthodes qui se dérobent aux classifications institutionnelles. Pour échapper au dilemme du repli sur soi (au nom de la « pureté » de la discipline) et de l’expansion indéfinie (selon un mot d’ordre d’interdisciplinarité tous azimuts), l’intellectuel d’aujourd’hui doit chercher à se positionner dans le champ disciplinaire tel qu’il est cartographié historiquement et institutionnellement, en adoptant un ethos particulier, celui-là même qui lui permettrait d’opérer un décentrement sur son objet d’étude et sa méthode d’analyse, en se faisant critique-auteur, ou encore chercheur-créateur. En effet, seule l’incorporation d’une part d’inventivité, par essence indisciplinée, permettrait à la recherche d’avancer sans sombrer dans la rigidité académique, et au paysage disciplinaire de redessiner ses frontières. Cette inventivité indisciplinée renouerait avec ce qu’Yves Citton nomme le « rythme » propre à chaque chercheur dans l’entretien que nous publions dans ce numéro. Il convient de lui laisser le mot final pour l’authenticité de son propos : « Je dirais de la recherche qu’elle est une activité endorythmique : comme tout rythme, sa dynamique repose sur une résonance interne qui doit émaner des agents eux-mêmes. On peut bien lui imposer certaines contraintes, mais – sauf cas extrême où un pouvoir dictatorial maltraite vos proches pour vous forcer à faire une découverte jugée stratégique – c’est toujours à partir du désir du chercheur qu’elle se déploie. […] [M]es activités ne sont véritablement miennes et véritablement productives que dans la mesure où je me réapproprie les scansions qui me sont imposées : je ne travaille bien que là où je parviens à investir un rythme qui ne peut venir que de moi. »