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La «narration enjouée»: Vraisemblable et merveilleux dans les Contes en prose de Perrault (1697)
par Marc Escola


Communication à la Journée d'étude sur la vraisemblance à l'âge classique, organisé par le Centre de Recherches sur l'Anthropologie au XVIIe siècle, 6 juin 1998, à l'École normale supérieure.


Article initialement paru dans Vraisemblance et représentation au XVIIe siècle, M. Baschera, P. Dumont, A. Duprat, D. Souiller (dir.), Publications de l'Université de Dijon, Littérature comparée, 2, 2004, p. 249-274.


Dossiers Conte, Vraisemblance, Etrange, merveilleux, fantastique.





La «narration enjouée»:
Vraisemblable et merveilleux
dans les Contes en prose de Perrault (1697)



Le présent article voudrait poser aux Contes de Perrault des questions simples: «À quoi servent les bottes du Chat botté?»; ou encore: «Quelle est la couleur de la barbe de Barbe bleue?». Il montrera en quoi ces questions sont pertinentes, alors même que des questions comme «À quoi servent les bottes de sept lieues?» ou «Quelle est la taille du Petit Poucet?» n'ont rigoureusement aucun sens.


Le débat sur le merveilleux qui traverse toute la réflexion classique pourrait se laisser décrire selon deux grands axes. Poétique du merveilleux ou la possibilité de «réduire» le merveilleux au vraisemblable, dès lors que le merveilleux manifeste une causalité transcendante qui figure au répertoire des croyances du public. Le merveilleux est pensé par un D'Aubignac par exemple sous les espèces de «l'imprévu vraisemblable»: la vraisemblance théâtrale «enveloppe» en effet non seulement «les choses qui arrivent selon le cours de la vie humaine», mais aussi les «choses impossibles naturellement» qui «deviennent possibles et vraisemblables par puissance divine ou par magie». La formulation la plus fameuse de cette poétique du «merveilleux» figure dans la fameuse Réflexion XXIII du Père Rapin (1675):

Le merveilleux est tout ce qui est contre le cours ordinaire de la nature. Le vraisemblable est tout ce qui est conforme à l'opinion du public. Le changement de Niobé en rocher est une aventure, qui tient du merveilleux: mais elle devient vraisemblable, dès qu'une divinité à qui ce changement n'est pas impossible, s'en mêle.

Et rhétorique du merveilleux ou la nécessité d'allier le vraisemblable comme condition d'adhésion à la fiction, au merveilleux comme ressort de «l'admiration». Soit, toujours dans les termes du Père Rapin (Réflexions, XXI):

[Le poète] ne plairait pas toujours, s'il n'avait rien à dire que de véritable: et il ne serait pas écouté, s'il n'avait rien que de fabuleux.

On le voit assez vite: cette double pétition de principe vise à conserver à la vraisemblance la place hégémonique qu'elle occupe dans la doctrine classique. Et l'on conçoit du même coup que la catégorie de l'impossible, irréductible comme tel à la vraisemblance, ait été régulièrement tenue en marge de ce débat par la plupart des théoriciens à la notable exception d'un Chapelain et d'un Corneille[1].

Qu'en est-il dans ces mêmes textes du merveilleux ésopique? On sait bien qu'il est exclu du «cours ordinaire des choses» que les animaux soient doués de parole; on ne peut pas davantage accepter de croire à l'existence d'un temps où les bêtes parlaient. Les fables d'Ésope n'ont aucune vraisemblance: comment se fait-il qu'elles nous soient encore lisibles? Pour Chapelain, ce merveilleux-là fonctionne comme un signal, un indice paradigmatique dans la terminologie de T. Todorov[2], qui conditionne une lecture allégorique. C'est ici dans le trajet proprement herméneutique qui sépare la fable de son sens que s'accomplit la «réduction» de l'impossible au possible. La thèse de l'allégorie «comme opération de l'entendement sur soi-même qui passe d'espèce à espèce» se trouve formulée dès la Préface à l'Adone de Marino (1623)[3]:

[Les fables d'Ésope] ont-elles aucune vraisemblance, non pas seulement vérité, pour ce qui est des arraisonnements, paroles, subtilités, prévoyances et autres choses qu'il attribue à ses animaux? Et néanmoins elles ont passé jusqu'à nous, avec un applaudissement général du monde, qui lisant la fable va soudain à son sens, c'est-à-dire à l'autre espèce désignée, appliquant utilement ce qu'il a dit d'une impossible à une possible, sans s'amuser à en examiner la possibilité.

Position parfaitement cohérente, lorsqu'on sait le rôle dévolu par Chapelain à l'allégorie dans sa théorie de la fiction: elle fait pour lui «partie de l'idée du poème» et constitue, avec l'instruction proprement mimétique, «le second fruit que l'on en peut retirer». L'exemple d'Ésope sert précisément à prouver, par une sorte de passage à la limite, qu'encore que l'allégorie «soit le plus souvent incompatible avec le véritable succès des choses, les poètes obligés de l'y faire entrer se résoudront toujours plutôt à fausser la vérité qu'à laisser l'allégorie qui doit y être par nature». Le protocole allégorique suffit donc à distinguer radicalement les fables ésopiques des «rêveries et contes de nourrices à leurs enfançons» ou encore d'une «partie des nouvelles de Straparole», «dans lesquelles sans nécessité d'allégorie il fait parler et agir les animaux irraisonnables comme parlent et agissent les hommes»[4].

Les auteurs de contes merveilleux qui, dans les années 1690, ont à défendre le statut de leurs fables ne manquent pas de renouer avec cet argument: il n'est pas de meilleure façon — à vrai dire, il n'en est pas d'autre — pour le conte (moderne) de légitimer son invraisemblance constitutive que d'en appeler au modèle (ancien) de la fable. Mlle Lhéritier peut ainsi décrire la «fable gauloise» des Enchantements de l'éloquence (1695) comme un conte«gothique par l'histoire», où le merveilleux habille une «maxime fort sensée»[5]; l'invraisemblance de l'histoire est le meilleur garant du fonctionnement allégorique du conte. D'autant que ce merveilleux «gaulois» se veut en rupture avec le «merveilleux païen» de la mythologie: c'est la position adoptée par Perrault dans la Préface des Contes en vers de 1694 où le genre même du conte apparaît comme une machine de guerre dans la Querelle des Anciens et des Modernes. Le protocole allégorique fait du «Conte de vieille» de Peau d'Âneune «fiction toute pure» à l'instar de la «fable de Psyché écrite par Lucien et par Apulée» (mais aussi par La Fontaine); le conte des Souhaits ridicules est «de même genre» que la fable de Jupiter et du laboureur telle qu'Ésope (mais aussi La Fontaine) l'a mise en œuvre. Il reste que «si l'on les regarde du côté de la Morale, chose principale dans toute sorte de Fables et pour laquelle elles doivent avoir été faites», il faut conclure à la supériorité des contes modernes qui renferment une «moralité louable et instructive» finalement mieux conforme aux vérités du christianisme[6].

On se tournera maintenant vers Boileau dont on n'attendrait guère une défense du merveilleux: on sait l'absence criante de l'apologue dans le panorama des genres que dresse l'Art poétique. C'est à lui que l'on doit cependant un des textes les plus éclairants, signalé en son temps par M. Fumaroli[7], sur le statut singulier du merveilleux féerique dans la culture classique. Dans sa Dissertation sur Joconde (1664), Boileau instruit un parallèle entre le récit de l'Arioste et le conte de La Fontaine[8]:

[…] Je ne vois pas par quelle licence poétique Arioste a pu, dans un poème héroïque et sérieux, mêler une fable et un conte de vieille, pour ainsi dire, aussi burlesque qu'est l'Histoire de Joconde. […] Peut-on rien voir de moins sérieux que l'Histoire de la Joconde et d'Astolphe? Sans mentir, une telle bassesse est bien éloignée du goût de l'Antiquité; et qu'aurait-on dit de Virgile, bon Dieu!, si à la descente d'Énée dans l'Italie, il lui avait fait conter par un hôtelier l'Histoire de Peau d'Âne ou les Contes de ma Mère l'Oye? Je dis les Contes de ma Mère l'Oye, car l'Histoire de Joconde n'est guère d'un autre rang.
[…] J'ai de la peine à souffrir le sérieux avec lequel Arioste écrit un Conte si bouffon. Vous diriez que non seulement c'est une Histoire très-véritable, mais que c'est une chose très-noble et très-héroïque qu'il va raconter.
[…] Comme il n'y a rien de plus froid que de raconter une chose grande en stile bas, aussi n'y a-t-il rien de plus ridicule que de raconter une Histoire comique et absurde en termes graves et sérieux: à moins que le sérieux ne soit affecté tout exprès pour rendre la chose encore plus burlesque. Le secret donc en contant une chose absurde, est de s'énoncer d'une telle manière, que vous fassiez concevoir au Lecteur, que vous ne croyez pas vous même la chose que vous lui contez. Car alors il aide lui-même à se décevoir, et ne songe qu'à rire de la plaisanterie agréable d'un Auteur qui se joue et ne lui parle pas tout de bon. Il rapporte à la vérité des aventures extravagantes, mais il les donne pour telles […]. Si le lecteur lui veut faire un procès sur le peu de vraisemblance qu'il y a des choses qu'il raconte, il ne va pas, comme Arioste, les appuyer par des raisons forcées, et plus absurdes encore que la chose même; mais il s'en sauve en riant, et en se jouant du lecteur.

Ce que Boileau accuse dans le récit de l'Arioste, c'est une mauvaise gestion du merveilleux qui amuït le protocole allégorique de la fable. Et il délivre en retour le seul modèle possible, dont le conte, mais aussi bien les Fables de La Fontaine donnent l'exemple: une «narration enjouée» qui obéit à une énonciation spécifique, dans le cadre d'un contrat de lecture lui-même singulier et délibérément atypique. Ou dans les termes qui sont aujourd'hui les nôtres: le merveilleux est moins affaire de fiction que de diction.

Nul doute que Perrault, au moment même où il prenait au mot le successeur d'Ésope («Si Peau d'âne m'était conté, j'y prendrais un plaisir extrême»), ait soigneusement médité et l'exemple de La Fontaine et la proposition de Boileau.On s'essaiera ici à décrire les modalités de cette énonciation du merveilleux à laquelle les contes en prose de Perrault doivent pour nous l'essentiel de leur saveur. Et l'on formulera ainsi la traduction poétique du principe défini par Boileau: la «narration enjouée» selon Perrault tient dans une façon singulière de mettre en concurrence la logique du merveilleux et celle du vraisemblable, ou plus exactement dans le jeu introduit pour un même énoncé entre plusieurs «motivations» ou régimes de causalité. Parce qu'il déjoue ouvertement, et avec la complicité du lecteur, l'impératif de la vraisemblance, le conte pourrait bien apparaître comme le lieu où se réfléchit l'économie classique du récit.

On trouvera ci-dessous une série d'énoncés isolés dans cinq des huit contes, numérotés dans l'ordre où ils apparaissent au sein du recueil; le commentaire tentera ensuite de les ordonner un peu selon leurs différents profils.

1. Elle n'eut pas plutôt pris le fuseau, que comme elle était fort vive, un peu étourdie, et que d'ailleurs l'Arrêt des Fées l'ordonnait ainsi, elle s'en perça la main, et tomba évanouie. (La Belle au Bois dormant).

2. Le Roi et la Reine, après avoir baisé leur chère enfant sans qu'elle s'éveillât, sortirent du Château, et firent publier des défenses à qui que ce soit d'en approcher. Ces défenses n'étaient pas nécessaires, car il crut dans un quart d'heure tout autour du parc une si grande quantité de grands arbres et de petits, de ronces et d'épines entrelacées […] que bête ni homme n'y aurait pu passer. (Ibid.).

3. [Le Prince] marche vers le Château qu'il voyait au bout d'une grande avenue où il entra, et ce qui le surprit un peu, il vit que personne de ses gens ne l'avait pu suivre, parce que les arbres s'étaient rapprochés dès qu'il avait été passé. Il ne laissa pas de continuer son chemin: un Prince jeune et amoureux est toujours vaillant. (Ibid.).

4. Ses discours furent mal rangés; ils en plurent davantage; peu d'éloquence, beaucoup d'amour. Il était plus embarrassé qu'elle, et l'on ne doit pas s'en étonner; elle avait eu le temps de songer à ce qu'elle aurait à lui dire, car il y a apparence (l'Histoire n'en dit pourtant rien) que la bonne Fée, pendant un si long sommeil, lui avait procuré le plaisir des songes agréables. (Ibid.).

5. Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la Ville et à la Campagne, de la vaisselle d'or et d'argent, des meubles en broderie, et des carrosses tout dorés; mais par malheur cet homme avait la Barbe bleue: cela le rendait si laid et si terrible, qu'il n'était ni femme ni fille qui ne s'enfuit de devant lui. (Barbe Bleue).

6. Elles n'en voulaient point toutes deux, et se le renvoyaient l'une à l'autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût la barbe bleue. Ce qui les dégoûtait encore, c'est qu'il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu'on ne savait ce que ces femmes étaient devenues. (Ibid.).

7. Ce n'était que promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses et festins, que collations: on ne dormait point, et on passait toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres; enfin tout alla si bien, que la Cadette commença à trouver que le Maître du logis n'avait plus la barbe si bleue, et que c'était un fort honnête homme. (Ibid.).

8. Ayant remarqué que la clé était tachée de sang, elle l'essuya deux ou trois fois, mais le sang ne s'en allait point; elle eut beau la laver, et même la frotter avec du sablon et du grais, il y demeura toujours du sang, car la clé était Fée, et il n'y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait […]. (Ibid.).

9. Le Chat fut si effrayé de voir un Lion devant lui, qu'il gagna aussitôt les gouttières, non sans peine et sans péril, à cause de ses bottes qui ne valaient rien pour marcher sur les tuiles. (Le Chat Botté).

10. Le Marquis donna la main à la jeune Princesse, et suivant le Roi qui montait le premier, ils entrèrent dans une grande Salle où ils trouvèrent une magnifique collation que l'ogre avait fait préparer pour ses amis qui le devaient venir voir ce jour-là, mais qui n'avaient pas osé entrer, sachant que le Roi y était. (Ibid.).

11. La Princesse n'eut pas plus tôt prononcé ces paroles, que Riquet à la houppe parut à ses yeux l'homme du monde le plus beau, le mieux fait et le plus aimable qu'elle eût jamais vu. Quelques-uns assurent que ce ne furent point les charmes de la Fée qui opérèrent, mais que l'amour fit seul cette métamorphose. Ils disent que la Princesse ayant fait réflexion sur la persévérance de son Amant, sur sa discrétion, et sur toutes les bonnes qualités de son âme et de son esprit, ne vit plus la difformité de son corps, ni la laideur de son visage, que sa bosse ne lui sembla plus que le bon air d'un homme qui fait le gros dos, et qu'au lieu que jusqu'alors elle l'avait vu boiter effroyablement, elle ne lui trouva plus qu'un certain air penché qui la charmait […]. Quoiqu'il en soit, la Princesse lui promit sur le champ de l'épouser […]. (Riquet à la Houppe)
Moralité: […] Tout est beau dans ce que l'on aime, / Tout ce qu'on aime a de l'esprit.

12. Il était une fois un Bûcheron et une Bûcheronne qui avaient sept enfants tous Garçons. L'aîné n'avait que dix ans, et le plus jeune n'en avait que sept. On s'étonnera que le Bûcheron ait eu tant d'enfants en si peu de temps; mais c'est que sa femme allait vite en besogne, et n'en faisaient pas moins de deux à la fois. (Le Petit Poucet).

13. L'Ogre qui se trouvait fort las du long chemin qu'il avait fait inutilement (car les bottes de sept lieues fatiguent fort leur homme), voulut se reposer, et par hasard il alla s'asseoir sur la roche où les petits garçons s'étaient cachés. (Ibid.).

14. Les bottes étaient fort grandes et fort larges; mais comme elles étaient Fées, elles avaient le don de s'agrandir et de s'appetisser selon la jambe de celui qui les chaussait, de sorte qu'elles se trouvèrent aussi justes à ses pieds et à ses jambes que si elles avaient été faites pour lui. (Ibid.).

Et d'abord cette question: les Contes en prose de Perrault sont-ils bien des contes merveilleux? Force est de reconnaître la rareté des énoncés qui font appel à une causalité strictement merveilleuse. Dans les cinq contes retenus, on ne peut guère alléguer que l'énoncé (8) qui nous donne la clé comme «Fée» en motivant ainsi l'impossibilité de la nettoyer. L'effet en est singulier si on veut bien l'examiner avec les yeux d'un Valincour ou d'un Scudéry: la causalité merveilleuse traduit un degré zéro de la motivation en exhibant l'arbitraire du récit; le caractère magique de la clé vaut pour un pur donné narratif qu'il n'est pas nécessaire de motiver autrement et sur lequel il n'y a pas lieu de s'interroger. Ce statut de la proposition «car la clé était Fée» est d'autant plus sensible qu'elle est en total contraste avec le prosaïsme du passage et des efforts de l'héroïne: le «sablon» et le «grais» auraient dû en bonne logique, c'est-à-dire selon toute vraisemblance, venir à bout de la tache de sang: comment se fait-il que le geste demeure inefficace? Il suffit de poser que les lois qui régissent l'univers de l'héroïne et celui de Barbe Bleue ne sont tout simplement pas les mêmes: parce c'est comme ça — et parce que la suite du conte en a besoin (la tache, on s'en souvient, dénoncera dès le retour de l'époux la désobéissance de l'héroïne). Le «parce que» (le «car», la motivation) ne cherche pas même ici à dissimuler le «pourquoi» (la fonction de l'unité narrative) en naturalisant la fiction; il l'exhibe tout au contraire en assurant au code narratif une visibilité paradoxalement inattendue mais âprement souhaitée: parce que vous lisez un conte de fées.

C'est ce paradoxe que les autres énoncés retenus permettent d'approcher: de tels effets ne sont possibles que parce que les contes de Perrault ne sont pas continûment merveilleux et ne s'émancipent jamais totalement des lois de la vraisemblance. On peut montrer que le merveilleux vient s'inscrire au lieu même de la vraisemblance pour la concurrencer, et parfois même pour la dénoncer. Soient les énoncés (13) et (14) issus du Petit Poucet et que séparent quelques lignes à peine dans le texte original:

13. L'Ogre qui se trouvait fort las du long chemin qu'il avait fait inutilement (car les bottes de sept lieues fatiguent fort leur homme), voulut se reposer, et par hasard il alla s'asseoir sur la roche où les petits garçons s'étaient cachés.

14. Les bottes étaient fort grandes et fort larges; mais comme elles étaient Fées, elles avaient le don de s'agrandir et de s'appetisser selon la jambe de celui qui les chaussait, de sorte qu'elles se trouvèrent aussi justes à ses pieds et à ses jambes que si elles avaient été faites pour lui.

Dans l'énoncé (13), il s'agit clairement d'«acheminer» l'épisode ultérieur où le Petit Poucet dérobe à l'Ogre ses bottes de sept lieues: il y faut le «hasard» qui fait l'Ogre s'asseoir précisément «sur la roche où les petits garçons s'étaient cachés», au moment même où il était sur le point de les rattraper. Ce hasard en vaut un autre — il ne vaudra jamais une solide motivation. Mais comment légitimera-t-on le fait que le poursuivant interrompe sa course? Comment différer une capture apparemment inéluctable en permettant de surcroît au Petit Poucet de s'emparer des fameuses bottes? La solution imaginée par Perrault à la faveur d'une parenthèse inattendue se laisse difficilement décrire: il faut ici que le merveilleux se laisse gagner par la vraisemblance, en même temps que l'ogre par le sommeil. Tout se passe comme si les lois de l'univers physique venaient à «rattraper» le personnage doté de l'attribut merveilleux au moment même où il était sur le point d'attraper ses victimes. Autrement dit: la magie rapproche les distances mais n'annule pas la fatigue. La logique de l'énoncé est plus retorse encore: cette fatigue est très exactement proportionnelle aux pouvoirs de l'objet. Il y a là une manière de chiasme où merveilleux et vraisemblable échangent leurs pouvoirs, et la parenthèse s'offre à lire comme ce lieu ironique, ou plus exactement parodique, où la vraisemblance reprend ses droits: la fatigue apparaît comme une conséquence vraisemblable d'un élément irréductiblement merveilleux.

L'énoncé (14) présente la forme symétrique du même procédé: un surcroît de merveilleux vient ici sauver localement la vraisemblance d'un épisode qui n'en avait au reste nul besoin. Perrault eût-il négligé de régler ce détail que le lecteur du conte auquel le conteur feint peut-être ici de prêter un sursaut d'exigence rationnelle, s'en serait finalement fort bien accommodé. Sous couvert de vraisemblabiliser l'épisode, la lettre de l'énoncé ne fait finalement que mettre à profit l'absolue liberté qui est celle du conteur: pourquoi en effet ces bottes n'auraient-elles pas aussi, et par dessus le marché, le pouvoir de s'adapter aux pieds de leur utilisateur? L'attribut magique aura donc autant de fonctions que le conte en nécessite; et symétriquement il n'aura pas, on l'a vu, celles dont le conte réclame l'absence: en termes de dépense physique, sept lieues restent sept lieues, fût-ce pour un ogre.

La plupart des énoncés retenus peuvent s'analyser dans les termes d'une compétition entre les lois de deux univers concurrents. Forme faible de cette concurrence: la simple association, lorsque logique merveilleuse et causalité vraisemblable jouent l'une à côté de l'autre en cumulant leurs effets respectifs. L'énoncé (1), issu de La Belle au Bois dormant, en offre un bon exemple:

1. Elle n'eut pas plutôt pris le fuseau, que comme elle était fort vive, un peu étourdie, et que d'ailleurs l'Arrêt des Fées l'ordonnait ainsi, elle s'en perça la main, et tomba évanouie.

La logique du merveilleux, le fatum des fées, vient s'associer librement à une causalité vraisemblable, éthique en l'occurrence, qu'elle ne surdétermine pas: le merveilleux est ici sans nécessité; il intervient «par ailleurs», à titre de supplément, et vaut comme un simple rappel du code générique qui n'a pas ici l'insistance d'une loi: les deux régimes nous sont donnés à éprouver l'un par l'autre dans le simple jeu de leur succession. Mais il suffit de poursuivre la lecture du conte pour éprouver cette succession dans l'ordre inverse:

2. Le Roi et la Reine, après avoir baisé leur chère enfant sans qu'elle s'éveillât, sortirent du Château, et firent publier des défenses à qui que ce soit d'en approcher. Ces défenses n'étaient pas nécessaires, car il crut dans un quart d'heure tout autour du parc une si grande quantité de grands arbres et de petits, de ronces et d'épines entrelacées […] que bête ni homme n'y aurait pu passer.

La vraie nécessité est ici du côté du merveilleux; l'énoncé la dispense au lieu même de l'autorité politique dont elle annule les effets pour en dénoncer peut-être les insuffisances. De fait, on le sait bien, un jour un prince viendra… La parole réparatrice de la fée, qui fonde la prévisibilité du conte, est finalement la seule douée d'autorité.

Il est des cas souriants où les lois de la vraisemblance s'imposent de façon inattendue à l'univers du merveilleux. Il en va ainsi des bottes du Chat botté. L'attribut constitue certes un élément pittoresque propre au conte animalier, mais à la différence du sac réclamé d'emblée par l'animal, il reste dans le conte de Perrault sans fonction évidente. Pourquoi faut-il qu'il donne son titre à la fable? On voit mal qu'une interprétation allégorique (nous y viendrons) en ait davantage l'usage. On les doit, semble-t-il, à un pur caprice de l'animal à la stratégie duquel ces bottes ne sont pas vraiment nécessaires: elles sont apparemment sans pouvoirs merveilleux et le Roi eût sans elles reçu l'animal qui n'est jamais véritablement un chat à ses yeux. Elles ne sont guère mentionnées qu'au tout début du conte qui nous laisse ensuite imaginer ce chat botté et, bien sûr, tout le plaisir est là. On a cependant à les retrouver, dans l'épisode des métamorphoses de l'ogre:

9. Le Chat fut si effrayé de voir un Lion devant lui, qu'il gagna aussitôt les gouttières, non sans peine et sans péril, à cause de ses bottes qui ne valaient rien pour marcher sur les tuiles.

L'énoncé «rappelle» ici encore les lois de l'univers vraisemblable au détriment du chat qu'il ramène du même coup à sa condition animale: après tout, c'était l'idée du chat. La narration rompt localement avec l'anthropomorphisme qui prévalait jusqu'ici, en se décidant pour une fois et contre toute attente à faire du chat un «vrai» chat. Au reste, ce chat n'est-il pas constamment l'inventeur de fables(celles qu'il destine au Roi forment le fonds même du récit que nous lisons)? Il était juste que le narrateur reprenne un instant l'avantage.

On trouve au tout début du Petit Poucet un cas plus énigmatique auquel M. Soriano a donné une manière de célébrité dans un livre qui s'adosse explicitement à l'interprétation de ce simple énoncé[9]:

12. Il était une fois un Bûcheron et une Bûcheronne qui avaient sept enfants tous Garçons. L'aîné n'avait que dix ans, et le plus jeune n'en avait que sept. On s'étonnera que le Bûcheron ait eu tant d'enfants en si peu de temps; mais c'est que sa femme allait vite en besogne, et n'en faisaient pas moins de deux à la fois.

Tout se passe comme si Perrault avait eu à cœur de vraisemblabiliser le donné narratif en faisant du merveilleux une forme de l'extraordinaire: trois ans de différence sont trente-six mois, que l'on divise par neuf, le résultat étant à multiplier par deux. On attendrait bien sûr le chiffre huit: il en manque un. Ce frère absent est pour Soriano la réplique inconsciente du frère jumeau que Perrault a très tôt perdu, l'entreprise littéraire du conteur relevant alors du «travail du deuil». On pourrait aussi bien dire que Perrault, en laissant l'opération arithmétique inachevée, donne au merveilleux l'occasion de reprendre ses droits: l'énoncé, qui se refuse à arbitrer la concurrence entre le merveilleux proprement dit et l'extraordinaire biologique, se résout lui-même logiquement en énigme.

Le détournement parodique des lois de la vraisemblance classique est ailleurs plus manifeste. Dans La Belle au Bois dormant encore:

3. [Le Prince] marche vers le Château qu'il voyait au bout d'une grande avenue où il entra, et ce qui le surprit un peu, il vit que personne de ses gens ne l'avait pu suivre, parce que les arbres s'étaient rapprochés dès qu'il avait été passé. Il ne laissa pas de continuer son chemin: un Prince jeune et amoureux est toujours vaillant.

L'énoncé souligne, au point de se constituer en maxime, un trait de la vraisemblable éthique propre au romanesque galant; ainsi se trouve motivé un geste que l'on aurait tout aussi bien pu imputer à la logique du merveilleux. En contexte, l'inscription doxale peut apparaître comme parodique: ce prince qu'un vieux paysan a informé présente tous les traits d'un jeune Don Quichotte.

Le jeune Prince, à ce discours, se sentit tout de feu; il crut sans balancer qu'il mettrait fin à une si belle aventure; et poussé par l'amour et par la gloire, il résolut de voir sur-le-champ ce qui en était.

On peut lire dans la détermination du personnage («il crut sans balancer») un aveuglement tout romanesque, et dans la «surprise» consécutive une véritable hésitation: l'énoncé nous donnerait alors ironiquement à choisir entre un topos romanesque et le simple effet de la prédiction initiale. Au vrai, la version des frères Grimm nous l'apprend, ce prince n'avait nul besoin d'être courageux: il a pour lui d'arriver au bon moment, «au bout de cent ans»[10]:

Le jeune prince n'en déclara pas moins [au vieillard]: «Je n'ai pas peur: je veux y aller et voir la belle princesse Fleur-d'Épine!» Le bon vieillard put bien le lui déconseiller tant qu'il voulut, il n'écouta rien et n'entendit rien de ce qu'on lui disait.
Mais en vérité, les cent années se trouvaient justement révolues et le jour était arrivé, que la princesse devait se réveiller.

La maxime dans la «narration enjouée» de Perrault institue un effet de mention, et ménage une sorte de trouée où l'on aperçoit la vraisemblance romanesque pour ce qu'elle est en définitive: un système de valeurs reçues comme vraies par le public en vertu de conventions génériques, ni plus ni moins qu'un code, et un code normalement silencieux comme G. Genette l'a bien montré[11]:

Le récit vraisemblable est un récit dont les actions répondent, comme autant d'applications ou de cas particuliers, à un corps de maximes reçues comme vraies par le public auquel il s'adresse; mais ces maximes, du fait même qu'elles sont admises, restent le plus souvent implicites. Le rapport entre le récit vraisemblable et le système de vraisemblance auquel il s'astreint est donc essentiellement muet: les conventions de genre fonctionnent comme un système de formes et de contraintes naturelles, auxquelles le récit obéit comme sans les percevoir, et a fortiori sans les nommer.

Le rapport ici n'est plus muet: en venant parasiter le code de la féerie, il s'avère particulièrement bruyant. Ou, pour varier les plaisirs: l'énoncé de Perrault (sa diction) vient s'inscrire au point (de friction) où deux codes se dénoncent réciproquement (comme fiction).

On empruntera à La Belle au Bois dormant un dernier énoncé qui met en œuvre un semblable phénomène de mention:

4. Ses discours furent mal rangés; ils en plurent davantage; peu d'éloquence, beaucoup d'amour. Il était plus embarrassé qu'elle, et l'on ne doit pas s'en étonner; elle avait eu le temps de songer à ce qu'elle aurait à lui dire, car il y a apparence (l'Histoire n'en dit pourtant rien) que la bonne Fée, pendant un si long sommeil, lui avait procuré le plaisir des songes agréables.

La maxime aurait pu demeurer silencieuse et le syllogisme implicite: l'asyndète des deux premières propositions eût suffi à former un enthymème. Mais la sentence n'est pas seulement destinée à introduire au sein de la fable un trait de la vraisemblance éthique dans sa version galante: elle vient conditionner notre lecture de la proposition suivante. Qu'est-ce qui fait qu'«il était plus embarrassé qu'elle»? On attendrait une nouvelle maxime, un topos également galant sur la timidité masculine; c'est cette attente qui est déjouée par le rappel du ressort merveilleux, réactualisation d'autant plus malicieuse qu'elle se donne comme pure spéculation. La parenthèse vient introduire du jeu: le conteur n'est pas l'auteur de la fable qu'il rapporte; il en est d'abord un lecteur, et il peut bien s'autoriser ici du protocole allégorique dans une libre spéculation sur la valeur de ce sommeil. Il faut en croire la fiction autorisée par l'Épître liminaire de ces Contes en prose: le narrateur a hérité de ces fables qu'il transmet à son tour. Cette même parenthèse dit aussi non pas tant la loi du genre que le principe de la «narration enjouée» selon Perrault: la liberté que le conteur s'accorde, en regard des exigences classiques du récit, tient tout entière dans la spéculation sur la motivation des unités narratives.

La «narration enjouée» tend ainsi à rendre les énoncés instables, d'autant mieux qu'elle peut toujours prétendre à favoriser un possible décodage allégorique: la loi du genre ne veut-elle pas qu'à tout moment le merveilleux soit susceptible d'une«réduction» herméneutique qui fasse verser tel ou tel énoncé dans l'univers régi par les lois de la vraisemblance? Mais s'ils ne sont pas continûment merveilleux, les Contes de Perrault sont-ils bien ultimement allégoriques, comme la présence de moralités finales (en vers) voudrait nous le faire accroire?

Il vaut la peine de s'attarder un peu sur la clausule de Riquet à la Houppe qui vient exemplifier, en amont de la moralité et donc par exception, cette ouverture du texte à l'interprétation allégorique:

11. La Princesse n'eut pas plus tôt prononcé ces paroles, que Riquet à la houppe parut à ses yeux l'homme du monde le plus beau, le mieux fait et le plus aimable qu'elle eût jamais vu. Quelques-uns assurent que ce ne furent point les charmes de la Fée qui opérèrent, mais que l'amour fit seul cette métamorphose. Ils disent que la Princesse ayant fait réflexion sur la persévérance de son Amant, sur sa discrétion, et sur toutes les bonnes qualités de son âme et de son esprit, ne vit plus la difformité de son corps, ni la laideur de son visage, que sa bosse ne lui sembla plus que le bon air d'un homme qui fait le gros dos, et qu'au lieu que jusqu'alors elle l'avait vu boiter effroyablement, elle ne lui trouva plus qu'un certain air penché qui la charmait […]. Quoiqu'il en soit, la Princesse lui promit sur le champ de l'épouser […].
Moralité: […] Tout est beau dans ce que l'on aime, / Tout ce qu'on aime a de l'esprit.

La fin du passage met en évidence le mouvement de traduction qui informe la lecture du conte: le ressort merveilleux est traduit dans les termes de la rhétorique galante (il n'était pas question de fées mais des pouvoirs de l'amour). Mais la narration ne perd pas pour autant ses droits: comment comprendre que le narrateur délègue à «quelques-uns» cette interprétation du conte, qu'il anticipe ici sur la moralité en faisant du moment herméneutique un élément du récit, qu'il congédie aussitôt cette lecture sans s'en montrer un instant solidaire? Le principal effet de cette délégation de parole tient d'abord dans une sorte de «mise en abyme»: la traduction allégorique intervient au moment même où l'héroïne s'adonne elle-même à une manière de conversion (la claudication de Riquet n'est qu'un air penché, les pouvoirs de la fée sont ceux de l'amour); les deux mouvements sont cependant antithétiques: l'héroïne magnifie les défauts de Riquet, l'interprétation allégorique destitue le merveilleux du conte. Mais il faut réexaminer ensuite l'ensemble du récit, pour reconnaître que Riquet a en réalité perdu son pari: au terme du délai d'un an qu'il lui avait consenti, la princesse à laquelle il avait donné de l'esprit ne conclut pas à la supériorité de l'esprit sur les disgrâces physiques; elle ne consent à l'épouser que lorsque Riquet se résout à lui révéler ce qu'il avait tu lors de leur première rencontre, la seconde prédiction de la fée et le don reçu en partage par la jeune fille (si elle l'aime, il aura toutes les grâces). Loin donc d'accréditer la leçon optimiste de la moralité, le détail de la narration ouvre le conte à une «morale» sans illusion. La narration parle au rebours de la moralité explicite: la métamorphose n'est pas dictée par l'amour mais bien par le seul intérêt, la chose du monde la mieux partagée.

Un conte au moins fait de cette concurrence entre différents ordres de causalité son thème propre. Quelle est donc la couleur de la barbe de Barbe Bleue?

7. Ce n'était que promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses et festins, que collations: on ne dormait point, et on passait toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres; enfin tout alla si bien, que la Cadette commença à trouver que le Maître du logis n'avait plus la barbe si bleue, et que c'était un fort honnête homme.

On a ici affaire à une dégradation du merveilleux: l'absence de majuscule destitue l'attribut de son caractère merveilleux, et la visée est clairement satirique. La motivation économique de l'héroïne vient recouvrir le ressort même du conte qui bascule alors dans une sorte de roman bourgeois dont le voile allégorique se fait absolument transparent: nous lisons le récit d'une mésalliance.

Le statut de la couleur n'est cependant pas si clair. Relisons le début du conte:

5. Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la Ville et à la Campagne, de la vaisselle d'or et d'argent, des meubles en broderie, et des carrosses tout dorés; mais par malheur cet homme avait la Barbe bleue: cela le rendait si laid et si terrible, qu'il n'était ni femme ni fille qui ne s'enfuit de devant lui.

La couleur, à ce stade du récit, vaut comme pure dénotation; on est tout proche ici de l'insolite: en l'absence de toute précision causale, on peut hésiter entre une explication merveilleuse ou surnaturelle et une explication plus rationnelle (il pourrait encore s'agir d'une façon de parler: cette barbe pourrait avoir seulement des reflets bleutés). On n'hésitera guère cependant: le caractère insolite du détail tend plutôt à favoriser une interprétation allégorique, d'autant que l'énoncé se donne de faux airs d'enthymème. La richesse se trouve désignée comme condition nécessaire mais non suffisante du succès amoureux. Faut-il conclure que si la mine de l'homme eût été passable, il se fût assuré les plus beaux partis? Que manque-t-il à cet homme hyperboliquement riche pour séduire femmes et jeunes filles? De la naissance, sans aucun doute. On accepte donc de voir la couleur se dégrader ensuite aux yeux de la seule héroïne (cette barbe n'était pas bleue).

Mais entre temps, la narration aura fait place à une autre logique:

6. Elles n'en voulaient point toutes deux, et se le renvoyaient l'une à l'autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût la barbe bleue. Ce qui les dégoûtait encore, c'est qu'il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu'on ne savait ce que ces femmes étaient devenues.

Il faut s'arrêter sur ce «encore» où s'amorce un jeu de relais: la couleur de la barbe garde la valeur ambivalente qui était la sienne à l'incipit (cette barbe a-t-elle quelque chose de bleue ou vaut-elle allégoriquement pour le manque de naissance?). Ce que ce détail peut avoir d'insolite ne nous a jamais été clairement dit, d'inquiétant encore moins. La couleur est un pur signe (symbole) et non l'effet d'une cause qu'il faudrait déterminer; ce signe a des effets mais il n'est pas lui-même un effet (un indice). La suite de l'énoncé donne de l'attitude première des jeunes filles une autre explication, mais ce mobile rationnel s'ajoute au signe que constitue la couleur de la barbe sans se combiner avec lui. Il n'y a pas de lien explicite entre ce passé conjugal et la couleur de la barbe: le détail reste irréductiblement insolite; sa spectaculaire dégradation dans l'épisode suivant (7) achève de nous convaincre qu'il est un symbole plutôt qu'un indice.

L' étrangeté fait cependant retour, on le sait, dans la suite du texte (8) qui vient réveiller la dimension indicielle du symbole: avec le sang sur la clé, la couleur résiste au lavage. Le merveilleux ici ne se laisse plus dégrader, et n'était la possibilité d'une lecture allégorique que la fin du texte encourage, le conte aurait basculé dans l'horreur. Mais dans l'hésitation longtemps maintenue sur la valeur du signe et qui n'est définitivement levée que dans un protocole allégorique, la narration s'est trouvée bien près de verser dans autre régime textuel, et dans un autre genre: celui qui, moins d'un siècle plus tard, devait s'appeler le fantastique.

On a laissé jusqu'ici de côté l'énoncé (10), en ce qu'il est exemplaire non pas tant de cette concurrence entre vraisemblance et merveilleux que des dysfonctionnements plus classiques de la motivation régressive en régime vraisemblable. Ce nouvel extrait du Chat botté vaudra donc comme étalon, en vertu duquel on pourra peut-être mieux apprécier la spécificité qui est celle des autres énoncés de la série.

10. Le Marquis donna la main à la jeune Princesse, et suivant le Roi qui montait le premier, ils entrèrent dans une grande Salle où ils trouvèrent une magnifique collation que l'ogre avait fait préparer pour ses amis qui le devaient venir voir ce jour-là, mais qui n'avaient pas osé entrer, sachant que le Roi y était.

Parvenu à ce qui forme l'issue du conte en même temps que de la stratégie du chat, Perrault a eu visiblement à arbitrer entre plusieurs «nécessités»: pour accréditer définitivement la fable dont le chat est l'auteur, il fallait que le pseudo marquis puisse se montrer grand seigneur en faisant les honneurs du lieu, et une collation serait du meilleur effet à condition motiver la présence de cette table toute dressée; nulle fée ici pour mettre la main à la pâte. Comme rien n'a été prévu en amont de la scène, il reste à suppléer dans une sorte de paralipse ce déficit de motivation, et on ne peut le faire que de la façon la plus voyante, en faisant état d'une coïncidence temporelle: la table était dressée pour des amis. Des amis bien gênants, dont il faut aussitôt se débarrasser pour garantir l'harmonie des agapes: le carrosse royal laissé à la porte suffira à dissuader ces fâcheux d'entrer. Cette tardive motivation s'avère finalement bien coûteuse: ces ogres connaissent donc le roi, lequel ignore visiblement tout de ces contrées? Il y a plus grave: de quelle nature est donc le festin d'abord destiné aux «amis» d'un ogre? S'ils sont eux-mêmes des ogres, nul doute que la collation sera copieuse…

La «narration enjouée» met ainsi systématiquement à profit la liberté, proprement extraordinaire dans le contexte classique, que confère un protocole de lecture dans lequel ne prévaut pas l'adhésion du lecteur à la fiction, laquelle définit l'économie classique de la fable. Les Contes en prose de Perrault réfléchissent ou déjouent les principes de cette vraisemblance, en mettant en concurrence plusieurs régimes de motivation pour une même unité narrative. La diction du conte relève bien pour partie de la parodie, comme l'a suggéré J.-P. Sermain[12], d'une «parodie qui n'aurait pas le statut second de commentaire» dans la mesure où «c'est sur l'énoncé narratif tout entier que se joue le conflit de deux types opposés de réception»; mais cette énonciation parodique dénoncerait moins peut-être «une consommation populaire et enfantine de la féerie» que le code classique de la fiction. Les Contes de Perrault sont donc à classer aux côtés de Don Quichotte: avec ces textes qui nous demandent d'être (au moins) deux lecteurs à la fois.



Marc Escola


Pages de l'Atelier associées: Conte, Vraisemblance, Etrange, merveilleux, fantastique.



[1] Seul ou à peu près parmi les théoriciens de la fiction, Chapelain a su développer dès les années 1620 la pensée aristotélicienne du thaumaston comme «effet de surprise». G. Forestier a montré les liens que cette conception de la surprise entretient avec l'«invraisemblance vraisemblable» cornélien et avec le débat sur le sublime, dans:«Le merveilleux sans merveilleux, ou du sublime au théâtre», XVIIe Siècle, 182, janv.-mars 1994, p. 95-103 (Actes du Colloque Les Voies de la création littéraire, 25-26 mars 1993, organisé par le Cercle 17 de l'Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris III).

[2] Symbolisme et interprétation, Paris, Le Seuil, coll. «Poétique», 1978, p. 28-29 notamment.

[3] Opuscules critiques, A.C. Hunter éd., Paris, Droz, 1936, p. 89.

[4] Ibid., p. 76. On peut voir dans la première Préface de La Pucelle (éd. cit., p. 273) comment Chapelain entendait cette subordination de la la vraisemblance à l'intention allégorique.

[5] Les Enchantements de l'éloquence, Épître dédicatoire à Madame la duchesse d'Épernon, [in:] Perrault, Contes, G. Rouger éd., Paris, Classiques Garnier, 1967, p. 239.

[6] Préface des Contes en vers, éd. M. Soriano des Contes, Paris, GF-Flammarion, 1991, p. 185-187.

[7] «Les enchantements de l'éloquence: Les Fées de Charles Perrault ou De la littérature», [in:] Le Statut de la littérature. Mélanges P. Bénichou, Droz, 1982, p. 159-186; repris sous le titre de «Les Contes de Perrault ou l'éducation de la douceur» dans La Diplomatie de l'esprit, Paris, Hermann, coll.«Savoir: Lettres», 1994, p. 441 à 478.

[8] Éd. Ch.-É. Boudhors, Paris, Soc. d'Éd. «Les Belles Lettres», 1960, p. 10-12.

[9] M. Soriano, Les Contes de Perrault. Culture savante et traditions populaires, Paris, Gallimard, 1968; rééd. coll. «Tel», 1977, voir notamment la Quatrième partie.

[10] Jacob et Wilhelm Grimm, Les Contes. Kinder — und Hausmärchen, trad. A. Guerne, Paris, Flammarion, 1967, t. I, p. 286.

[11] G. Genette, «Vraisemblance et motivation», Figures II, Le Seuil, 1969, rééd. coll. «Points», p. 76.

[12] «La parodie dans les contes de fées (1693-1713): une loi du genre?», [in:] Actes de Bangg: Burlesques et formes parodiques, I. Landy-Houillon et M. Menard éds., PFSCL, Biblio-17, vol. 33, 1987, p. 541-552.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 19 Septembre 2014 à 9h30.