Atelier




Les animaux des Fables sont-ils des personnages? L'effet-personnage dans le commentaire, par Arnaud Welfringer.

Séminaire "Anachronies - textes anciens et théories modernes" '2011-2012.
Séance 5 (3 février 2012): la notion de personnage.

Lire l'introduction générale de la séance, par Arnaud Welfringer et Judith Rohman.




Les animaux des Fables sont-ils des personnages?
L'effet-personnage dans le commentaire.


On le sait, les travaux de Hans Robert Jauss, de Wolfgang Iser et d'Umberto Eco[1] ont opéré un changement de paradigme dans la théorie littéraire, en affirmant replacer le lecteur au centre de l'étude de la littérature. La plupart des questions traditionnelles de la théorie littéraire se sont vues ainsi reposées à nouveaux frais; ainsi celle du personnage, dont s'est occupée tout particulièrement Vincent Jouve dans L'Effet-personnage dans le roman[2], qui entendait montrer le rôle actif du lecteur dans la construction du personnage, et, plus précisément, la façon (ou les façons) dont les romans produisent auprès de leur lecteur un «effet-personnage»: le personnage n'est ainsi plus tout à fait une donnée du texte, mais le produit d'une coopération réglée entre le texte et le lecteur.

Je voudrais réexaminer ici les propositions de Vincent Jouve sur cet «effet-personnage» que produiraient les textes sur leurs lecteurs, et, plus largement, poser la question suivante: les «théories de la réception» théorisent-elles la réception? Je procèderai en opérant un double déplacement. D'une part, je m'intéresserai, plutôt qu'à la description idéale des opérations accomplies par le «lecteur modèle» volontiers convoquée par les théoriciens de la réception, à l'étude d'un certain type de lecture, qui a l'avantage (si c'en est un) d'être attesté ou réel, bien que non superposable à l'ensemble des lectures dites «ordinaires»: je veux parler du commentaire critique[3]. D'autre part, je choisirai un exemple tout à fait extérieur au corpus retenu par Vincent Jouve pour sa description de «l'effet-personnage», non pas un roman, mais un genre, et une œuvre, que Jouve exclut résolument de son corpus: l'apologue, et les Fables de La Fontaine.

Cette exclusion repose sur la proposition suivante: l'apologue est une fiction dépourvue de tout personnage; ou, plus exactement, il ne saurait produire sur son lecteur d'effet-personnage. C'est du moins ce que l'on est invité à déduire d'une remarque de Vincent Jouve, où le théoricien de la réception justifiait de son choix d'un corpus d'abord romanesque pour étudier «l'effet-personnage»:

Le personnage de roman se caractérise en effet par son appartenance à un écrit en prose […] assez long (ce qui lui donne une «épaisseur» que ne peuvent avoir les acteurs de textes plus courts comme le poème ou la fable), et axé sur une représentation de la «psychologie» (à l'inverse, donc, de récits plus «événementiels» comme le conte ou la nouvelle).[4]

C'est du fait de la (seule) brièveté, qui serait inhérente au genre de l'apologue, que ses «acteurs» (pour reprendre le terme neutre ici employé par Vincent Jouve) ne peuvent avoir l'«épaisseur» qui leur donnerait la qualité, si c'en est une, de personnage. La fable et par exemple les Fables de La Fontaine, offrent ainsi le cas-limite d'un genre et d'une œuvre également fictionnels mais qui excluent en droit la production de tout «effet-personne» sur le lecteur.


Les «acteurs» de la fable: la poétique classique de l'apologue


Encore faut-il ramener à son principe exact cette éventuelle impossibilité du genre de l'apologue à produire un «effet-personne» ou un «effet-personnage». Les poéticiens de l'âge classique sont assez nets sur ce point, au moment d'évoquer ce qu'ils nomment plus souvent les «acteurs» de la fable que les «personnages» - je reprendrai donc à mon compte cette dénomination qui ne préjuge pas du statut de l'objet.

Si «les acteurs» d'une fable ont bien du mal à exister comme personnages, c'est parce qu'ils ne sont que des figures, et à ce titre ne sont destinés qu'à être les support d'un déchiffrement sans reste dans la moralité. Le lecteur bénévole sait, avant même que soit formulée quelque moralité, que les «acteurs» d'une fable n'ont aucune littéralité – et la parole animale est l'invraisemblance qui signale ce caractère strictement figural.

C'est en vertu de cette finalité didactique que la fable doit être brève: une longueur excessive du récit ferait oublier la leçon, et risquerait de multiplier les éléments narratifs ou descriptifs résiduels, inutiles à la formulation de la moralité, et qui à ce titre entraveraient la bonne lisibilité allégorique de la fable. La poétique de la fable est ainsi soumise à de très strictes exigences, que formule nettement un théoricien du genre au début du XVIIIe siècle, Antoine Houdar de La Motte:

Le choix de l'image sous laquelle on veut cacher la vérité, exige plusieurs conditions. Elle doit être juste, c'est-à-dire, signifier sans équivoque ce qu'on a dessein de faire entendre. Elle doit être une, c'est-à-dire, que tout doit concourir à une fin principale, dont on sente que tout le reste n'est que l'accessoire. […] Ces conditions sont prises de la nature même de notre esprit, qui ne saurait souffrir qu'on l'embarrasse, qu'on l'égare, ni qu'on le trompe […][5]

C'est en vertu de ce strict fonctionnalisme – «tout doit concourir à une fin principale», i.e. la signification allégorique – que l'on peut considérer, dans les termes de Jouve, que le manque d'épaisseur de l'acteur n'est nullement un défaut, mais garantit la lisibilité allégorique du texte.

Aussi les poéticiens du genre signalent que, dans la caractérisation des «acteurs», les fabulistes doivent s'en tenir uniquement à ce qui est nécessaire au récit pour que celui-ci se laisse aisément déchiffrer allégoriquement et sans reste. Il en va ainsi des descriptions des «acteurs» selon La Motte:

Il ne faut pas manquer d'en répandre dans les fables, autant que le sujet en peut souffrir, sans pourtant se laisser entrainer au plaisir de décrire, de façon que la description devienne un écart.[6]

Qu'en est-il des notations descriptives humaines attribuées aux animaux, particulièrement fréquentes chez La Fontaine? Si La Motte y voit le «moyen de nous mieux représenter en eux»[7], il ne s'agit pas d'une manière de donner par là de l' «épaisseur» aux «acteurs», mais bien de signaler continument au lecteur, au sein même du récit, le statut strictement figural du récit. On s'en convaincra en observant que La Motte et Batteux font également de cette manière de «transporter aux animaux des dénominations et des qualités qui ne se donnent qu'aux humains» l'une des principales «sources du riant» dans la fable, voire, selon Batteux, du «grotesque»; c'est-à-dire que ce type de notation constitue à leurs yeux une impropriété délibérée et destinée à être reçue comme telle et à produire un effet de dissonance, susceptible de charmer le lecteur. Cette discordance attire l'attention sur le style du fabuliste et la matière du texte, plutôt qu'il ne donne une «épaisseur» humaine au personnel animal.

L'intérêt que le lecteur a, ou doit avoir, pour le personnage de fable est ainsi très mince; ce qu'exprime d'une autre manière Lessing en différenciant l'apologue de l'épopée et du drame en ces termes:

Dans [l'épopée et le drame], l'action doit avoir, outre la fin que le poète se propose, une fin qui lui appartienne en propre. L'action de la fable n'a pas besoin de cette fin intrinsèque: elle est suffisamment parfaite quand le poète, grâce à elle, atteint son but. […] dès qu'il y est parvenu, peu lui importe que l'action qu'il a inventée ait atteint ou non sa fin intrinsèque. Il laisse souvent ses personnages à mi-chemin et ne pense pas le moins du monde à satisfaire notre curiosité à leur égard[8].

Lessing prend alors l'exemple du «la Mort et le Bûcheron» (Fables, I, 16). Pour mémoire, cette fable entend montrer que les hommes préfèrent «plutôt souffrir que mourir», et illustre cette leçon en mettant en scène un homme qui déplore son sort et appelle la mort à son secours; celle-ci arrivée devant lui et lui demandant ce qu'il veut, l'homme lui répond: «C'est afin de m'aider / A recharger ce bois; tu ne tarderas guère».

Pour décider cette question [si l'action a atteint sa fin intrinsèque], il suffit de transporter en pensée cette histoire sur une scène de théâtre: on verra aussitôt qu'elle s'interrompt sur un trait d'esprit ingénieux mais qu'elle n'est pas terminée. Le spectateur n'est pas content […]. Le fabuliste a atteint son but avec bonheur, et le lecteur est satisfait. Mais l'histoire a-t-elle également atteint son but? Que devient le vieillard? La mort l'emporta-t-elle ou le laissa-t-elle vivre? Le fabuliste ne se met pas en peine de toutes ces questions, mais le poète dramatique doit les prévenir. On pourrait donner cent exemples montrant que nous sommes infiniment moins exigeants pour l'action d'une fable que pour celle d'un drame.[9]

Ainsi, conformément à ce qu'affirme Vincent Jouve, la catégorie de personnage semble n'avoir en droit aucune pertinence pour le genre de la fable.

Or l'insistance des poéticiens classiques à rappeler aux lecteurs les règles du jeu du genre suppose que, de facto, la fable est exposée – et peut-être s'expose d'elle-même – à d'autres types de lectures, tout particulièrement en ce qui concerne le statut de ses «acteurs». On notera ainsi que la remarque de Lessing au sujet de l'inutilité d'une fin intrinsèque dans l'apologue suppose bien que le lecteur puisse avoir de la «curiosité à l['] égard» des personnages d'une fable, voire s'interroger sur leur devenir après la fin du récit, et spéculer sur ce qui leur arrive – ce qui suppose une certaine illusion d'autonomie, et partant une certaine «épaisseur», accordées au personnage par certains lecteurs. Au reste, quant à la distinction entre fin intrinsèque (la fin de l'action, inutile à la fable) et fin extrinsèque (la moralité), Lessing en vient toutefois à affirmer dans la suite de son raisonnement que «ce n'en sera que mieux»[10] si fin intrinsèque et fin extrinsèque coïncident. C'est que, précisément, cela empêchera le lecteur de nourrir de la curiosité devant ce qui pourrait lui sembler un blanc du récit et le laisser insatisfait – à tort, et en vertu d'une erreur d'identification du genre: un tel lecteur lirait sans doute l'apologue comme une épopée, un drame ou un roman. Mais la précaution de Lessing indique assez que la chose est possible et attestée, et qu'il vaut mieux que le fabuliste prenne les devants du lecteur et lui laisse le moins de possibilité de lire un texte d'un autre genre, et de négliger l'instruction morale.


De la figure au personnage


De fait, il se trouve que la critique moderne consacrée aux Fables ne semble guère éprouver de scrupules à donner aux «acteurs» des Fables, non le statut de figures, mais bien celui d'authentiques personnages, et à nourrir de la «curiosité» et de «l'intérêt» pour ces «acteurs». La chose peut surprendre: par quelles opérations faire de ce qui n'est que figures des personnages? Je tenterai de répondre à cette question à partir de quelques cas d'interprètes autorisés des Fables, afin de vous convaincre que la chose ne relève pas exactement de la tératologie critique, mais est somme toute fort fréquente. Une précision liminaire: mon propos n'est pas ici d'évaluer les lectures critiques que j'évoquerais; il ne s'agira pour moi, en une démarche non pas herméneutique mais poéticienne (de poétique de la critique), que de simplement décrire quelques-unes des opérations qu'accomplissent les critiques pour faire des personnages à partir des «acteurs» des Fables[11].


Compléments

Le moyen le plus évident de faire des «acteurs» des Fables d'authentiques personnages, c'est de faire disparaître le principal obstacle correctement identifié par Jouve, à savoir la brièveté même de la fable qui met en scène tel «acteur». Autrement dit, de faire passer la fable à de plus vastes dimensions, susceptible de fournir les éléments nécessaires pour que les personnages aient quelque «épaisseur».

Ce que le critique peut faire lui-même à partir d'une fable isolée, pour peu qu'il soit un peu imaginatif et prolonge les quelques caractérisations délivrés par le fabuliste. Je partirai d'un premier exemple, une interprétation assez brève des «Animaux malades de la peste», proposée par Marc Fumaroli.

La vraie morale, silencieuse, n'est pas à déduire du sort injuste de l'âne. […] Le sens caché de la fable est ailleurs. Il ne se révèle que dans le rapprochement, souvent textuel, avec la tragédie sophocléenne de Corneille [Œdipe]. La peste […] a pour origine, dans les deux poèmes, la tyrannie du roi, dont elle explicite les effets pathogènes sur la Cité. Le roi-Lion de La Fontaine, comme l'Œdipe de Corneille à l'acte V, sait fort bien la vérité […] Mais son «nos» de majesté élude d'avance toute responsabilité personnelle, et l'infortune, pour qualifier la peste, minimise férocement l'épidémie. Le conseil que le roi a réuni […] est justement là pour enterrer cette responsabilité. […] Ce sacrifice [de l'âne] n'est là que pour tenir lieu du sacrifice que le roi-Lion est bien décidé à ne pas s'imposer. La vraie morale n'est donc pas la sentence finale, elle est dans cette dénégation implacable du roi, qui a pour conséquence implicite le prolongement indéfini de la peste dans le royaume.[12]

Marc Fumaroli, après avoir écarté le déchiffrement allégorique proposé par la moralité finale, entame un travail de comblement de ce qu'il constitue alors dans le même temps comme des «blancs» du récit – mais qui ne le sont qu'à lire la fable comme une authentique fiction, et non comme une figure. Il complète d'abord le récit en amont, en proposant une continuation analeptique quant aux origines du fléau et à la responsabilité du Lion dans celui-ci – l'animal se trouve ainsi doté d'un passé. Le critique spécule ensuite sur les intentions cachées et le savoir réel du Lion (au passage, on hésite sur le sens à attribué au mot «dénégation»: sens argumentatif ou sens psychanalytique?), et finit son commentaire par une continuation proleptique portant sur les suites de la peste: le Lion et l'ensemble des animaux se voient implicitement dotés d'un avenir – ou, en l'occurrence, d'une absence d'avenir. On le voit, par toutes ces opérations, le Lion se trouve plus particulièrement doté ici d'une épaisseur de personnage.

La lecture de Marc Fumaroli est loin d'être isolée: pour s'en tenir à cette fable, la plupart des commentateurs démontrent également la culpabilité du Lion en spéculant semblablement sur les origines et les suites de la peste et en ajoutant des motivations à la conduite du Lion et à chaque étape de son argumentation, motivations qui confèrent au personnage une plus grande «épaisseur» psychologique. Les commentateurs manifestent ainsi précisément la «curiosité» quant la fin intrinsèque de l'action que condamnait Lessing.

Mais ces opérations sont assez timides et restent limitées. Tournons-nous donc vers une manière de faire des personnages à partir des «acteurs» des Fables qui soit plus courageuse que ces petites interventions locales sur une fable isolée.


Contamination

Pour faire des «acteurs» d'une fable des personnages, comment allonger une fable sans inventer de toutes pièces de nouveaux épisodes? Tout simplement en se servant là où se trouvent déjà des épisodes tout faits et prêts à l'emploi: dans d'autres fables de La Fontaine qui mettent en scène le même «acteur»; et en se contentant de mettre bout à bout ou de superposer différentes fables.

C'est une opération que j'appellerai contamination, qu'accomplit par exemple Olivier Leplatre dans un article intitulé «Écrire avec les pattes: les lignes d'erres du lièvre», publié tout récemment dans un volume dirigé par Christine Noille aux Presses Universitaires de Rennes et destiné aux agrégatifs, qui cette année ont l'immense chance d'avoir La Fontaine au programme[13]. Dans cet article, Olivier Leplatre étudie toutes les fables qui mettent en scène un lièvre, en postulant à chaque fois qu'il s'agit d'un seul et même individu. Olivier Leplatre fait ainsi des différentes «fables de lièvre» les «fables du lièvre».

La chose ne va toutefois pas sans difficulté apparentes, puisque les différentes figures de lièvres qui apparaissent dans les Fables sont loin d'être caractérisées de façon identique par le fabuliste, comme ne manque pas de le constater Leplatre :

Pour «Le Lièvres et les Grenouilles», La Fontaine le conçoit sous l'emprise de la peur […].[14]
Mais à cette bête rentrée, La Fontaine oppose d'autres avatars. Tous les lièvres d'abord ne partagent pas la même paranoïa. Certains évaluent toujours avec méfiance (v. 10) mais avec plus de lucidité l'hostilité et la folie du monde. Face au lion, le lièvre animal craintif des «Oreilles du Lièvre», prend la mesure du délire de persécution qui aliène le pouvoir […].[15]
La faculté d'anticipation de ce lièvre et sa compétence à déchiffrer les signes d'un pouvoir qui dévoie le langage le distingue du lièvre défié par la tortue (VI, 10). Celui-là ne voit rien venir et ne sait pas ce qu'il dit […].[16]
«Le Jardinier et son seigneur» (IV, 4) ajoute d'autres perceptions qui enrichissent la personnalité fabulique du lièvre.[17]

On le voit toutefois avec cette dernière phrase: ces différences, qui pourraient empêcher l'unification des différentes figures de lièvres, sont réévaluées comme une qualité positive: «[le lièvre] est pluriel», écrit Olivier Leplatre. L'incohérence est devenue de la complexité. Or, qui dit complexité dit psychologie[18]; et qui dit psychologie dit personnage.

On s'en doute, comme pour le travail de complément, ces opérations s'accompagnent d'une indifférence pour la dimension allégorique et didactique de ces récits. On ne s'étonnera du coup pas trop de la remarque suivante:

Ces différentes sorties du lièvre sur la scène aux «cent actes divers» opacifie le jugement moral. La fable est incapable, comme les maîtres d'école, de distribuer bons et mauvais points. Son discernement qui cherche à atteindre les raffinements des êtres et des situations est précisément un obstacle indépassable aux certitudes […][19]

Le critique attribue à «la fable», comme s'il s'agissait d'une donnée du texte, une incapacité à formuler une leçon morale claire; mais peut-être n'y a-t-il pas trop à s'étonner de ce que différentes fables, séparées, se laissent assez mal subsumer sous un seul jugement moral.


La Fontaine romancier du dix-neuvième siècle

Du fait de cette dernière opération par laquelle la finalité didactique du récit disparaît, le genre vers lequel tend le texte qu'affabule et amplifie ainsi le critique, ce n'est pas, par exemple, le traité de philosophie morale ou politique, où les moralités fournirait les propositions et les récits les exemples; mais, bien évidemment, le roman. Cette transformation générique achève la transformation des «acteurs» de l'apologue en d'authentiques personnages. Ainsi chez Olivier Leplatre:

Des échos se perçoivent, des pistes s'esquissent; le lecteur part, avec ces traces mordant sur les lisières de chaque fable, à la chasse d'un sens qui court toujours au-delà et dans de nombreuses directions. On sent qu'une histoire se raconte, éclatée, dispersée; que les fables sont des mondes clos et des modèles réduits autant que des fragments ou des pièces détachées d'un plus vaste ensemble, un grand roman peut-être non advenu, non achevé. Cette intuition, appuyée sur les homologies et les résonnances qui se signalent partout, dégage une aventure du lièvre. Elle est indécise et indéterminée – tel est son charme absolu et l'on s'égarerait à en relier les fils – mais elle est bien là, souterraine et cependant affleurante.

Donner aux Fables le statut de fragments faisant signe vers un «plus vaste ensemble», c'est légitimer l'écriture seconde du critique et lui donner un rôle: celui, ici, de faire advenir et de mettre la dernière main à ce «grand roman» inachevé. Mais ce «grand roman» ressemble moins aux longs romans baroques qu'affectionnait La Fontaine et ses contemporains qu'aux longs romans réalistes du XIXe siècle. «L'aventure du lièvre» telle que la décrit Olivier Leplatre a en effet quelque chose d'un sombre roman psychologique de Dostoïevski, mettant en scène un personnage marginal, incompris et proche de la psychose, entre Le Double et L'idiot; c'est du moins l'hypothèse qu'on peut faire sur ce «grand roman» que recèlent les Fables à partir du résumé qu'en donne Olivier Leplatre:

Cette histoire touche à la folie, à l'errance puisque l'animal est partout chassé, elle parle de course à la vie et à la mort; elle est nouée de peurs et même de fantasmes, soutenus par les étranges ressemblances du bestiaire où l'animal semble dire qu'il a affaire en lui à l'altérité, pour le lièvre sous les traits de la grenouille ou de la tortue voire du grillon, ses mêmes et ses autres.

Mais c'est plutôt un autre roman du XIXe siècle que privilégient les critiques qui travaillent à faire des animaux des personnages. Marc Fumaroli, dans les notes de son édition savante des Fables, écrit au sujet d'une fable intitulée «Le Loup et les Bergers» (X, 5)

Cette fable est un carrefour de fables: elle ne se borne pas à apporter une touche décisive à la saga du loup, du berger et de l'agneau, véritable microcosme narratif à l'intérieur du grand monde des Fables: elle est le lieu d'un «retour des personnages» caractéristique du second recueil. Dans l'acte de contrition du loup, sont explicitement évoqués Le Loup, la mère et l'enfant (IV, 16) aux vers 14-15, L'Âne et le Chien (VIII, 17) au vers 16 et, déjà cité, Le Berger et son troupeau (IX, 19) au v. 17. Le loup apparaît ainsi comme un seul et même personnage, saisi dans diverses situations et sous divers éclairages.[20]

Marc Fumaroli reprend cette analogie à plusieurs reprises[21], qui fait de La Fontaine une manière de «précurseur» de Balzac; à moins qu'il n'ait plagié par anticipation un procédé dont Balzac considérait avec fierté qu'il était l'inventeur original - peut-être à tort, du coup. Le critique procède ainsi à l'unification des différents loups jusqu'ici rencontrés, qui étaient en fait toujours le même loup: comme Olivier Leplatre avec les fables de lièvres, Fumaroli fait des fables de Loup les fables du Loup. L'analogie avec le procédé balzacien du «retour des personnages»tend à attribuer au Loup de La Fontaine, comme à Rastignac ou à Bianchon dans La Comédie humaine, une existence autonome, indépendante des récits dans lesquelles l'animal apparaît: c'est un puissant moyen pour produire une forte illusion référentielle, ou donc un puissant «effet-personne».

À la vérité, la transformation des Fables en Comédie humaine n'est pas un procédé neuf: on le trouve dès la thèse d'Hippolyte Taine sur La Fontaine composée dans les années 1850, presque au lendemain de la mort de Balzac. Ainsi, Taine note au sujet d'un des principaux «acteurs» des Fables:

Le Rastignac de Balzac ressemble beaucoup au renard de La Fontaine, et on découvre bien vite les mêmes mœurs, sous des apparences différentes, dans La Comédie humaine et dans les Fables de La Fontaine.[22]

À la faveur de cette «ressemblance», le Renard prend insensiblement l'épaisseur d'un personnage balzacien, dans une relative indifférence à la moralité, qui fait insensiblement des Fables de petites «études de mœurs». Toutefois, la mise en série à laquelle procède Taine est un peu différente de celle pratiquée par Marc Fumaroli et Olivier Leplatre, et s'émancipe moins nettement de la figuralité génériquement attachée aux «acteurs» des fables: il ne s'agit pas de rassembler les apologues mettant en scène un même animal, mais celles dont les animaux (éventuellement différents d'une fable à l'autre) auraient le même «référent» allégorique, à savoir un «type» socio-politique (ainsi, le Lion et l'Aigle sont envisagés comme les allégories d'un seul et même personnage faisant retour sous différents masques dans les Fables, et que Taine appelle «le roi»). C'est à l'étude de ces différents types qu'est tout entier consacré le chapitre de Taine intitulé «Les personnages», personnages que Taine fabrique ainsi lui-même selon cette procédure allégorique, et qu'il substitue sans aucun reste aux «acteurs» mêmes des Fables:

Ce ne sont pas simplement des personnages animés, Pierre ou Paul, que vous venez de voir, ce sont des types. Ce ne sont pas les individus avec leurs particularités personnelles et singulières, Louis XIV, M. le Duc, l'abbé de Polignac, M. d'Antin qui nous intéressent, mais les caractères principaux qui résument la société humaine et l'histoire du temps, le roi, le noble, le courtisan, le bourgeois, l'artisan, le peuple. C'est un monde entier que nous voulons voir en quelques pages.[23]

Les allégories deviennent dans un premier temps des «caractères» (et les Fables se métamorphosent elles-mêmes en Caractères: Taine semble même reproduire ici la logique du Discours de réception à l'Académie française de La Bruyère, où le moraliste proteste contre les lectures à clés et les «applications» de son œuvre); mais ces Caractères, dans un second temps, une fois mis en série, acquièrent l'ampleur et le réalisme d'un vaste ensemble romanesque qui constitue «un monde entier»: La Fontaine, en somme, ferait déjà «concurrence à l'état civil».


De l'allégorie au symbole

Plus largement, l'interprétation de Taine, au mitan du XIXe siècle, est l'opérateur et le signe d'un changement capital de lisibilité des Fables, qui est peut-être une des conditions de possibilité des différentes opérations métatextuelles ultérieures que nous venons d'évoquer. Dans le chapitre intitulé «les Bêtes», qui suit immédiatement celui consacré aux «personnages» que nous venons d'évoquer, Taine examine très paradoxalement les animaux dans leur littéralité de bêtes, et plus du tout comme des allégories – jusqu'à orchestrer une manière de compétition entre La Fontaine et Buffon pour le titre du meilleur naturaliste. Et il n'y a aucune incompatibilité, pour le philosophe, entre la lecture allégorique accomplie dans son chapitre précédent et la lecture littérale menée dans ce chapitre: les animaux sont ainsi à la fois des figures parfaitement transparentes de types sociaux et des personnages dotés d'une véritable épaisseur. On n'aurait pas trop de mal à montrer que Taine inscrit les Fables dans un modèle herméneutique romantique, où les animaux ne sont plus perçus comme des allégories, mais deviennent des symboles. Pour mémoire, les théoriciens romantiques allemands, Schelling en particulier, opèrent une critique de l'allégorie, qu'ils réduisent à la simple illustration d'un concept, où le particulier, pur moyen, est voué à disparaître sans reste au profit de l'universel qu'il a pour fin de représenter. À l'inverse, avec le symbole, l'universel est comme enveloppé dans le particulier sur lequel se concentre – et se maintient – l'attention, sans contradiction mais échange permanent; le type de connaissance à l'œuvre relève alors non de l'intellection froide, mais de l'intuition vivante[24].

C'est un tel fonctionnement symbolique, au sens romantique, que Taine attribue au genre de l'apologue et aux Fables en particulier, opérant ce faisant leur inscription dans la littérature au sens moderne (c'est-à-dire romantique):

La fable, par nature, cache toujours un homme dans une bête. C'est par des qualités humaines qu'elle peint les animaux. C'est ainsi que La Fontaine les a peints. S'il a écrit un chapitre d'histoire naturelle, c'est au moyen d'un traité de mœurs.[25]

Si dans la première phrase Taine formule le fonctionnement allégorique de l'apologue d'une façon que les poéticiens classiques n'auraient pas refusée, dès la phrase suivante, il commence à nouer à la visée morale (l'universel) une ambition de naturaliste (le particulier), jusqu'à faire dépendre la réussite de la première de celle de la seconde, qui n'est plus du tout un simple moyen comme elle l'était pour La Motte. Celui-ci abordait la question de la représentation des animaux sous la seule question – rhétorique – de la vraisemblance, qui n'est que le moyen d'assurer auprès des lecteurs la bonne recevabilité de la fiction et par là de la leçon morale. Taine fait, à l'inverse, de la visée morale le moyen de la peinture des animaux. Mais cette inversion n'est que provisoire, et c'est bien une communication réciproque entre universel et particulier que Taine identifie dans les Fables:

Voilà comment le fabuliste peut se trouver du même coup et au même endroit un peintre d'animaux et un peintre d'hommes. Le mélange de la nature humaine, loin d'effacer la nature animale, la met en relief; c'est en transformant les êtres que la poésie en donne l'idée exacte; c'est parce qu'elle les dénature, qu'elle les exprime; c'est parce qu'elle est l'inventeur le plus libre, qu'elle est le plus fidèle des imitateurs.

On peut également le noter: les Fables deviennent ainsi «poésie», non plus au sens aristotélicien des poéticiens classiques, mais bien au sens romantique; Taine contribue à leur inscription dans un nouveau modèle herméneutique, qui assure leur passage des «Belles-Lettres» de l'âge classique à la littérature. Pour les lecteurs ultérieurs tributaires de ce modèle herméneutique et de cette définition de la littérature, les Fables ne seront plus des allégories, traductibles sans reste en une conduite strictement humaine, mais des symboles, à ce titre inépuisables – c'est-à-dire infiniment interprétables. Pour revenir plus précisément à la question du personnage, c'est à la faveur de ce changement de modèle herméneutique que Taine élève doublement les «acteurs» des Fables à la dignité d'authentiques personnages: l'«acteur» y gagne une double épaisseur référentielle, non seulement allégoriquement en tant que «type» social et éthique universel, mais, peut-être de façon plus décisive, littéralement, en tant qu'animal, dans toute sa particularité.


Raisons des effets


Comme on le voit avec ces différentes lectures d'Hippolyte Taine, de Marc Fumaroli et d'Olivier Leplatre, c'est bien davantage le critique que le fabuliste qui est à l'origine d'un effet-personne. On s'en convaincra, s'il est besoin, avec un seul exemple. Il est remarquable que la fable de loup que commente Marc Fumaroli s'ouvre ainsi : «Un loup rempli d'humanité (S'il en est de tels dans le monde» (v.1-2). Non seulement le déterminant indéfini, fréquent à l'ouverture d'un apologue, ne suppose aucune notoriété de ce loup et est ainsi mal compatible avec l'idée d'un retour du même personnage; mais, davantage, la parenthèse distingue ce loup de tous ses confrères dans «le monde» – et aussi bien dans le monde des Fables, où les Loups ne sont pas des Agneaux. Marc Fumaroli a peut-être choisi la fable qui se prêtait le moins à affirmer que le Loup des Fables n'est qu'un seul et même personnage.

La question se pose nettement après cette comparaison du commentaire de Marc Fumaroli avec la fable commentée, et sans doute depuis déjà plusieurs exemples: les opérations que j'ai détaillées ne relèvent-elles pas, tout simplement, du délire interprétatif? Est-ce que les commentateurs ne commettraient pas tout simplement des contresens, en ces quelques citations que seule la malveillance m'aura fait choisir? Pour le dire dans les termes d'Umberto Eco, repris également par Vincent Jouve, est-ce que ces lecteurs n'auraient pas un instant abandonné l'attitude du «lecteur-modèle» que programme tout texte, et oublié leurs «devoirs philologiques»?

À moins de considérer que toute lecture, aussi interventionniste qu'elle paraisse, dit quelque chose du texte qu'elle commente; a fortiori lorsqu'elle n'est pas pratiquée par un individu isolé, mais par des commentateurs qui par ailleurs n'ont que peu à voir les uns avec les autres. Il n'y a en effet guère en commun entre le romantisme de Taine, l'histoire littéraire telle que la pratique Marc Fumaroli et les gestes qu'Olivier Leplatre reprend de la «Nouvelle Critique» (tout au moins aux néo-critiques «thématiques», au premier chef le Barthes de Sur Racine). Surtout, ces commentaires constituent autant de lectures attestées, qu'on aurait tort d'écarter d'un revers de main au nom de la lecture introuvable d'un «lecteur modèle» tout idéal, à la vérité d'une façon paradoxalement assez méprisante pour la réalité de la lecture.

Qu'est-ce que ces lectures qui font des animaux non des figures mais d'authentiques personnages, disent donc du statut des acteurs des Fables de La Fontaine? Comment expliquer à la fois un tel projet de lecture et le coût de ses opérations, particulièrement interventionnistes? Qu'est-ce que la notion de «personnage», dans son anachronie comme dans son apparente inadéquation générique, rend manifeste de la composition des Fableset de ses «acteurs» ?


Caractérisation des personnages et éléments résiduels

Il conviendrait sans doute d'étudier ici, à la manière des stylisticiens, la façon dont La Fontaine caractérise les «acteurs» de ses Fables. C'est en effet un vieux topos critique que d'admirer la «vie» qu'insufflerait La Fontaine à ses animaux par ses brèves notations descriptives, et il est suffisamment connu pour que l'on s'épargne de revenir sur le sujet; au reste, on vient peut-être d'apercevoir avec Taine le moment et les conditions d'apparition d'un tel topos dans le discours sur les Fables.

Aussi me contenterai-je de signaler un phénomène qui me semble plus important. Si, comme le rappelle Houdar de La Motte en un passage déjà cité, dans un apologue absolument «tout doit concourir à une fin principale, dont on sente que tout le reste n'est que l'accessoire», qu'est-ce qui constitue exactement «tout le reste»? Le poéticien indique, du bout des lèvres, que le «concours» de tous les éléments ne peut jamais être qu'un idéal. Un récit comporte toujours des éléments qui peinent à être subsumés dans la moralité – par exemple, les notations descriptives concernant les personnages, aussi brèves soient-elles, peu pertinentes pour le déchiffrement allégorique, et essentiellement destinées à charmer le lecteur. C'est qu'aucun récit ne peut se laisser traduire sans aucun reste en une maxime : il y a forcément dans une fable toute une série d'éléments dont le récit a eu besoin, à titre de motivations ou d'«égaiements», mais qui sont inutiles à la formulation de la moralité[26]. Il y a ainsi, au sein du modèle herméneutique réglé du genre et du statut du détail en son sein, la possibilité d'un jeu qu'aggrave La Fontaine en introduisant assez massivement des «traits» qui, s'ils «égaient» le récit, comme l'affirme le fabuliste dans la préface de 1668, ne peuvent être subsumés dans la moralité (explicitée ou non, ce qui complique encore le jeu). Ces détails sont ainsi disponibles pour faire signe vers une autre moralité possible et concurrente, si la lecture se maintient dans le modèle herméneutique du genre de l'apologue; mais ils sont également disponibles pour faire fiction: ils peuvent constituer les opérateurs d'une transformation de la fable en conte ou en petit roman, et de la figure en personnage, pour peu que le lecteur abandonne le modèle herméneutique du genre. Pour le dire brutalement, tout commentaire de fable se livre ainsi à une récriture de la fable qu'il commente, soit pour affabuler une autre fable, soit pour produire une fiction. C'est que face à un texte qui contient toujours sa propre interprétation sous l'espèce de la moralité, la seule possibilité pour l'interprète de légitimer son commentaire et de faire son métier, c'est d'exploiter ce jeu lafontainien sur le détail.

On objectera que l'abandon total du modèle herméneutique du genre, devant un texte intitulées Fables choisies, mises en vers, tient du contresens: exploiter tel détail résiduel pour en faire la matrice d'une fiction et transformer les «acteurs» en personnages constituerait une récriture des Fables trop coûteuse et trop interventionniste, parce qu'elle leur ferait changer totalement de genre.


Modèles de cohérence du recueil et statuts des animaux

Le contresens n'est toutefois pas si sûr. L'étude qu'a consacrée récemment Christine Noille à la question, elle aussi classique, de la «disposition des Fables», permet d'élucider les raisons de ces effets-personnages à l'échelle du recueil. Christine Noille y rappelle les différents modèles de composition discontinue qu'avaient à leur disposition La Fontaine et ses lecteurs au moment de la publication du premier recueil des Fables:

1) la simple liste des recueils de fables ésopiques, qui font se succéder sans hiérarchie une série d'apologues;
2) le recueil des Fables de Phèdre, où les apologues sont rangés en plusieurs «livres», avec un paratexte qui promeut une intention auctoriale et ainsi transforme la liste en dispositif argumentatif cumulatif;
3) le recueil poétique, par exemples le volume des Œuvres de Théophile de Viau composé par le poète en 1621, où les poèmes sont classés selon la hiérarchie des différents genres;
4) enfin, le modèle des Maximes de La Rochefoucauld, publiées deux ans avant les Fables, et qui double la liste des maximes par une table thématique, où sont classées alphabétiquement les maximes par matière traitée. Comme le rappelle Christine Noille, le dispositif éditorial des Maximes «programme ainsi deux dispositifs à la fois: il actualise un dispositif plus ou moins fondé sur la liste et partant sur une lecture oublieuse, le plus souvent insouciante des effets de contexte d'une maxime à l'autre; et en même temps il rend possible un dispositif ordonné et continu, en autorisant le lecteur, à travers la «Table», à recomposer l'ouvrage par «chapitres» argumentatifs, regroupements de réflexions sur la même matière»[27].

Or, l'édition du premier recueil des Fables, en 1668, mobilise des éléments propres à chacun de ces modèles. Le plus intéressant, et qui va me ramener à mon propos, tient d'abord à certains «protocoles d'enchainement» entre fables, et spécialement une manière de «principe d'association libre […]» dont La Fontaine donne ici là ou là l'exemple. Ainsi, à la transition entre deux fables qui composent ce qu'il est convenu d'appeler une «fable double», «Le Loup, la Chèvre et le Chevreau» et «Le Loup, la Mère et l'Enfant», La Fontaine écrit:

Ce Loup me remet en mémoire
Un de ses compagnons qui fut encor mieux pris.

On le voit, «une histoire [vient] en rappeler une autre sans que les moralités ni même l'ensemble des personnages coïncident». Plus exactement, ce n'est même pas tout à fait une histoire, mais un personnage qui en appelle un autre, introduit de telle façon que son existence semble antérieure à l'énonciation du récit par La Fontaine. Ce n'est même pas que La Fontaine se souviendrait d'une fable, mais bien d'un Loup, comme si celui-ci existait indépendamment du récit qui conte son histoire. Puisque La Fontaine en donne lui-même l'exemple, le lecteur n'a aucune raison de ne pas se livrer à son tour à de telles associations non pas entre deux leçons dans lesquelles les figures de la fable seraient censés disparaître sans reste, mais bien entre deux «acteurs» de la fable, objets dignes de mémoire, dotés ainsi d'une épaisseur et envisagés comme personnages.

Le phénomène peut sembler isolé, au moins dans le premier recueil; mais il trouvera son accomplissement dans le second, où le fabuliste instaure des effets de continuité avec le premier recueil au niveau, précisément, des personnages aussi bien que des leçons.

Davantage, le type de parcours entre fables auquel invite ce type de phénomène d'enchaînement, et le devenir-personnage des «acteurs» qui s'en suit, se voit renforcé par une autre donnée: la présence d'une «Table des Fables» par ordre alphabétique, insérée juste après la «Vie d'Ésope». Cette table «accompagne donc le lecteur à entrer dans les Fables en imaginant un autre dispositif que celui de la liste, à savoir des regroupements par cycles d'animaux […], puisque par ordre alphabétique sont immédiatement visibles les fables dont le titre commence par le même animal»[28]. Comme l'écrit Christine Noille,

La «Table» fonctionne, à l'instar de la table des Maximes, comme proposition d'un autre dispositif textuel, qui joue sur des regroupements d'histoires autour des premiers acteurs (du moins des acteurs qui occupent la première place dans le titre où ils apparaissent): à la lettre A s'impose de façon immédiatement visible un cycle d'histoires autour de l'Aigle (première entrée, et trois références), de l'Asne (troisième entrée, et cinq références). En feuilletant la table se distinguent très visiblement les personnages les plus récurrents(le Loup: huit références; le Lyon: neuf références, le Renard: six références). La «Table» suggère ainsi la possibilité d'assembler de véritables cycles narratifs, des histoires à épisodes autour de tel ou tel personnage – sans pour autant que l'ouvrage lui-même actualise ce principe de composition.[29]

L'important n'est pas en effet la présence de cette seule table, mais la coprésence d'éléments qui proposent au lecteur différents modèles de cohérence possibles, mais qui sont incompatibles entre eux. Le lecteur ne peut actualiser toutes ces virtualités contradictoires, et doit privilégier un modèle contre un autre. Il y est en effet contraint, parce qu'un recueil, en tant que tel, n'est pas, de soi, un texte comme les autres: collection de textes, il ne dispose pas d'une cohérence intrinsèque, cohérence pourtant nécessaire à la simple lisibilité du recueil. Il revient au lecteur de faire du recueil un texte en lui imprimant une cohérence dont il n'est pas doté par lui-même – a fortiori, dira-t-on, lorsqu'il cumule, comme ici, des éléments appartenant à différents modèles.

Les modèles servent fondamentalement au lecteur: ils lui permettent de lire un texte. Et la structuration effective dépend du système de lecture adopté, selon qu'on désire lire les Fables comme un fablier, comme un ouvrage à visée démonstrative, comme de la poésie, comme un exercice de virtuosité, comme un compendium d'histoires animalières… […] Tous ces projets de lecture ont en commun de n'être pas complètement arbitraires, de négocier entre un horizon d'attente personnel (forcément personnel) et quelque chose des réalités du texte.[30]

Lire les Fables «comme un compendium d'histoires animalières», prendre donc les animaux à la lettre et en faire des personnages de fiction, c'est donc bien actualiser un des modèles de cohérence esquissé par le recueil, c'est-à-dire un des différents textes possibles que les Fables recèlent et mettent en concurrence.

À l'inverse, lire les Fables comme de strictes allégories, ne considérer les animaux que comme des figures et aucunement comme des personnages, c'est actualiser un autre modèle de cohérence également proposé par le recueil, celui de la simple liste des collections de fables ésopiques, modèle qui suppose une totale discontinuité, qui exclut toute considération sur la dispositio du recueil et tout rapprochement entre différentes fables, par exemple à la faveur d'un animal commun. De ce modèle, le recueil de 1688 propose aussi les éléments: par exemple, la préface considère le genre à la seule échelle de la fable individuelle, isolée, et reproduit ainsi le discours des poéticiens ; de plus, contrairement aux éditions modernes, le recueil ne comporte pas de table des livres et des fables par ordre de pagination (donnée susceptible de neutraliser un troisième modèle, suggéré par le classement des apologues en six livres, comme chez Phèdre). «Autant d'éléments qui vont dans le sens d'une composition de textes sans effets de continuité, à l'instar des recueils ésopiques ou des topiques pédagogiques»[31].

Mais aucun de ces modèles virtuels ne saurait prétendre constituer le principe de cohérence du recueil:

La Fontaine mobilise plusieurs modèles possibles d'agencement qui rompent avec l'idée radicale d'une discontinuité parfaitement arbitraire et établissent à l'horizon d'attente du lecteur l'idée d'un texte un qui compose avec la multiplicité des fables; mais il n'en systématise aucun – soit par souci rhétorique de ménager un intérêt, une attention, un plaisir, soit par souci poétique de composer une variété, une «ample comédie à cent actes divers», que sais-je encore… Le recueil de 1668 propose plusieurs formes possibles pour penser un réseau de relations entre les fables, sans jamais les appliquer méthodiquement.[32]

Par conséquent, faire des animaux des personnages ou en faire de simples figures constitue deux possibilités incompatibles entre elles mais également autorisées par le recueil. Je dis bien: faire des animaux de simples figures, car la lecture allégorique des Fables par les poéticiens classiques procède elle aussi d'un processus d'actualisation d'un des possibles du recueil, en lui-même sans privilège sur les autres.

On peut prolonger aux éditions ultérieures la démonstration que Christine Noille mène sur le recueil de 1668: il se trouve que cette tension entre ces différents modèles de cohérence, et corollairement entre deux statuts pour les «acteurs» des Fables, figure ou personnage, est encore plus marquée dans les éditions modernes des Fables, qui prennent ainsi acte d'un mode de lecture autant qu'elles le confortent. Ainsi de l'édition de Marc Fumaroli, dont on ne s'étonnera pas trop qu'elle donne elle aussi une table alphabétique des fables, avant de proposer une «Table des fables» selon leur succession dans le recueil (ce type de table n'existe nullement dans l'édition de 1668), et juxtapose ainsi deux modèles de cohérence, celui du recueil de Phèdre et celui du «compendium d'histoires animales». À la vérité, c'est le cas de la plupart des éditions des Fables depuis le XVIIe siècle.

Cas remarquable, et inédit au XVIIe siècle: les éditions modernes qui rassemblent l'ensemble des Fables et les Contes, par exemple l'édition de la Pléiade ou l'édition des Œuvres complètes de La Fontaine aux éditions «Complexe»[33]. Celles-ci présentent un dispositif différent: plutôt que proposer séparément un index alphabétique des Fables et un autre des Contes, toutes donnent un seul index commun, qui rassemble les deux œuvres, mais en distinguant chaque titre par la police adoptée: des italiques pour les contes, des caractères romains pour les fables. Les Fables sont ainsi à la fois rapprochées et séparées des Contes, et les «acteurs» des apologues à la fois mis sur le même plan et distingués des personnages fictionnels des contes: on retrouve là encore une invitation à deux lectures concurrentes. D'autant que de tels index alphabétiques s'exposent à quelques phénomènes de proximité un peu embarrassants: se suivent ainsi le conte du «Faucon», et la fable du «Faucon et le Chapon»; «les Oies de frère Philipe» et «l'Oiseau blessé d'une flèche»; la fable du «Villageois et le Serpent» et le conte du «Villageois qui cherche son veau»; la fable du «Mulet se vantant de sa généalogie» et du conte du «Muletier»… Autant de hasards du classement alphabétique qui peuvent laisser le lecteur rêver aux rapports qui pourraient unir les personnages communs à la fable et au conte, et qui ouvrent la voie à différentes affabulation par contamination de deux textes pour produire… un conte ou une fable? Précisément, on ne sait plus trop; mais les acteurs du récit affabulé à la faveur de ces rencontres deviendront à coup sûr des personnages.

Cas encore plus remarquable, l'édition «L'intégrale» publiée au Seuil[34], qui rassemble les œuvres complètes de La Fontaine, donne un «Index des personnages», divisé en trois parties assez étranges, voire un peu borgésien: «Hommes et Dieux dans les Fables; «Animaux et plantes dans les Fables»; «Personnages du théâtre» (La Fontaine a en effet écrit et traduit quelques pièces de théâtre et livrets d'opéra). D'une part, il faut noter l'étrange distinction, en deux index distincts, entre «Hommes et dieux dans les Fables» et «Animaux et Plantes dans les Fables». Ce faisant, en les soumettant à deux indexations distinctes selon la nature des «personnages», les éditeurs traitent les Fables comme si elles étaient constituées de deux textes concurrents, peut-être de deux genres distincts (effet que le troisième index, consacré au théâtre de La Fontaine, ne fait au reste que renforcer). Ces deux index invitent à des parcours distincts: le premier à travers un premier texte, composé des fables qui mettent en scène des hommes et/ou des Dieux – en somme, d'authentiques fictions avec de «vrais» personnages, au prix d'oublier que les fables avec personnel humain n'en sont pas moins allégoriques que celles à personnel animal. Un autre parcours est proposé à travers les fables où apparaissent des animaux – celles, en somme, conformes à l'idée que nous nous faisons spontanément désormais de l'apologue, et où les «acteurs» sont moins des personnages que de simples figures. Mais d'autre part, on s'en avise, l'ensemble de cet «index des personnages» concerne essentiellement les Fables (deux parties sur trois): rien sur les personnages des Contes, par exemple. En revanche, donc, les personnages du seul théâtre: tout se passe comme si les éditeurs de ces œuvres complètes avaient eu un scrupule tardif et y avait ajouté dans une dernière partie les personnages de théâtre, pour donner l'impression de bien renvoyer aux œuvres complètes que contiennent le volume; mais l'on peut douter que quiconque se soit jamais servi de cette dernière partie de l'«index des personnages», et même qu'il soit bien utilisable. Toutefois, ce faisant, les éditeurs mettent sur un même plan personnages des Fables et personnages de théâtre, et font rejaillir sur les premiers la fictionnalité incontestable des seconds – au reste tous promus d'emblée à ce statut par le titre général d' «index des personnages». Ainsi, dans cette édition, la partition au sein des Fables entre «hommes et dieux» et «animaux et plantes» maintient implicitement le statut figural d'au moins certains «acteurs» des Fables; simultanément, l'ensemble de l'index accorde à tous ces «acteurs» un statut de personnages. On retrouve ainsi dans les dispositifs éditoriaux modernes la même concurrence entre deux modèles génériques et entre deux statuts possibles pour les «acteurs» des Fables que dans le recueil de 1668.

Mais, dans les éditions modernes, il faut souligner que, comme l'écrit Christine Noille au sujet de l'édition de 1668,

Le texte ne systématise aucun de ces protocoles de composition: le recueil de 1668 modélise des dispositifs possibles sans en stabiliser aucun.[35]

Or il existe un lecteur d'une espèce très particulière: le critique. À la différence du lecteur «ordinaire» qui lit pour de toutes autres raisons et selon de toutes autres finalités, le métier du critique lui impose de mener une lecture qui soit, précisément, systématique, c'est-à-dire une interprétation qui ne saurait passer sous silence trop d'éléments opposés à son projet de lecture. Du fait de l'a-systématicité des protocoles de composition des Fables, le critique qui veut montrer que les Fables sont un compendium d'histoires animalières – ou, pour le dire autrement, que les «acteurs» des Fables sont d'authentiques personnages – a fort à faire pour actualiser ce seul texte possible et (se) rendre insensible aux autres textes possibles concurrents – par exemple la liste d'apologues ésopiques, qui fait des «acteurs» de simples figures. D'où les opérations extrêmement lourdes, voire nettement interventionnistes, que j'ai tenté de décrire auparavant chez quelques critiques.


L'animal à la lettre

Pour finir, je quitte maintenant l'approche macrostructurale, à l'échelle de la composition du recueil, pour examiner des phénomènes comparables à l'échelle de fables isolées.

Que l'on puisse faire passer les «acteurs» d'une fable du statut de figure à celui de personnage, la chose n'est pas sans précédent de la part de La Fontaine lui-même, spécialement dans le second recueil. Deux procédés assurent cette opération.

Le premier touche à la question de la querelle de l'âme des bêtes. On le sait, face à Descartes et à ses disciples qui affirment que les animaux ne sont que des machines, La Fontaine y propose une série de fables qui se proposent d'illustrer l'intelligence des bêtes. La pièce la plus connue dans cette fameuse querelle, c'est le «Discours à Madame de La Sablière», à la fin du livre IX des Fables, qui juxtapose une série d'anecdotes animalières illustrant l'intelligence des bêtes. Ce faisant, dans cette fable-épître, l'animal n'est plus vraiment une figure, et le récit pas davantage une simple «image» destinée à être déchiffrée allégoriquement: au contraire, la valeur démonstrative du récit tient précisément au maintien de sa littéralité, puisqu'il porte sur l'animal en tant que tel. Et c'est un animal doté d'une intelligence, d'une liberté et d'initiative qui est alors mis en scène; certes, les animaux qui y paraissent sont un peu différents, et, fait essentiel, ils ne parlent plus: manière de signaler qu'exceptionnellement l'animal n'est plus à considérer allégoriquement, mais littéralement. Toutefois, La Fontaine disperse plusieurs autres fables de statut comparable dans le second recueil. Ainsi, au terme du livre XI, «Les Souris et le Chat-huant». Le Chat-huant s'y voit attribuer un discours direct et des motivations réfléchies, qui là encore entendent démontrer son intelligence. Comme l'écrit lui-même La Fontaine à l'ouverture, ce «cas» est «tel que d'une fable / Il a l'air et les traits, encor que véritable»; il en a ainsi la manière, davantage que les anecdotes du «Discours à Mme de La Sablière». Des fables de ce type – placée comme celle-ci au terme de l'ensemble du livre XI, dans une manière de couronnement, ou placée entre deux fables – sont susceptibles de produire rétroactivement ou par contiguïté une manière de léger brouillage du statut des autres apologues: dans la mesure où elles mettent en scène des stratagèmes, des conduites rusées, divers pièges ou machinations ourdies par leurs «acteurs», toute fable animalière n'est-elle pas susceptible d'être relue littéralement et utilisée pour démontrer semblablement l'intelligence des bêtes, en conférant à l'animal le statut d'un personnage?

Le second phénomène, au-delà de ces quelques fables consacrées à l'intelligence des bêtes, concerne une série d'apologues qui se donnent semblablement comme des «cas», et répètent, à l'échelle d'une fable considérée isolément, la même hésitation qu'on a vue à l'échelle du recueil, entre deux textes possibles qui engage chacun un statut différent pour les «acteurs» de la fable, entre figure et personnage. Je n'en retiendrais qu'un exemple, «Le Loup et le Renard», dans le même livre XI, qui s'ouvre ainsi:

Mais d'où vient qu'au Renard Ésope accorde un point,
C'est d'exceller en tours plein de matoiserie?
J'en cherche la raison, et ne la trouve point.
Quand le Loup a besoin de défendre sa vie,
Ou d'attaquer celle d'autrui,
N'en sait-il pas autant que lui?
Je crois qu'il en sait plus; et j'oserais peut-être
Avec quelque raison contredire mon maître.
Voici pourtant un cas où tout l'honneur échut
À l'hôte des terriers.

Suit donc un récit où le Renard, conformément à ce que lui «accorde» Ésope, dupe le Loup en lui faisant croire que le reflet de lune qu'il voit au fond d'un puits est un fromage – et le loup de tomber dans le panneau, et dans le puits. La fable s'achève par la moralité suivante:

Ne nous en moquons point: nous nous laissons séduire
Sur aussi peu de fondement;
Et chacun croit fort aisément
Ce qu'il craint et ce qu'il désire.

De façon tout à fait conventionnelle, la moralité déchiffre allégoriquement la fable en une leçon morale et traite ainsi le Loup et le Renard comme de simples figures. En revanche, le prologue donne au récit un statut assez différent: en instaurant une manière de compétition en «matoiserie» entre les deux animaux, il considère ceux-ci non pas comme de simples figures, mais pour eux-mêmes. La Fontaine se ravise ensuite dans le souhait de contredire Ésope: «voici un cas où tout l'honneur échut / A l'hôte des terriers». Le récit ainsi annoncé est une démonstration de la supériorité du Renard sur le Loup en «matoiserie», mais cette supériorité n'est pas établie absolument: le récit n'a que le statut d'un «cas» isolé, et les vers précédents du prologue, qui affirment l'égalité, voire parfois la supériorité du loup en bien d'autres «cas», constituent celui-ci en une occurrence unique, non généralisable. L'exemplarité attribuée au récit par le prologue n'est donc pas de type allégorique, mais procède d'une lecture littérale de la fable, et porte sur les animaux considérés – constitués – comme des personnages. Nul doute que de sévères poéticiens comme La Motte ou Batteux ne blâmeraient La Fontaine de ce prologue qui risque d'«embarrasser» et d'«égarer» l'esprit du lecteur.

Le prologue et la moralité attribuent ainsi aux «acteurs» de la fable respectivement le statut de personnages et de figures, deux statuts incompatibles et ainsi mis en concurrence. Puisqu'il est question ici de petits animaux, on peut songer ici au fameux dessin de lapin-canard de Jastrow, qui a inspiré quelques belles pages à Wittgenstein, mais aussi à Gérard Genette sur les réceptions plurielles de l'œuvre d'art[36]. Dans ce dessin, on peut reconnaître une tête de canard ou une tête de lapin, mais on ne peut pas y voir en même temps ces deux animaux. De la même façon, on ne peut pas considérer en même temps le loup et le renard de cette fable comme des figures et comme des personnages: chaque lecture fera – et sera – un choix entre ces deux textes concurrents, entre ces deux statuts également possibles pour les «acteurs» de la fable – entre figure et fiction.

De la figure à la fiction

Il y a ainsi une disponibilité des Fables à faire fiction, et de leurs «acteurs» à faire personnage. Après tout, on ne s'en étonnera pas trop: comme Gérard Genette l'a suggéré dans Métalepse, entre la figure et la fiction, il y a moins opposition que gradation.

La fiction […] est pour moi un mode élargi de la figure […],un mode renforcé, ou aggravé […] Une figure est (déjà) une petite fiction, en ce double sens qu'elle tient généralement en peu de mots, voire en un seul, et que son caractère fictionnel est en quelque sorte atténué par l'exiguïté de son véhicule et, souvent, par la fréquence de son emploi, qui empêchent de percevoir la hardiesse de son motif sémantique. […] La figure est un embryon, ou, si l'on préfère, une esquisse de fiction. […] Une fiction n'est en somme qu'une figure prise à la lettre et traitée comme un évènement effectif, comme lorsque Gargantua aiguise ses dents d'un sabot ou se peigne d'un gobelet, ou lorsque Mme Verdurin se décroche la mâchoire pour avoir trop ri d'une plaisanterie[37].

Ce qui peut nous retenir dans la dernière phrase de Genette, c'est le silence sur le complément d'agent de ces actions: par qui la figure est prise à la lettre, par qui est-elle traitée comme un évènement et par ces opérations devient fiction? Si Genette ne songe probablement ici qu'aux auteurs eux-mêmes, comme les exemples qu'il retient l'indiquent, ces opérations actives peuvent également être le fait des lecteurs. Ainsi ceux des Fables, qui peuvent «prendre à la lettre» et «traiter comme des évènements effectifs» les allégories – les figures – qu'offrent les apologues, leur accorder le statut d'une fiction, et ce faisant donner le statut de personnages aux «acteurs» qu'elle met en scène.


* * *

Je conclurais à partir de cette dernière analyse. On s'en avise avec «Le Loup et le Renard»: ce n'est pas seulement le recueil qui n'existe pas comme texte doté en lui-même d'une cohérence; mais également les textes individuels qui le composent. Chacun d'eux constitue également une collection d'énoncés dont la cohérence n'est pas donnée, mais construite activement par le lecteur, qui nécessairement doit faire des choix entre différents modèles de cohérence concurrents. C'est cette activité authentiquement créatrice de la lecture que j'ai essayé de cerner auparavant à partir des commentaires exemplaires d'Olivier Leplatre et de Marc Fumaroli; toutefois, la chose vaut également au sujet des poéticiens de l'âge classique, qui ne sont pas nécessairement moins interventionnistes que les herméneutes modernes, en ce que, face aux Fables de La Fontaine, leur regard sur le genre actualise également un texte possible contre (au moins) un autre. Le cas des Fables, dès lors, ne me semble nullement singulier, mais bien exemplaire de la pluralité de lectures également autorisées par tout texte.

Aussi je ne rejoindrai évidemment pas Vincent Jouve, lorsqu'il affirme que la fable ne peut produire d'effet-personnage, autrement que par un contresens de lecture; ni, a fortiori, lorsque le théoricien de la réception assigne plus généralement à un type de récits tel effet-personnage (l'effet-personne au roman réaliste, l'effet-personnel à la littérature didactique, etc.)[38]. Le personnage est l'effet d'une authentique co-construction où le lecteur joue (au moins) à part égale avec le texte, et non d'une soumission passive du «lecteur modèle» à un programme textuel qui serait unique. Cette dernière conception, commune aux principaux «théoriciens de la réception», d'Umberto Eco à Wolfgang Iser en passant par Vincent Jouve, fait du lecteur le simple prolongement du texte, et induisent une analyse du personnage où le rôle de la lecture est simplement perçu comme complément de l'analyse formaliste. De fait, pour ces théoriciens, le rôle de la lecture dans la genèse de la catégorie de personnage demeure marginal: le lecteur se trouve dépossédé de toute initiative, invité qu'il est à se conformer à des prescriptions du texte supposées parfaitement cohérentes entre elles, qui à ce titre indiquent bien la prégnance du modèle de l'intention auctoriale qui travaille ce type de théories dites de la réception[39]. Or, comme j'ai essayé de le montrer avec les Fables, aussi bien, donc, à l'échelle du recueil que d'une fable singulière, le texte est essentiellement pluriel – et seul ce constat permet de rendre compte d'une donnée évidente: le conflit des interprétations au sujet d'un même texte, fût-il d'un genre aussi contraignant que l'apologue, à ce titre cas-limite démontrant la dimension moins descriptive (et donc moins théorique) que prescriptive des «esthétiques de la réception» d'Iser, d'Eco ou de Jouve quant à ce qu'est la lecture[40].


Arnaud Welfringer

Pages de l'atelier associées: Anachronies, Personnage, Textes possibles, Fable, Apologue, Fiction, Figures, Lecture, Interprétation, Commentaire, Effet.


[1] Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, tr. fr. Paris, Gallimard, 1978; Wolfgang Iser, L'Acte de lecture [1972], Bruxelles, Mardaga, 1985; Umberto Eco, Lector in fabula ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs [1979], tr. fr. Paris, Grasset, 1985; Umberto Eco, Les Limites de l'interprétation [1990], tr. fr., Paris, Grasset, 1992.

[2] Vincent Jouve, L'effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, coll. «Écriture», 1992.

[3] Il y aurait beaucoup à dire sur l'assimilation (parfois sans reste) du commentaire critique à la lecture par un grand nombre de chercheurs, assimilation qui relève typiquement d'une illusio scholastique de lector telle que la conceptualisait Pierre Bourdieu: la seule lecture que le chercheur juge digne d'être considérée (jusqu'à être considérée comme celle du «lecteur modèle») serait le type de lecture («savante») que le chercheur pratique lui-même. Exit la lecture, ou plutôt les lectures, réelles ou «ordinaires», frappées du soupçon de n'être pas de «vraies» lectures, mais de simples rêveries personnelles, irrespectueuses du texte et de son autorité. La frontière est pourtant loin d'être évidente, comme toute réflexion métacritique s'en avise assez vite.

[4] Ibid., p. 22. Nous soulignons.

[5] Antoine Houdar de La Motte, Discours sur la fable [1719], in La Fontaine, Œuvres. Fables et contes, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléade», 1991, p. 938.

[6] Ibid., p. 944.

[7] Ibid., p. 943.

[8] G. E. Lessing, Traités sur la fable, trad. N. Rialland, Paris, Vrin, 2008, p. 51.

[9] Ibid., p. 52.

[10] Ibid., p. 53.

[11] Une telle démarche, résolument descriptive, de poétique de la critique, a été inaugurée par Michel Charles dans L'Arbre et la source (Paris, Seuil, coll. «Poétique», 1985), et poursuivie, entre autres, par Pierre Bayard (notamment dans Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, Paris, Minuit, coll. Paradoxe», 2002), Marc Escola et Bruno Clément (voir notamment, sous leur direction, le collectif Le Malentendu. Généalogie du geste herméneutique, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2003), et Florian Pennanech (voir par exemple «Poétique de la démotivation», dans Sophie Rabau (dir.), Lire contre l'auteur? Pour (ou contre) une lecture contrauctoriale, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, à paraître en 2012; et «"Tout peut être dit". Critique et totalisation dans Microlectures et Pages Paysages», dans «Complications de texte : les microlectures», Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n°3, 01 septembre 2007, URL : http://www.fabula.org/lht/3/Pennanech.html).

[12] Marc Fumaroli, Le Poète et le roi, Paris, De Fallois, 1997; rééd. Le Livre de Poche, coll. «Biblio Essais», 1999, p. 468-469.

[13] Olivier Leplatre, «Écrire avec les pattes: les lignes d'erres du lièvre», in Christine Noille (dir.), Lectures de La Fontaine. Le recueil de 1668, Presses universitaires de Rennes, coll. «Did'Act», 2011, p. 233-245.

[14] Ibid., p. 235.

[15] Ibid., p. 235.

[16] Ibid., p. 236.

[17] Ibid., p. 237.

[18] Pour retourner le topos que dégageait Gérard Genette : «Qui dit «psychologie», dit par principe «complexité», c'est l'axiome fondamental de tout psychologisme vulgaire, la plus fausse des idées reçues, la mieux reçues des idées fausses: psychologie, toujours complexe. La réfection «moderne» d'un personnage épique consistera donc à complexifier un caractère que l'épopée avait édifié tout d'une pièce […].» (Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, coll. «Poétique», p. 474.)

[19] Olivier Leplatre, «Écrire avec les pattes: les lignes d'erres du lièvre», art. cit., p. 237.

[20] Marc Fumaroli, in La Fontaine, Fables, Paris, LGF, coll. «La Pochothèque», 1995, p. 948. Certains des rapprochements de Fumaroli emporte la conviction (les v. 14-15 – «Il n'est marmot osant crier / Que du loup aussitôt sa mère ne menace.» – valent en effet clin d'œil à la fable indiquée par Fumaroli), mais d'autres sont plus surprenants: le vers 16, «Le tout pour un âne rogneux» renvoie plus lâchement à l'âne mangé par un loup de «L'Âne et le Chien», qui venait de se gaver de chardons et n'a probablement rien de «rogneux»; le vers 17 («Pour un mouton pourri, pour quelque chien hargneux») n'évoque guère «Le Berger et son Troupeau» en particulier, où comme il arrive assez souvent dans les apologues ou dans les contes, il est simplement fait mention d'un mouton dévoré par un loup.

[21] Au sujet de «l'Araignée et l'Hirondelle»: «Le «retour des personnages» continue de plus belle dans cette fable, où «la sœur de Philomèle», qui n'apparaissait que dans un rôle de confidente en III, 15, tient ici le personnage principal. Et c'est un personnage aux antipodes de celui de Philomèle, victime autrefois de Térée, et encore victime d'un oiseau de proie dans Le Milan et le Rossignol. Progné l'hirondelle est ici l'oiseau de proie.» (Ibid., p. 948).

[22] Hippolyte Taine, La Fontaine et ses fables [1861], Lausanne, L'Âge d'Homme, 1970, p. 66.

[23] Ibid., p. 101.

[24] Voir sur cette question l'ouvrage classique de Tzvetan Todorov, Théories du symbole, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 1977; rééd. coll. «Points», 1985, notamment p. 235-260.

[25] Hippolyte Taine, La Fontaine et ses fables, op. cit., p. 129 (nous soulignons).

[26] Voir sur ce point Marc Escola, Lupus in fabula. Six façons d'affabuler La Fontaine, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2003; Arnaud Welfringer, «Poétique d'un sous-genre critique: l'explication de fable de La Fontaine», dans «Complications de texte : les microlectures», Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n°3, 01 septembre 2007, URL : http://www.fabula.org/lht/3/Welfringer.html ; et Arnaud Welfringer, «Peut-on interpréter les Fables de La Fontaine?», in Anna Arzoumanov et Cécile Narjoux (éds.), «Béroul, Rabelais, La Fontaine, Saint-Simon, Maupassant, Lagarce», Styles Genres, Auteurs, n°11, Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, 2011, p. 77-95.

[27]Christine Noille, «Le recueil est-il un texte comme un autre?», Lectures de La Fontaine. Le recueil de 1668, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. «Did'act», 2011, p. 77.

[28] Ibid., p. 78.

[29] Ibid., p. 85. Nous soulignons.

[30] Ibid., p. 78.

[31] Ibid., p. 79.

[32] Ibid., p. 88.

[33] La Fontaine, Œuvres complètes. Fables et contes, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1991; La Fontaine, Œuvres complètes, éd. André Versaille, Bruxelles, Éditions Complexe, 1995.

[34] La Fontaine, Œuvres complètes, éd. Jean Marmier, Paris, Seuil, coll. «L'intégrale», 1990.

[35] Ibid., p. 86.

[36] Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de Philosophie», 2004, p. 275 sq.; Gérard Genette, L'œuvre de l'art, I: Immanence et transcendance, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 1994, p. 266 sqq.

[37] Gérard Genette, Métalepse, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 2004, p. 16-20.

[38] Vincent Jouve, L'Effet-personnage dans le roman, op. cit., p. 172-174.

[39] Voir sur ce point l'excellente démonstration d'Antoine Compagnon: «Sous l'apparence du libéralisme le plus tolérant, le lecteur implicite n'a pas en vérité d'autre choix que d'obéir aux instructions de l'auteur implicite, puisqu'il en est l'alter ego ou l'avatar. Et le lecteur réel, lui, est placé devant une sèche alternative: ou bien jouer le rôle prescrit pour lui par le lecteur implicite, ou bien refuser les instructions du lecteur implicite, et donc fermer le livre. Certes, l'œuvre est ouverte (elle s'ouvre en tout cas peu à peu à la lecture), mais seulement pour que le lecteur y obéisse. [Cette analyse] fait du lecteur un rôle (une fois qu'on a accepté de le jouer) en même temps libre et contraint, et cette réconciliation du texte et du lecteur, laissant de côté l'auteur, a l'air d'éviter les écueils de la théorie littéraire, notamment le binarisme et les antithèses outrées. Comme à toute quête du juste milieu, cependant, on n'a pas manqué de lui reprocher une visée conservatrice. La liberté concédée au lecteur est en effet restreinte aux points d'indétermination du texte, entre les lieux pleins que l'auteur a déterminés. Ainsi, l'auteur reste effectivement, malgré les apparences, maître du jeu: il continue de déterminer ce qui est déterminé et ce qui ne l'est pas. Cette esthétique de la réception, qui se présentait comme une avancée de la théorie littéraire, pourrait bien n'avoir constitué en fin de compte qu'une tentative pour sauver l'auteur sous un emballage rénové.» (Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, coll. «La Couleur des idées», 1998, p.163-165).

[40] On ne s'étonnera donc pas de trouver, dans le dernier livre en date du théoricien de la «réception» qu'est Vincent Jouve, une nette opposition à la théorie des textes possibles formulée par Michel Charles dans son Introduction à l'étude des textes (Paris, Seuil, «Poétique», 1995) et pratiquée notamment par Marc Escola et Sophie Rabau, théorie qui quant elle privilégie résolument le point de vue du lecteur sur celui de l'auteur (voir Vincent Jouve, Pourquoi étudier la littérature?, Paris, Armand Colin, 2010, p. 194-198).



Arnaud Welfringer

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Dernière mise à jour de cette page le 17 Juillet 2013 à 2h53.