Atelier



Lecture contrauctoriale: "Poétique de la démotivation", par Florian Pennanech.
Séminaire "en résidence" organisé par l'équipe Fabula du 7 au 11 septembre 2009, à Carqueiranne (83), en partenariat avec le projet HERMÈS (Histoires et théories de l'interprétation).



Poétique de la démotivation
(résumé)


Le projet général dans lequel s'inscrit la communication consiste à s'intéresser à la critique comme genre fondé sur des relations transtextuelles. L'hypothèse défendue est que le principal geste métatextuel d'une lecture contrauctoriale est de poser l'équivalence entre le texte «apparent» et un hypertexte «motivé», autrement dit de considérer que le «véritable» texte est un hypotexte fantôme qui s'obtient en «démotivant» le texte lu.

Raisonner en ces termes semble présenter deux intérêts. D'une part, cela permet de disposer d'un outil unique pour rendre compte des divers lieux à partir desquels s'exerce l'activité auctoriale (texte, paratexte…). D'autre part, cela permet de prendre acte d'une certaine communauté de gestes entre la lecture contrauctoriale et le paradoxe critique: si toute critique peut s'appréhender comme une opération de motivation, alors la lecture auctoriale n'est qu'une lecture parmi d'autres, l'auteur un critique parmi d'autres (éventuellement, l'œuvre peut être perçue comme étant déjà une interprétation d'elle-même), et contredire l'auteur revient à contredire un autre critique.

Dans un premier temps il importe d'envisager la démotivation comme catégorie et de la situer, entre hypertexte et métatexte.

Le geste fondamental de toute interprétation est de «motiver» un élément du texte. Dans Symbolisme et signification, Tzvetan Todorov fait procéder la «décision d'interpréter» d'un repérage d'une zone de texte «immotivé». Cette conception est ici amendée: tout énoncé étant en droit démotivable, c'est la démotivation qui apparaît comme découlant d'une décision a priori d'interpréter. Toute «motivation» suppose une «démotivation» préalable, moyennant laquelle l'interprétation crée son objet.

La notion de «démotivation» a été étudiée par Gérard Genette à propos d'Hérodias de Flaubert, dans Palimpsestes. Elle correspond à une suppression des articulations entre les événements qui les rend incompréhensibles. Ce travail de «désécriture», qui crée de l'incohérence, suppose en miroir un appel à la compétence encyclopédique du lecteur, capable de «motiver» l'hypertexte en le rapportant à son hypotexte biblique.

Si la critique est habituellement appréhendée comme une fabrique de la cohérence, une quête de l'unité et de la continuité, le travail ici entrepris consistera donc à repérer ce qui, dans les textes critiques, contribue à l'inverse à fragmenter, désunir, désagréger un texte en parties privées de nécessité.

Dans un second temps, est observée la façon dont la lecture marxiste de Balzac, dans le sillage de la lettre d'Engels à Margaret Harkness datée d'avril 1888, a pu opérer.

L'œuvre de Balzac est réputée pour être marquée par la présence envahissante du discours auctorial. Elle s'offre donc peut-être plus qu'une autre aux types de lecture envisagées dans ce séminaire: la tyrannie qu'elle exerce sur son lecteur le conduit inévitablement à vouloir lire «Balzac contre Balzac» (voir F. Schuerewegen, Balzac contre Balzac. Les cartes du lecteur). Ensuite, et les deux sont évidemment liés, c'est dans le roman balzacien que nous trouvons les formes de «motivation» les plus spectaculaires (voir Gérard Genette, «Vraisemblance et motivation», Figures II).

En parcourant quatre célèbres entreprises critiques (dans un ordre qui n'est pas exactement chronologique: Engels, Lukács, Barbéris, Macherey), il est possible de repérer un mouvement d'intériorisation de la démotivation.

Pour les premiers critiques, il s'agit de séparer l'auteur de lui-même (le vrai Balzac et le faux Balzac), ou bien l'auteur et l'œuvre (ce qu'il «dit» et ce qu'il «fait»). La démotivation joue sur un conflit de cohérences qui met notamment en œuvre une critique contrefactuelle, laquelle met en regard l'œuvre et ce qu'elle devrait être si l'auteur avait effectivement réalisé ses intentions. Chez Lukács, les analyses typiquement démotivantes du Médecin de campagne et du Curé de campagne insistent sur «l'exécution très inhabituelle» qui passe notamment par des «épisodes isolés non typiques pour éclairer l'ensemble». La démotivation se fait par voie d'analogie: le fonctionnement des œuvres (absence de motivation des épisodes qui restent à l'état de fragment intotalisables) renvoie au statut des œuvres dans l'ensemble du cycle romanesque, et, si l'on suit cette pente irrésistible, au statut du discours auctorial lui-même au sein de l'ensemble de La Comédie humaine: les œuvres qui tentent de se conformer à l'idéologie constituent un «écart» sur le plan esthétique.

Pour les critiques suivants, il s'agit de jouer l'œuvre contre l'œuvre en mettant en évidence des lieux d'incohérence, voir d'invraisemblance. Le procédé de démotivation est alors le symétrique de la motivation telle qu'elle apparaît dans la prose balzacienne. Chez Barbéris, l'idéologie semble interpolée: ses manifestations sont autant de corps étrangers, éventuellement imputables à un autre auteur. Les exemples qui en sont donnés sont d'ailleurs systématiquement des éléments de discours direct emprunté aux personnages. Chez Macherey, qui s'efforce à la fois de penser l'œuvre comme totalité cohérente et de pratiquer une lecture contrauctoriale, cette lecture fragmentante est irrecevable: l'accent est mis sur la «disparate» du roman. La démonstration passe notamment par la création d'un effet d'inventaire: le critique liste les éléments de l'œuvre pour en exhiber la diversité. Relève aussi d'une stratégie démotivante l'insistance sur les passages où la loi d'analogie qui régit l'univers balzacien ne se vérifie plus: ainsi lorsqu'un personnage ne ressemble pas à son milieu. Par une mise en abyme implicite, la non-congruence qui apparaît dans l'œuvre se voit traduite en une non-congruence propre à l'œuvre elle-même.

Dans un dernier temps, la question porte sur des phénomènes d'écritures spécifiques de la critique.

En effet, contrairement à ce qu'on pourrait attendre, la lecture contrauctoriale ne se fait pas ici par une succession de démotivation et de remotivation, autrement dit par transmotivation, qui serait l'opération fondamentale de la fabrique du contre-auteur, c'est-à-dire d'une autre cohérence, réputée plus profonde ou plus authentique. En réalité, la lecture contrauctoriale de Balzac se fait par contre-allégorèse mais pas par allégorèse. Elle commence par refuser les motivations auctoriales mais n'impose pas, du moins explicitement, une cohérence nouvelle fondée sur un discours «autoritaire» en miroir du premier. Elle relève incohérences et contradictions pour créer de l'indécidable; mais cet indécidable est bientôt résorbé: la critique marxiste n'a pas besoin d'émettre des propositions marxistes sur l'œuvre, elle se contente d'en supprimer les propositions qui font obstacle à la lecture marxiste, qui s'impose d'elle-même. Les critiques se contentent de démotiver le texte qui est ipso facto «remotivé» en vertu du principe genettien de «pression sémantique» (la critique a horreur du vide, et rien ne reste jamais longtemps démotivé…), et ensuite de le mimer, soit en décrivant des descriptions, soit en narrant des narrations. La stratification du texte critique renvoie ainsi à celle du texte critiqué.

Le principe d'écriture qui s'instaure ainsi doit apparaître comme une manière pour la lecture contrauctoriale de s'autoriser, en dernière analyse, d'un mimétisme avec l'œuvre: la démotivation introduit dans le discours critique une forme de romanesque, en créant des tensions, du suspens, en rétablissant le hasard et en ouvrant le texte à ses multiples possibles.


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Florian Pennanech

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Dernière mise à jour de cette page le 30 Octobre 2009 à 20h45.