Atelier




La lecture complice. Liberté, complicité, complexité

Par Frédéric Tinguely (Université de Genève)


Extraits de Frédéric Tinguely, La Lecture complice. Culture libertine et geste critique, Genève, Droz, «Les seuils de la modernité», 2016, p.9-12, 59-69 et 225-227. Ces pages sont reproduites dans l'Atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.



Compte rendu dans Acta fabula, par Jean-Pierre Cavaillé: Libertine slow reading ou lectio difficilior potior.

Dossier Commentaire.






La lecture complice
Liberté, complicité, complexité



Ouverture: Geste critique, geste libre


Il n'est guère facile de théoriser le geste critique de qualité, celui qui parvient à s'inscrire dans le prolongement de l'œuvre, lui confère un surplus de sens sans pour autant lui faire violence. Et qui, pour cette raison même, en constitue une forme d'aboutissement. Il semble que ce geste, même s'il s'appuie sur des compétences techniques très précises, relevant notamment de la philologie ou de l'analyse textuelle, ne puisse pas être protocolé, ni donc programmé. C'est ce qui en fait un fascinant objet de réflexion, ce qui oblige à toujours en penser les modalités au moment même où il se déploie. Comme il n'est pas la simple application d'un modèle théorique, comme aussi il suppose une part de créativité, il s'invente à chaque fois qu'il advient, et appelle constamment, pour ne pas se dissoudre dans l'intuition pure, l'exigence d'une conscience critique.


On verra là peut-être un manque de scientificité: j'y vois surtout un bel espace de liberté intellectuelle. Nous vivons à l'ère du paramétrage: dans l'enseignement universitaire comme dans l'encadrement de la recherche s'imposent des formats, des procédures et des instruments de mesure qui conduisent inévitablement à une standardisation des discours savants. Les ingénus s'en réjouissent, les opportunistes s'en accommodent: faut-il vraiment s'excuser de préférer une troisième voie? Je m'aventure à la nommer «humaniste» en ce qu'elle respecte la personnalité de chaque parole savante, valorise l'élégance autant que la rigueur et invite à la diversité des perspectives et des méthodes. Plus que jamais, le geste critique revêt une dimension éthique dans son existence même: au dangereux formatage des pratiques savantes, il résiste humainement en s'efforçant de cultiver, dans le respect bien sûr des règles de l'échange intellectuel, un espace de liberté et de créativité.


Ce geste peut évidemment porter sur une infinité d'objets. Dans les pages qui suivent, il concerne un ensemble de textes qui, au-delà de leur singularité et de la diversité des genres auxquels ils appartiennent (pamphlet, roman ou histoire comique, relation de voyage), entretiennent tous des liens étroits avec ce qu'il est convenu d'appeler le libertinage ou la culture libertine du XVIIe siècle. La critique a depuis longtemps souligné les divers inconvénients que présente la catégorie historiographique de «libertin», mais, à dire vrai, elle n'a guère proposé mieux que le recours déniaisé à ce label imparfait[1]. Plutôt que de faire une nouvelle fois retour sur la catégorie elle-même, j'aimerais déplacer le geste réflexif en interrogeant la relation particulière qui, au moins dans ma pratique, me paraît s'instaurer entre la liberté critique et celle que tour à tour dénoncent, exercent ou célèbrent les textes du XVIIe siècle. On ne choisit jamais au hasard l'objet de son commentaire: dans le cas précis, je m'aperçois rétrospectivement que ma curiosité pour certains phénomènes peut s'expliquer, mutatis mutandis, en raison d'affinités profondes.


Il y a avant toute chose, bien sûr, la remise en question des doctrines et des cadres imposés, la revendication d'un droit à exercer librement son jugement, à penser autrement (sans danger dans mon cas) que ne l'autorisent l'institution et la coutume. La conviction, aussi, qu'il n'y a pas nécessairement une seule vérité, valable de façon exclusive pour tous les temps et pour tous les lieux. Dans la puissance de contestation, même latente, qui anime les textes libertins face à la pensée dominante de leur temps, le discours critique trouve en quelque sorte à se régénérer: la force qu'il leur restitue devient un peu la sienne.


Deux homologies pourraient bien favoriser cette communication, cette rencontre. D'abord, la pensée libertine, en cela tout à fait fidèle au scepticisme qui l'innerve, se caractérise par sa dimension critique. Elle propose moins des contenus de savoir, des vérités toutes faites, qu'elle ne réfléchit aux conditions de production, notamment langagières, des connaissances. Elle se situe en priorité sur un plan épistémologique, ce qui l'oblige de façon constante à commenter la démarche des autres et, corollairement, à faire retour sur soi. Il y a manifestement là une parenté de posture qui, malgré la différence des objets, invite à une forme de reconnaissance. Ensuite, l'écriture libertine tente d'instaurer à travers différentes stratégies une communauté de lecteurs éveillés que fédèrent certaines valeurs et certaines références savantes. Loin de rompre sur ce plan avec l'humanisme, elle perpétue, mais de manière plus restrictive, l'idéal d'une culture partagée reposant sur une bibliothèque commune. Or, même s'il doit fuir par principe la tentation du repli élitiste, le travail critique se fonde nécessairement sur un socle de culture générale et de curiosité intellectuelle qui détermine un certain lectorat. Contre vents et marées, l'enseignement de la littérature s'efforce de perpétuer cette communauté de lecteurs compétents avec laquelle engager un dialogue sur les œuvres. Il n'empêche que le sentiment de ne s'adresser qu'à un public de happy few gagne chaque jour du terrain. Ce que les libertins cultivaient, nous sommes aujourd'hui forcés de le subir: mais la conscience de bénéficier d'une audience choisie, avec laquelle il est possible d'entretenir une relation privilégiée, est commune au commentateur et à ceux qu'il commente[2].


Illusion de proximité, péché d'anachronisme, danger d'identification: peut-être. Mais le discours critique ne gagne rien, sinon un simple vernis de scientificité, à occulter l'origine de ses préférences. En deçà des diverses questions qu'il aborde, ce livre voudrait revendiquer la part d'implication personnelle que suppose la longue fréquentation d'un corpus, et montrer qu'elle n'interdit pas, bien au contraire, un vrai questionnement du sens des textes et du travail de l'interprétation. Il voudrait même suggérer que le discours sur les œuvres ne pense jamais aussi bien ses modalités que lorsqu'il trouve à se refléter, d'une manière ou d'une autre, dans les propriétés de son objet. En ce sens, l'écriture libertine deviendrait le révélateur (et même le moteur) d'une forme de liberté herméneutique. C'est dans cette dynamique que les études qui composent cet ouvrage trouvent non seulement leur continuité, le principe de leur cohérence, mais plus fondamentalement leur raison d'être.


[…]


La lecture complice


Nul ne peut évidemment prétendre échapper à son ancrage historique, transcender les valeurs, les codes et les usages qui le constituent en tant que lecteur d'aujourd'hui avant même d'aborder les textes d'autrefois. Cette historicité induit nécessairement une distance, une différence qu'il importe de reconnaître sans ambiguïté afin d'écarter définitivement le fantasme d'un retour à l'origine entretenu par une certaine philologie. Mais une fois aboli cet idéal de transparence, il convient aussi de se demander si toutes les opacités se valent ou si, au contraire, elles se déclinent en une succession de degrés.


C'est ici que l'opération philologique, au sens large de réinscription d'un texte dans sa situation historique, garde toute sa raison d'être: à partir d'un ancrage actuel, ou plus exactement à travers lui, il est possible de réunir un certain nombre d'informations qui, par recoupements et comparaisons, permettent de préciser le sens d'un texte, de mieux en maîtriser les codes, l'esprit ou la finalité. A titre d'exemple, le lecteur qui prend la peine de se familiariser avec les débats scientifiques suscités par les thèses de Copernic et de Galilée découvre sous la plume de Sorel ou de Cyrano des allusions (et donc des effets de sens) qu'il ne pouvait saisir auparavant. Cette progression vers la compréhension ne neutralise évidemment pas toute étrangeté, mais elle n'en constitue pas moins, à l'intérieur des limites épistémologiques énoncées, un acte de connaissance. Même s'il n'échappe jamais à sa propre historicité, le processus d'historicisation permet d'établir un premier rapport de proximité relative avec les textes du passé.


Le recours méthodique à la micro-lecture, au minutieux repérage des articulations, des inflexions, des aspérités du texte, favorise une seconde forme de proximité dans la distance. Car là non plus, il ne s'agit en aucune façon de nier l'écart historique, mais plutôt d'en compenser les inconvénients sur un autre plan, par un surcroît d'attention et de disponibilité. A travers un effort soutenu de ralentissement, le lecteur instaure dans son ancrage même un autre rythme, une autre temporalité qui lui offre un accès privilégié au texte dans ses dispositifs et dans son fonctionnement. Ce travail de lecture rapprochée, au même titre que l'opération philologique, permet indéniablement de progresser dans la maîtrise d'un objet complexe et toujours singulier.


Cependant, dès lors qu'il s'applique à des textes issus de la mouvance libertine, l'exercice de la micro-lecture — mais aussi parfois le travail philologique — fait apparaître des stratégies de dissimulation dont la mise au jour suppose en toute rigueur une troisième forme de proximité, celle qui fonde précisément le concept de lecture complice. Tel qu'il se trouve mis en œuvre dans les chapitres qui suivent, ce mode de lecture consiste à privilégier la piste d'un sens réservé, généralement de nature subversive, dans le traitement de certaines turbulences ou de certains échos passés inaperçus. Lorsque l'hypothèse se révèle féconde — ce qui n'est certes pas toujours le cas —, le geste critique apparaît pour celui qui l'effectue, et qui tente de le faire partager, comme la réponse appropriée à un phénomène de cryptage intentionnel. Or, cette démarche d'élucidation et le postulat de connivence qui la sous-tend ne sont pas théoriquement compatibles avec un modèle historiciste fondé sur une discontinuité radicale: si le lecteur peut révéler un sens volontairement caché, expliciter un non-dit, c'est bien qu'il se trouve au moins de façon ponctuelle en adéquation avec une intention première. C'est bien que sa perspective, malgré l'écart des ancrages historiques, s'est momentanément superposée à celle d'un sujet éloigné dans les siècles, en une manière de rencontre qui ne peut plus être qualifiée de relative, bien qu'elle s'appuie avec toute la rigueur requise sur les deux formes de proximité évoquées plus haut.


L'expérience de la lecture complice témoignerait ainsi de la convergence possible entre des points de vue distincts quant à leur situation historique. Sans nécessairement postuler des invariants ou même des continuités, elle impliquerait l'existence de points de rencontre ou d'intersections (à tout le moins de configurations ponctuellement analogues) entre des visions du monde autrement étrangères l'une à l'autre.


Que l'on admette cette éventualité épistémologique ou que l'on préfère y voir une sorte d'illusion subjective[3], on pourrait être tenté de reprocher au mode de lecture proposé, en ce qu'il attribue indéniablement au soupçon une vertu heuristique, une méthode de nature inquisitoriale. Tenter en permanence de débusquer des éléments subversifs dans un texte, de déjouer les ruses qui permettent de les dissimuler, n'est-ce pas en effet le travail du censeur? De celui-là même à qui profite la catégorie de «libertin»? Après s'être si fortement distancié de Garasse, il faut convenir qu'il y aurait une belle ironie à se retrouver en quelque sorte dans sa position de lecteur! On peut cependant écarter une telle inquiétude en insistant sur deux traits par lesquels le lecteur complice, indépendamment même du plan des valeurs, se démarque clairement du lecteur inquisitorial: tout d'abord, son travail herméneutique relève d'une forme de participation à un jeu, ce qui suppose une responsabilité assumée dans l'élaboration des significations subversives. Ensuite, et quels que soient les efforts rhétoriques déployés pour convaincre, son ambition n'est jamais de démontrer la présence de contenus de pensée subversifs, comme l'impliquerait un paradigme judiciaire; son objectif est bien plutôt de proposer des significations nouvelles, de les offrir comme un surplus de sens susceptible d'enrichir la compréhension des œuvres. La lecture complice ne se veut ni exclusive, ni péremptoire. Elle tente de perpétuer à sa façon une épistémologie probabiliste et, plus que jamais en sympathie avec son objet, se plaît à élargir rationnellement la palette des possibles sans vouloir faire autorité.



Fiction libertine et lecture straussienne


Les thèses de Leo Strauss sur les ruses de l'écriture philosophique en période de persécution sont aujourd'hui régulièrement invoquées dans les études consacrées à la dissimulation libertine au XVIIe siècle[4]. Si l'on n'en retient pas forcément tous les aspects — ainsi par exemple de l'élitisme dogmatique qui les sous-tend —, on s'accorde généralement sur ce qu'elles impliquent en matière d'interprétation, à savoir une méthode prenant en considération les contraintes que la société impose au discours philosophique. Le schème idéal selon lequel les écrits d'un philosophe exprimeraient ses thèses en toute transparence semble perdre du terrain devant une conception plus réaliste des modes de diffusion de la pensée, qui insiste sur le processus de mise en conformité accompagnant toute publication (au sens large) et oblige à en tenir compte sur le plan herméneutique. Le modèle straussien, initialement élaboré en réponse aux contradictions et aux silences du Guide des égarés de Maïmonide[5], est bien entendu convoqué de préférence par les commentateurs de textes argumentatifs: on peut en effet estimer plus sage de ne pas mélanger les genres, de se contenter d'appliquer au seul domaine pour lequel elles ont été conçues des techniques de lecture d'une utilisation en soi déjà très délicate. Les pages qui suivent n'auront pas cette prudence: sensibles à la force de proposition que même ses adversaires reconnaissent à la pensée de Strauss, elles tenteront de transposer à l'interprétation du texte fictionnel certains principes de la théorie de l'«art d'écrire» (art of writing) ou, si l'on préfère, de la lecture «entre les lignes» (between the lines). Il ne s'agira pas, bien entendu, de procéder à une application systématique et docile, mais plutôt de mesurer les effets de divers déplacements sans jamais cesser de revendiquer un droit d'inventaire. On verra alors si la méthode visant à dégager ce que Strauss appelle le literary character de l'écriture philosophique peut informer, pour ainsi dire en retour, l'interprétation du texte littéraire et, dans le cas précis, de la fiction libertine du XVIIe siècle.



Principes de transposition


Passons tout d'abord en revue les grandes caractéristiques du modèle straussien afin d'identifier les éléments les plus susceptibles d'être rapatriés avec bonheur dans le champ des études littéraires.


La découverte de l'«art d'écrire» procède d'un regard lucide sur la position du philosophe dans le monde judéo-arabe médiéval. Conscient de l'incompatibilité ultime de la Loi révélée et des vérités rationnelles, mais reconnaissant également la nécessité politique de la Loi, un auteur comme Maïmonide est amené à développer un discours double qui lui permet de transmettre les vérités philosophiques sans pour autant contredire ouvertement les opinions qui fondent la société, ce qui serait dangereux pour celle-ci comme pour le philosophe. Il parvient en somme, au moyen d'une technique d'écriture très particulière, à faire en sorte qu'Athènes et Jérusalem coexistent sans heurt au sein d'un même texte. Au-delà de son caractère spécifique, le cas de Maïmonide révèle selon Strauss un trait fondamental de l'écriture philosophique des Anciens: sa capacité à conjuguer un message exotérique destiné au plus grand nombre et un message ésotérique accessible uniquement aux philosophes ou aux jeunes esprits en quête de certitudes rationnelles. Il faut souligner que l'énoncé des croyances nécessaires, des «nobles mensonges», n'est ici nullement dissocié de celui des vérités réservées, contrairement à ce qui peut s'observer dans d'autres types de transmission philosophique, où l'on distingue parfois deux corpus (l'un exotérique, l'autre ésotérique), voire un enseignement écrit conforme à la doxa et un enseignement oral à l'intention des seuls initiés. L'art d'écrire permet en quelque sorte au philosophe de jouer simultanément sur deux tableaux:

«Cette littérature s'adresse non pas à tous les lecteurs, mais seulement au lecteur intelligent et digne de foi. Elle a tous les avantages de la communication privée sans avoir son plus grand désavantage — n'atteindre que les relations de l'écrivain. Elle a tous les avantages de la communication publique sans avoir son plus grand désavantage — la peine capitale pour son auteur.[6]»

C'est le recours à cette communication restreinte au sein même d'une communication plus large qui distingue selon Strauss la philosophie des Anciens de celle des Modernes, et en particulier le discours des Lumières médiévales de celui des Lumières du XVIIIe siècle.


L'articulation de deux messages qui caractérise l'écriture philosophique des Anciens ne se réalise généralement pas à travers la superposition du littéral et du figuré. Les protocoles de lecture allégorique privilégiés par l'exégèse biblique ne sont par conséquent d'aucun secours dans la quête de ce qui est signifié «entre les lignes», même s'il est vrai que les qualités attribuées par Strauss aux grands philosophes et à leurs œuvres semblent directement empruntées au modèle de l'omniscience divine et de la perfection des Ecritures. C'est en réfléchissant bien à la métaphore de la lecture «entre les lignes» que l'on saisit pleinement le caractère non métaphorique de cette lecture. Cette formule désormais célèbre n'implique aucune idée de dépassement par élévation ou par approfondissement; elle ne suggère pas non plus d'opposition entre intériorité et extériorité. Dans la mesure où l'un des deux messages est dissimulé, il va de soi que des métaphores comme celles du voile, de l'écorce ou du silène[7] peuvent à chaque instant faire retour dans le discours sur l'«art d'écrire»; au demeurant, le couple notionnel exotérisme/ésotérisme procède lui-même d'une distinction entre un dehors accessible et un dedans réservé. Il faut toutefois insister sur le fait que Strauss, lorsqu'il décide de placer sa théorie sous le signe d'une métaphore spatiale, évite soigneusement toute référence à un processus de cryptage ou d'interprétation qui s'effectuerait dans la verticalité. Le sens caché ne se situe pas selon lui sous la lettre ou au-delà d'elle, mais en quelque sorte à côté d'elle ou tout au plus dans ses interstices. Le secret hante ici la superficie du texte et, un peu comme dans La Lettre volée d'Edgar Allan Poe, la dissimulation s'opère même parfois à travers un surcroît de visibilité[8]. Le codage «entre les lignes» exige paradoxalement du lecteur non superficiel une rare capacité à explorer la surface de l'œuvre.


Cette lecture sur l'axe horizontal consiste en premier lieu à rétablir l'ensemble des liens logiques qui unissent les différents énoncés. Une telle tâche se heurte à certains obstacles, dont le franchissement constitue autant d'épreuves qualifiantes. On peut par exemple être confronté à un plan particulièrement obscur ou à l'absence de certains maillons importants dans la chaîne argumentative: il importe alors de remettre de l'ordre dans le dispositif (éventuellement de motiver son désordre) et d'en restituer les éléments demeurés implicites. Le lecteur doit ici tabler sur la cohérence logique du texte ou, plus exactement, du système philosophique présenté. Mais il se peut aussi que la mise en relation des énoncés fasse apparaître des contradictions insolubles ou que certains énoncés soient profondément équivoques. Lorsque le principe de cohérence se trouve mis à mal au sujet de points essentiels — et chez un philosophe de tout premier plan (critère pour le moins subjectif, il est vrai, et bien symptomatique de l'élitisme straussien) —, on est autorisé à résoudre l'incohérence ou l'ambivalence en invoquant les contraintes que la société fait peser sur l'exercice de la philosophie. Il est alors légitime d'attribuer à l'auteur la thèse la plus contraire à l'opinion commune, celle qu'il ne pouvait exprimer sans commettre une imprudence. Dans les conditions précises qui viennent d'être énoncées, le philosophe doit toujours — par le lecteur philosophe et pour le bien même de la philosophie — être présumé coupable de non-conformisme.


Les thèses de Strauss ne peuvent bien entendu être appliquées telles quelles à la fiction libertine, laquelle n'a pas pour objectif prioritaire la transmission d'un contenu philosophique. S'il fallait absolument tenter d'assigner une finalité aux œuvres de Théophile, Sorel ou Cyrano de Bergerac, c'est avant tout la célébration provocatrice d'un formidable affranchissement intellectuel et moral qui devrait être mise en avant. Loin de se replier sur elle-même dans un geste défensif, la fiction libertine cherche plutôt à séduire certains lecteurs et à en choquer d'autres. Elle défie sans cesse les garants de l'ordre établi en testant les limites de ce qui peut être publiquement exprimé. Elle joue littéralement avec le feu, et ce jeu dangereux l'amène souvent à mobiliser, à propos des questions les plus sensibles, des stratégies de dissimulation qui lui permettent à la fois de contourner la censure et d'entretenir avec le lecteur éclairé un rapport de connivence.


Il semble que deux éléments-clés du modèle straussien puissent être transposés au protocole d'une lecture complice: le principe de cohérence et celui de la primauté accordée à l'interprétation subversive[9].


En vertu du premier, on n'abordera jamais un texte sans parier de façon provisoire (mais scrupuleuse) en faveur de sa cohérence ultime. Cela peut par exemple concerner l'agencement des parties d'une œuvre: face à ce qui apparaît comme un défaut de construction, un enchaînement bizarre et immotivé, il importe d'examiner avec soin la possibilité d'une cohérence secrète, et donc d'un sens caché, plutôt que de conclure précipitamment à une disposition libre ou négligée. Cela s'applique également à l'univers fictif, que l'on doit s'efforcer de ramener à un ensemble de lois cohérentes aussi bien en matière logique que physique. D'une manière générale, on tentera d'interpréter les anomalies au lieu de les corriger, et d'améliorer ses facultés herméneutiques plutôt que de prétendre amender le texte. Il ne s'agit pas de sacrifier à une «mythologie de la cohérence»[10] en niant l'existence de constructions libres et capricieuses, d'inconséquences fortuites et gratuites: de tels phénomènes sont légion dans la littérature de l'époque, en particulier dans le genre des histoires comiques. Mais cette profusion n'interdit en rien la recherche d'une cohérence seconde: la prendre en considération, c'est plutôt mesurer l'ampleur de la tâche de vérification qui attend le lecteur soigneux et qu'aucun censeur n'aurait jamais eu le temps ni la patience de mener à bien.


Selon le second principe, que l'on pourrait qualifier de probabiliste, le lecteur confronté à un énoncé profondément équivoque au sujet d'une question sensible n'est pas réduit à suspendre son jugement: il peut légitimement pencher en faveur d'une critique de l'opinion dominante et autorisée. Cela ne revient pas à nier l'ambiguïté et la polysémie, mais plutôt à refuser de les considérer comme des phénomènes indifférents et à reconnaître pleinement leur potentiel de subversion. La lecture complice, loin d'ignorer les zones troubles, tend à les rechercher et à les explorer afin d'y repérer d'éventuelles implications sulfureuses qu'elle prend ensuite le risque de privilégier en vertu d'un principe de «subversion suffisante». On voit bien qu'une telle méthode ne prétend pas imposer des certitudes herméneutiques: elle a davantage vocation à réunir des faisceaux d'indices négligés, à dégager des effets de sens insoupçonnés. Elle invite aussi — à contre-courant de l'agitation dominante — à ralentir considérablement le rythme de la lecture afin de se rendre disponible aux moindres aspérités du texte[11]. On se contentera d'en illustrer le fonctionnement (et peut-être le bénéfice) en examinant tour à tour deux bizarreries remarquées dans la fiction libertine particulièrement flamboyante du premier XVIIe siècle.


[…]


Conclusion: Lectio difficilior


Il faut en convenir: au-delà de leurs caractéristiques propres, les différentes lectures présentées dans ce livre témoignent ensemble d'un certain penchant pour les élaborations herméneutiques complexes, parfois risquées. C'est que le geste critique, dès lors qu'il est conçu comme un travail de restitution ou d'actualisation des significations latentes, s'accommode mal de la simple reformulation des vérités partagées. Mieux vaut donner à réfléchir, même sans convaincre, qu'enfoncer des portes ouvertes.


Cette prédilection pour les solutions non évidentes n'est peut-être pas sans lien, mutatis mutandis, avec un principe de critique textuelle connu des humanistes avant d'être pleinement formulé par les exégètes allemands du XVIIIe siècle: lectio difficilior potior. Rappelons brièvement de quoi il s'agit: confronté à différentes variantes manuscrites, le philologue qui s'efforce de se rapprocher du texte d'origine (Urtext) doit généralement privilégier celle qui, pour être comprise, mobilise des compétences linguistiques supérieures. Si la leçon la plus difficile est la meilleure, c'est qu'il est peu probable qu'un copiste éprouve le besoin de sophistiquer un texte, alors qu'on voit bien comment il peut être amené, par souci de compréhension, à modifier une construction rare ou un terme utilisé dans une acception peu commune. En ce qu'il procède des études bibliques, un tel principe suppose évidemment une conception de l'auteur, du texte et de la diffusion manuscrite — adieu l'éloge de la variante! — que les spécialistes de littérature sont en droit de ne pas partager. Mais ce qui m'intéresse est ailleurs: dans le choix revendiqué et argumenté de la difficulté, dans la complexité érigée en critère positif, contrairement par exemple à la valorisation de la simplicité que l'on rencontre volontiers dans les sciences mathématiques. C'est pourquoi j'aimerais, non sans distorsion ironique, m'approprier ici l'adage philologique pour en faire in fine l'emblème d'un parti pris de lecture.


Transposé à l'interprétation des textes libertins, le principe de la lectio difficilior implique que le discours critique privilégie, dans le respect bien sûr des exigences logiques et philologiques, la signification la moins immédiatement perceptible, celle qui demande pour être comprise un travail herméneutique supérieur. A la différence de ce qui s'observe pour l'établissement d'un texte, cette lecture ne remplace pas forcément les autres, mais sa difficulté même justifie qu'on lui accorde une place et une attention particulières. C'est dans l'exercice de la lectio difficilior que le geste critique libère toute sa puissance et trouve en définitive sa raison d'être.


Bien que cette prédilection pour les significations discrètes rencontre sur plusieurs points la méthode straussienne, elle la dépasse en ce qu'elle ne s'en tient pas uniquement aux idées subversives, aux stratégies discursives permettant de contourner la censure et d'échapper à la répression. L'art d'écrire libertin n'a pas seulement vocation défensive: il relève aussi d'un esprit ludique et d'une esthétique du biais dans lesquels se forge une identité collective. S'appliquer à lire entre les lignes, même pour y découvrir des choses parfois inoffensives, c'est donc participer à un jeu vivifiant et, lorsque l'effort s'en trouve récompensé, intégrer une communauté symbolique grâce à ses seules compétences interprétatives.


C'est en revenant une dernière fois à la notion de complicité que l'on mesure pleinement en quoi l'exigence de lectio difficilior permet d'accueillir le meilleur du modèle straussien au sein d'une conception moins rigide de l'herméneutique. Le terme de complicité peut bien sûr s'entendre en un sens juridique pour désigner la participation à un délit ou à un crime; mais il peut aussi prendre un sens moins technique lorsqu'il renvoie à une relation d'entente subtile, de proximité et de connivence. Alors que le modèle straussien, déterminé par une logique de persécution, s'enferme dans une conception juridique de la complicité, les lectures ici proposées font la part belle aux visées subversives sans pour autant s'y limiter. Ce qui légitime l'activation d'une lecture complice, c'est parfois moins la présence cryptée d'une idée prohibée que le goût et le jeu de la dissimulation même. La lectio difficilior permet certes de mettre au jour des contenus de pensée qu'il aurait été impossible d'exprimer frontalement sans encourir des sanctions, mais elle peut tout aussi bien donner accès à des significations moins chargées. C'est alors la complicité en tant que connivence qui semble prendre le dessus, le geste critique participant à travers les siècles de la constitution d'une communauté imaginaire résolue à ne pas s'en tenir aux évidences, à se méfier des apparences et des solutions simples. On voit que le principe de la lectio difficilior embrasse pour mieux les réunir les deux versants de la complicité libertine, comme si paradoxalement le faux ami complex — qui signifie «complice» au sens strict — nous voulait du bien.



Table des matières de l'ouvrage.



Frédéric Tinguely, été 2016
(Université de Genève)



Pages de l'Atelier associées: Lecture, Critique?, Commentaire, Herméneutique?, Histoire, Epistémologie?, Constructivisme?, Philologie, Variante.



[1] Plus que tout autre, Jean-Pierre Cavaillé s'est attaché à retracer l'histoire de la catégorie et à faire la critique de ses usages (sans toutefois la bannir). Voir en particulier «Libertinage, irréligion, incroyance, athéisme dans l'Europe de la première modernité (XVIe-XVIIe siècles). Une approche critique des tendances actuelles de la recherche (1998-2002)», 2003, Les Dossiers du Grilh, 2007-02, URL: http://dossiersgrihl.revues.org/279, consulté le 14 septembre 2014, et Les Déniaisés. Irréligion et libertinage au début de l'époque moderne, Paris, Classiques Garnier, 2013, quatrième partie: «Libertinage: usages polémiques et historiographiques», pp.331-438.

[2] Je n'oublie évidemment pas l'existence de formes populaires de pensée hétérodoxe, de liberté à l'égard des dogmes imposés, comme le montre non seulement le fameux cas de Menocchio étudié par Carlo Ginzburg (Le Fromage et les vers. L'univers d'un meunier du XVIe siècle, Paris, Aubier, 1980), mais aussi les nombreux parcours de l'incroyance analysés plus récemment par Federico Barbierato (Politici e ateisti. Percorsi della miscredenza a Venezia fra Sei e Settecento, Milan, Unicopli, 2006). Mais les œuvres que j'étudie, et dont je tente de comprendre les codes, appartiennent à un milieu plus savant, qui se pense et se représente sur le mode de la distinction intellectuelle.

[3] Avant de trancher, il n'est peut-être pas inutile de se demander, à titre de comparaison, ce qui se produit sur le plan épistémologique lorsqu'un spectateur d'aujourd'hui adopte le point de vue révélant la présence d'une tête de mort dans les Ambassadeurs d'Holbein…

[4] Les premiers articles de Strauss sur la question sont réunis dans Persecution and the Art of Writing, New York, The Free Press, 1952 (traduction française: Leo Strauss, La Persécution et l'art d'écrire, trad. Olivier Sedeyn, Paris/Tel Aviv, Editions de l'éclat, 2003). Voir aussi l'article «Sur un art d'écrire oublié», dans lequel Strauss répond aux critiques de George H.Sabine et d'Yvon Belaval (cf. Leo Strauss, Qu'est-ce que la philosophie politique?, Paris, PUF, 1992, pp.213-223 et Poétique, 38 (1979), pp.244-253). Pour l'application de ces thèses à l'étude de la dissimulation libertine au XVIIe siècle, voir notamment: Gianluca Mori, Bayle philosophe, Paris, Champion, 1999; Sophie Gouverneur, Prudence et subversion libertines. La critique de la raison d'Etat chez François de La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé et Samuel Sorbière, Paris, Champion, 2005. Le rapport à la méthode de Strauss est plus contrasté chez Jean-Pierre Cavaillé: de distanciation dans Dis/simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002; d'adhésion au moins partielle dans Les Déniaisés, pp.443-464. L'influence de Strauss est moins attendue, mais à mon sens tout à fait fondamentale, dans le livre de Fernand Hallyn: Descartes. Dissimulation et ironie, Genève, Droz, 2006. Voir aussi, du même, «"Le langage confus qui règne dans les pays d'Inquisition". Descartes et la rhétorique de la dissimulation», Poétique, 142 (2005), pp.131-151.

[5] La première étude de cas livrée par Strauss fut en effet «The Literary Character of The Guide for the Perplexed», article d'abord paru dans Essays on Maimonides, éd. Salo W. Baron, New York, Columbia University Press, 1941, pp.37-91, puis repris en 1952 dans Persecution and the Art of Writing (ch. III). Sur les liens entre l'étude de Maïmonide (interprété à la lumière du platonicien al-Fârâbî) et la découverte d'un art ésotérique d'écrire, voir Daniel Tanguay, Leo Strauss. Une biographie intellectuelle, Paris, Grasset, 2003, ch. II, c.

[6] Leo Strauss, La Persécution et l'art d'écrire, p.27.

[7] Pour la référence aux fameux silènes d'Alcibiade, également cher aux lecteurs d'Érasme et de Rabelais, cf. La Persécution et l'art d'écrire, p.42.

[8] Ce principe est emblématisé, selon Strauss, par un apologue qu'al-Fârâbî insère dans son commentaire des Lois de Platon. Il y est question d'un ascète qui feint d'être un ivrogne pour quitter incognito une cité dont le tyran le persécute. A la tombée de la nuit, le garde en faction à la porte de la ville demande à l'ascète qui il est. Celui-ci répond d'un ton enjoué qu'il n'est autre que l'ascète recherché et, n'étant pas pris au sérieux, parvient à s'échapper sans mentir (cf. Qu'est-ce que la philosophie politique?, pp. 132-133).

[9] J'ai dit en ouverture que le geste critique ne peut être protocolé; au sens strict, je le maintiens: la lecture complice ne suit en effet aucun mode d'emploi, ce qui ne l'empêche pas d'obéir à certains grands principes.

[10] C'est l'une des principales accusations portées à l'encontre de la méthode straussienne par Quentin Skinner dans son article intitulé «Meaning and Understanding in the History of Ideas», History and Theory, VIII (1969), pp.3-53 (repris dans Meaning and Context: Quentin Skinner and His Critics, éd. James Tully, Cambridge/Oxford, Polity Press, 1988). Il est toutefois possible de faire l'hypothèse d'une cohérence, quitte à l'écarter après examen, sans pour autant succomber à un dogmatisme de la cohérence tel qu'on le trouve parfois exprimé chez Strauss.

[11] Sur la fécondité du slow reading appliqué à un tout autre corpus, je me permets de renvoyer à mon ouvrage intitulé Le Voyageur aux mille tours. Les ruses de l'écriture du monde à la Renaissance, Paris, Champion, 2014.



Frédéric Tinguely

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Dernière mise à jour de cette page le 2 Septembre 2017 à 15h19.