Atelier




La collection éditoriale

Par Ivanne Rialland (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines)


Extrait de: Critique & médium (XXe-XXIe siècles), sous la direction d'Ivanne Rialland, Paris, CNRS Éditions, 2016 (p.201-212).



Reproduit dans l'Atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur des éditions du CNRS. Lire également l'introduction de l'ouvrage au format pdf.


Dossier Collection






La collection éditoriale


La collection éditoriale est-elle un médium? Incarnant un projet éditorial dans une maquette et un catalogue d'ouvrages, elle est sans aucun doute un «moyen de transmission et de circulation symboliques[1]», conformément à la fonction que Debray assigne au médium. Elle paraît cependant se distinguer intuitivement des autres médiums abordés dans cet ouvrage par sa matérialité, opposant la série qu'elle compose à l'objet livre, ou l'hétérogénéité des éléments qu'elle circonscrit — liste d'ouvrages, maquette, programme éditorial — à l'apparente superposition entre l'imprimé, l'audiovisuel ou le web et un support médiatique. En réalité, s'intéresser à la collection fait apparaître en quoi tous ces médiums sont des dispositifs, tels que les définit Bernard Vouilloux, dans la lignée de Foucault, Deleuze, Lyotard: «un dispositif est un agencement résolument hétérogène d'énoncés et de visibilités qui lui-même résulte de l'investissement d'un ensemble de moyens appelé à fonctionner stratégiquement au sein d'une situation (d'un champ de forces) donnée[2]». Ainsi, analyser le médium «livre», par exemple, ne se résume pas à étudier les particularités sémiologiques de l'objet, mais exige de l'appréhender dans ses dimensions socio-économique et communicationnelle. Or, la collection, parce qu'elle ne réside pas tout entière dans le livre singulier, oblige à considérer en même temps le travail éditorial et celui de l'écrivain, la matérialité du livre où s'inscrit le «label[3]» de la collection et le projet que porte ce label, le sens du volume singulier et le périmètre intellectuel où l'inscrit la liste des volumes, celle-ci dessinant un discours éditorial comme les contours d'un lectorat. Elle apparaît ainsi comme un lieu idéal de déploiement de l'étude du médium telle que nous l'entendons, au croisement de la bibliographie matérielle, de l'histoire culturelle, de la sociocritique et des études littéraires.


Mais la collection n'est pas simplement un angle d'étude pour le médium livre, en invitant à attacher une importance particulière au «péritexte éditorial[4]»: ce sont à la fois le médium et le message qui y sont autres. Il ne s'agit pas de se demander ici de quelle façon la collection affecte la réception du message porté par le livre, mais de s'interroger sur le message porté par la collection, à travers la série des ouvrages qui la composent. L'attention est déplacée vers le projet éditorial déployé dans la collection, sans s'y cantonner. Aborder la collection comme un médium en effet, c'est penser la signification de la collection en elle-même, dont les déclarations d'intention de l'éditeur ne sont qu'un aspect: s'articulent de façon variable le projet de l'éditeur, le propos des auteurs, le discours porté par la maquette et l'assemblage concret que forment les volumes de la collection. Se fait jour de la sorte une énonciation plurielle, qui a bien des points communs avec celle de la presse, telle qu'elle est pensée par Dominique Maingueneau[5]. Or, cette articulation se révèle d'un intérêt particulier dans le domaine critique: l'initiative de l'éditeur y est souvent importante dans le choix des auteurs, des sujets traités, du style et du genre adoptés; la maquette inclut fréquemment des documents et des illustrations qui interagissent avec le discours de l'auteur, créant de multiples effets de renforcements ou de décalages entre les différents éléments de la collection. Celle-ci compose de plus pour le sujet traité un facteur de valorisation, qui intervient pleinement dans le processus critique, son autorité confortant celle de l'auteur.



«L'invention de la collection»


Isabelle Olivero situe «l'invention de la collection[6]» dans les années 1830, en choisissant plus particulièrement la date symbolique de 1838, qui marque le lancement de la «Bibliothèque Charpentier». La rupture n'est cependant pas si nette, Sophie Montreuil, dans sa thèse soutenue en 2001, préférant employer le terme de «transition[7]» pour désigner le nouveau rôle de la collection qui émerge au XIXe siècle, en réponse au développement d'un marché du livre qui incite à organiser la diversité des publications. Isabelle Olivero indique de son côté que la crise traversée par le monde du livre dans les années 1830 pousse les éditeurs, Charpentier en tête, à conquérir un nouveau lectorat en baissant le prix des livres. Alors que Sophie Montreuil, de la sorte, met l'accent sur le catalogue de la collection, Isabelle Olivero se concentre sur le format «compacte[8]» proposé par la «Bibliothèque Charpentier» et le modèle économique qu'elle invente[9]. Elle souligne également la volonté de démocratisation du savoir que portent les collections au XIXe siècle[10]. La collection moderne est ainsi cette «association d'un format et d'un choix de textes[11]», qui vise un lectorat précis et porte un projet éditorial faisant de la collection plus qu'un assemblage de textes, une «construction[12]» intellectuelle.


Le recours à la collection se généralise au XXe siècle, Jacques Breton considérant qu'il est systématique à partir des années soixante[13]. La collection est devenue un moyen incontournable pour l'éditeur de structurer une production pléthorique et de fidéliser le lectorat, en améliorant en outre la rentabilité de son activité par des économies de maquette, l'amélioration de l'efficacité de la publicité ou de la distribution[14]. Le rôle commercial de la collection n'exclut pas sa fonction intellectuelle de construction d'un champ, du moins chez les éditeurs maintenant une certaine exigence. Devenue évidente, l'articulation du livre à la collection n'est pourtant ni universelle, ni définitive. Les éditeurs brésiliens ne recourent pas à cette classification, indique Alban Cerisier, qui souligne la fragilisation de celle-ci en France[15]. La multiplication des livres, et partant des collections, exige de la part de l'éditeur un travail d'explicitation renforcée de collections dont l'identité tend à se diluer dans les classements commerciaux proposés par les libraires[16], l'un d'eux témoignant dans les pages du Bulletin des bibliothèques de France d'un sentiment d'«éparpillement» de l'offre[17].



Un domaine de recherche récent


L'intérêt universitaire pour la collection date des années quatre-vingt-dix où se multiplient les mémoires et thèses consacrés à la question[18] — en particulier sous la direction de Jean-Yves Mollier[19]. Le rôle fondateur de la thèse d'Isabelle Olivero, publiée en 1999, est très généralement souligné. L'ouvrage est révélateur de la concentration de la recherche sur les collections populaires, dans la lignée des travaux sur la Bibliothèque bleue, et l'histoire de la collection semble se confondre avec celle de la conquête de nouveaux publics. La date-clé pour le XXe siècle est dès lors constituée par la parution du «Livre de poche» en 1953, collection qui fait l'objet des travaux les plus nombreux pour la période contemporaine. Le poche paraît en effet une incarnation privilégiée de la collection, dont il réalise pleinement les fonctions d'organisation du corpus livresque et de rentabilisation de celui-ci. Deux des trois études de cas présentés ici s'attachent de la sorte à ce format du poche, avec des collections prenant naissance dans des années particulièrement riches pour l'histoire de l'édition: les années cinquante, qui voient la diversification des collections et la naissance des collections de grande diffusion, dans un contexte de mutation culturelle et d'élargissement du lectorat.


Si la «révolution du poche[20]» concentre l'attention des chercheurs s'intéressant à la collection au XXe siècle[21], quelques collections littéraires prestigieuses ont également fait l'objet d'études monographiques, en particulier la Bibliothèque de la Pléiade[22], ainsi que différentes collections d'essais ou d'ouvrages scientifiques[23]. Les collections de littérature critique n'ont que peu attiré l'attention: l'on peut citer l'article de François Chaubet sur la publication des actes des colloques de Cerisy dans la collection 10/18[24], ou la communication consacrée par Jean-Yves Debreuille à la collection «Poètes d'aujourd'hui»[25] qui, en analysant le nom de la collection, le choix des poètes retenus et des préfaciers, ainsi que les thèmes récurrents, se situe tout à fait dans la perspective du présent volume.


L'approche, très généralement, est monographique et située dans une perspective d'histoire culturelle[26] ou d'histoire du livre, à laquelle est intégré un souci de la matérialité des volumes: le positionnement d'Isabelle Olivero, se plaçant — notamment — dans la lignée de Roger Chartier et D. F. McKenzie, est ainsi tout à fait représentatif. Il s'agit de mettre en évidence le projet des éditeurs porté par la collection, sa matérialisation par la maquette et le catalogue, sa portée à la fois commerciale et intellectuelle, et ce, dans les ouvrages les plus ambitieux comme celui d'Isabelle Olivero, en replaçant la collection dans le champ de l'édition et dans le champ intellectuel de l'époque. Inscrit dans le projet «La collection comme projet éditorial. Europe, Amériques (XVIIIe-XXe)» piloté par Christine Rivalan Guégo, le récent collectif La Collection. Essor d'un projet éditorial propose, dans le champ de l'histoire de l'édition, une perspective comparatiste qui permet de saisir la circulation des modèles de collection.


Sophie Montreuil s'efforce pour sa part à une théorie de la collection littéraire en s'appuyant sur la poétique de Genette à qui elle reprend la notion de paratexte[27] pour établir d'abord les éléments définissant toute collection (titre, dates de publication, maison d'édition, directeur, présentation matérielle, principe unificateur, genre(s), nombre de titres, tirage, nombre d'auteurs, rythme de publication, prix de vente[28]). Au-delà de cette dimension descriptive, elle insère son analyse dans une théorie de la réception en articulant la collection et la communauté de lecture visée. Elle propose de la sorte de définir conceptuellement la collection comme une «proposition de lecture de source éditoriale qui s'applique à un ensemble de textes dont le paratexte et le support formel portent les codes de la conception de la littérature propre à la communauté de lecteurs qu'elle désigne et appelle à la fois[29]» et distingue différents contrats de lecture en fonction de la contrainte exercée par le «label».


Irène Langlet reprend en 2008 cette approche paratextuelle de la collection, dans un article programmatique[30] qui la décale vers la sémiologie, en mettant l'accent sur le paratexte non-verbal, moins étudié[31]. Son étude de la maquette rejoint, notamment, l'ouvrage d'Yvonne Johannot, Quand le livre devient poche. Une sémiologie du livre au format de poche[32], qui, par l'analyse sémiologique, tâche de rendre compte d'une contradiction récurrente des études sur la collection: présenter «Le livre de poche» comme une révolution alors même que le format existe depuis le XIXe siècle, voire les débuts de l'imprimerie. La description sémiologique, mais aussi phénoménologique du poche montre sa fragilité comme le symptôme d'une mise en cause culturelle affectant le statut du livre[33]. La sémiologie devient ici médiologie, on le voit, en articulant la matérialité du médium à un esprit du temps.


L'approche sémiologique permet de ne pas rapporter la matérialité de la collection à la seule intentionnalité de l'éditeur, pour envisager des effets de sens le cas échéant imprévus — ce que nous tâchons pour notre part de mettre en évidence dans «Le discours fantôme de la collection: ‘‘Le musée de poche''». Il reste que l'étude de la collection n'est pas à nos yeux dissociable d'une histoire et d'une sociologie de l'édition faisant comprendre les logiques commerciales et intellectuelles qui la sous-tendent. Apparaissent de la sorte la multiplicité des acteurs, la redéfinition des projets, qui font des collections des objets mouvants, difficilement saisissables, et que l'analyste doit se garder de simplifier.


On ne peut donc que suivre Benoit Marpeau lorsqu'il souligne la plasticité de la collection éditoriale[34]. Il n'en est pas moins fructueux de dégager des modèles donnant sens à l'opération de mise en collection. Une première typologie, sur laquelle insiste en particulier Sophie Montreuil, distingue deux modèles — ou plutôt deux pôles: les collections très contraignantes, d'une part, de l'autre celles qui offrent un espace d'accueil plus souple aux volumes individuels. Dans le premier cas, les ouvrages répondent généralement à une commande et respectent un cahier des charges parfois très détaillé. Cela concerne des collections de paralittérature, tel Harlequin, mais aussi des collections de vulgarisation ou des collections critiques grand public. Qu'il s'agisse d'essais, de littérature ou de traités universitaires, les collections plus exigeantes laissent souvent une latitude plus grande aux auteurs, la collection dans ce deuxième cas tendant à organiser après-coup la diversité des productions individuelles — qui peuvent alors migrer d'une collection à l'autre[35]. Cette fonction de la collection joue à plein dans le cas de la réédition, en réassemblant les œuvres en ensembles nouveaux. Marielle Macé, à partir de la Bibliothèque de la Pléiade[36], porte ainsi son attention sur les différentes logiques de sélection pouvant sous-tendre ce type de collection — en excluant la réédition purement commerciale d'ouvrages à succès: modèle du classique intemporel, du guide, modèle plus idéologique du canon...



Collection et discours critique


Ces typologies pointent le double intérêt de l'étude croisée du medium «collection» et du discours critique. Du point de vue d'une étude médiologique de la collection, les collections critiques forment un terrain particulièrement riche, par la diversité de leurs modèles, de leurs publics, de leurs maquettes, et surtout par les tensions qui peuvent s'y faire jour entre les intentionnalités diverses qui participent à leur élaboration. Les grands types de critique évoqués dans l'introduction de l'ouvrage — spontanée, professionnelle, d'artiste — vont s'incarner dans des genres très variés: biographie, traité, manuel, essai, dictionnaire, éditions critiques, anthologies commentées..., et des maquettes très contrastées, en fonction notamment de la part allouée aux annexes documentaires et à l'iconographie. Le paratexte de la collection, ici, ne contribue pas seulement à une orientation de la lecture, mais forme un élément central de la construction du sens, qui échappe au critique lui-même. C'est bien souvent l'éditeur ou le directeur de collection qui décide de la place allouée à la documentation, et celle-ci peut être choisie par un tiers, un documentaliste par exemple, ou, dans le cas d'ouvrages critiques consacrés à des artistes vivants, par ceux-ci. Dans tous les cas se fait jour une possibilité de mise en crise du discours critique, confronté à des éléments discordants. Contraint par une maquette et un cahier des charges plus ou moins précis, le critique, de son côté, surtout lorsqu'il est écrivain, s'ingénie fréquemment à contester, décaler la ligne éditoriale ou les habitudes de la collection. Alors que, dans les collections littéraires, l'énonciation de l'auteur tend à dominer, que, dans les collections paralittéraires ou pratiques, le pôle éditorial s'impose, la collection critique tend à offrir des situations plus complexes, où se confortent ou s'affrontent un projet éditorial fort[37], une maquette sémiologiquement importante et une subjectivité critique affirmée. La collection critique laisse ainsi très nettement apparaître l'énonciation plurielle du médium où se nouent des interactions, s'opèrent des discordances et des décalages: la dimension anthologique de «Poètes d'aujourd'hui» et d'«Écrivains de toujours» positionne les auteurs des introductions dans une relation dialogique avec leur sujet, tandis que le choix et l'organisation chronologique des illustrations du «Musée de poche», assurés par le pôle éditorial, entrent en tension avec des textes critiques écrits indépendamment d'eux.


Cette polyphonie souligne l'apparentement avec la revue, en termes à la fois empirique et médiologique. L'histoire de la collection se rattache en effet à l'univers de la presse: elle a été et est encore proposée par des périodiques sous forme d'ouvrages séparés ou de livraisons successives à découper et à assembler. Si la collection est habituellement définie au regard du livre, comme mise en ordre du savoir livresque et organisation d'un marché, sa sérialité l'inscrit également dans un dialogue avec le journal ou la revue[38]. Elle peut ainsi s'intégrer au dispositif de la revue d'avant-garde pour pérenniser par le médium du livre sa critique de combat et l'énonciation collective d'un groupe: c'est le cas par exemple de la collection «Tel Quel» (Seuil). Le cheminement peut être inverse, la revue permettant alors à la collection d'élargir le champ ouvert et de suivre plus étroitement l'actualité. Pérennité d'un côté, actualité de l'autre: les deux médiums sériels sont en réalité poreux, et, à côté des caractéristiques matérielles et éditoriales des supports, il faut prendre en compte dans leur étude l'imaginaire mis en jeu, la revue pouvant se rêver collection de livres — par une pagination continue, par la vente de reliure — et la collection, revue — par la périodicité régulière de la parution, l'adoption d'un format mince et souple, avec des intentions et des effets de sens variés.


Médium polymorphe, la collection offre du point de vue du discours critique un niveau d'analyse pertinent et peu exploité pour penser la question de la constitution, de la diffusion des valeurs et de la formation de l'autorité critique. La sélection des sujets opérée par la collection est une opération de valorisation qui redouble — ou plutôt précède — l'évaluation critique déployée par le discours. L'entrée en collection, en posant une œuvre ou un auteur comme digne du discours critique, permet une légitimation — dont l'efficience varie suivant l'identité de la collection et le voisinage permis par son catalogue. Il peut aller jusqu'à la consécration, dans le cas d'une collection prestigieuse telle que la «Bibliothèque de la Pléiade» — pensons à l'entrée des œuvres de Simenon dans la collection[39]. Force de légitimation, la collection, par le biais de son titre et de son catalogue, suggère souvent une valorisation plus précise: «Écrivains de toujours», «Poètes d'aujourd'hui», «Textes français modernes»... Elle participe ainsi à l'évaluation d'un texte en l'agrégeant à un ensemble, tout en posant la cohésion et la valeur de cet ensemble: la collection entretient des liens étroits avec la question du canon, qu'elle contribue à constituer ou à modifier. La Collection. Essor et affirmation d'un objet éditorial met en évidence le rôle des collections dans la reconnaissance d'une littérature nationale[40], pointant l'importance, dans la formation du canon, d'éléments matériels et commerciaux[41]. Indépendamment de la teneur critique des textes, les rassemblements qu'opèrent les catalogues de collection offrent de la sorte au chercheur des configurations signifiantes, dont la comparaison permettrait de faire apparaître les critères variables d'élaboration du canon, de son évolution, de sa pérennité et de sa diffusion — par la prise en compte des rééditions, l'étude des catalogues de bibliothèques ou des programmes scolaires.


À l'égard de la sélection et de la valorisation effectuées par la collection critique, le discours porté par les volumes peut constituer une forme de justification. À lire les textes, la réalité n'est bien sûr pas si simple, le critique se ménageant une part de liberté dans l'espace de la collection. Dans l'articulation de la collection critique au volume critique se joue de plus le passage d'une valorisation générique — portant sur l'ensemble du catalogue —, en partie implicite, à une explicitation et une singularisation de l'évaluation où se négocie le sens de l'insertion de l'objet critiqué à la collection et sont développées les valeurs proposées à l'adhésion du lecteur. Le renforcement de ce qu'on peut considérer comme deux instances critiques peut alors laisser place à des phénomènes de réappropriation, voire de subversion.


L'interaction de la collection et du discours critique n'affecte pas toutefois le seul niveau des valeurs défendues. Elle touche également à la mise en forme de la critique et aux opérations qui la constituent. La collection affecte évidemment le genre et le format du discours, mais aussi la part qu'y occupent la description, l'évaluation, l'interprétation et l'expression[42]: une collection illustrée modifiera le statut de la description, une collection «consacrante» tendra à faire disparaître l'évaluation au profit d'autres opérations critiques. C'est ce que montre Eddie Breuil à propos de la collection STFM: non seulement la scientificité affichée par la collection décharge le discours critique de la justification du corpus choisi, mais elle transforme l'appareil critique attendu, en faisant se substituer aux introductions critiques des «notices bibliographiques».


Si la collection contribue à modeler l'écriture critique, celle-ci participe en retour à son unité, qui n'est pas seulement imposée aux critiques par un pôle éditorial: elle est également forgée par l'écriture des critiques eux-mêmes, dont l'appartenance à un réseau commun, à un courant critique, ou l'éclectisme au contraire vont marquer de leur empreinte la collection. Le catalogue d'une édition critique est ainsi composé de deux ensembles, aux rapports desquels il faut être attentif: les sujets critiqués d'une part, et les critiques de l'autre. La cohérence de la collection peut reposer sur leur intersection, ou sur l'un des deux ensembles seulement: la collection «Poétique», par exemple, est moins unie par un type de sujet que par une approche critique[43].


L'étude du catalogue menée de ce point de vue permet de plus de mettre en évidence des logiques croisées de légitimation, montrant la collection comme un lieu essentiel de construction de l'autorité critique. Une jeune collection, surtout lancée par un éditeur peu reconnu, surtout si les sujets choisis sont peu légitimes, mettra en avant des critiques confirmés, à même de transférer leur autorité à la collection. Une collection installée, au contraire, conférera son autorité à un critique débutant, autorité que renforce un voisinage, dans l'espace constitué par le catalogue, avec des auteurs consacrés[44]. La liste des volumes parus dans la collection souvent intégrée au paratexte constitue ainsi, autant qu'un instrument commercial, la délimitation d'un champ signifiant où la collection opère comme créatrice de valeurs.


Objet plastique en effet, la collection n'est pas seulement le «label» appliqué à un livre: elle l'inscrit dans des réseaux variés, au-delà de celui du seul auteur, et dans des configurations complexes, où peuvent primer tantôt la singularité du livre, tantôt la cohérence du projet, tantôt l'énonciation de l'auteur, tantôt celle de l'éditeur ou de l'artiste évoqué. Plus généralement, les énonciations s'entrecroisent, pour se renforcer ou entrer sourdement en tension, et créer, à même la matérialité du livre, des effets de sens parfois imprévus. La collection critique, spécifiquement, présente un intérêt particulier en tant qu'elle constitue une véritable instance de construction et d'imposition de valeurs, qui permet l'étude historique de la conception du canon, mais qui constitue aussi un lieu de lutte pour l'art vivant, dans une prolongation du combat menée par les revues. Par son catalogue et sa maquette, elle témoigne ainsi à une époque donnée d'une vision de l'art et d'un découpage de son champ.



Ivane Rialland
Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
Automne 2016


Pages associées: Collection, Edition, Paratexte.




[1] Régis Debray, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, coll. «Folios essais», 2001, p.20.

[2] Bernard Vouilloux, «Du dispositif», Discours, image, dispositif. Penser la représentation II, textes réunis par Philippe Ortel, Paris, L'Harmattan, coll. «Champs visuels», 2008, p. 28.

[3] Gérard Genette, Seuils (1987), Paris, Éditions du Seuil, coll. «Points essais», 2002, p.27.

[4] Le péritexte désigne les éléments de paratexte situés dans l'espace même du volume. Le péritexte éditorial est celui qui se trouve sous la responsabilité de l'éditeur. Ibid., p.11 et 21.

[5] Dominique Maingueneau, Analyser les textes de communication, 2e édition, Armand Colin, 2007, notamment p.118 sq.

[6] Isabelle Olivero, L'Invention de la collection, Paris, Éditions de l'IMEC – Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1999.

[7] Sophie Montreuil, Le Livre en série: histoire et théorie de la collection littéraire, thèse de langue et littérature française, Montréal, Université McGill, 2001, p.13.

[8] L'orthographe est d'époque, comme Isabelle Olivero le précise, voir «Les collections d'un siècle à l'autre, XIX-XXe siècle», Du «poche» aux collections de poche. Histoire et mutations d'un genre: actes des ateliers du livre, Bibliothèque nationale de France, 2002 et 2003, sous la direction de Jean-Yves Mollier et Lucile Trunel, introduction de Joëlle Garcia, Liège, CEFAL asbl, coll. «Les cahiers des paralittératures», 2010, p. 12.

[9] «On entre donc dès la fin des années 1830 dans une nouvelle logique de production: celle qui consiste pour un éditeur à calculer ses bénéfices non plus sur chaque titre, mais sur l'ensemble des titres d'une collection; celle qui associe l'auteur à la rentabilité de son œuvre et celle qui, avec la stéréotypie, permet d'ajuster les chiffres de tirage à la vente et l'écoulement des exemplaires à une durée déterminée d'avance [...].», ibid., p. 13.

[10] Isabelle Olivero, L'Invention de la collection, op. cit., p.267. Voir aussi Alban Cerisier, «La collection, miroir de l'âme», dossier «Le concept de collection», BBF, t.55, n°3, 2010, p.28, http://bbf.enssib.fr/.

[11] Isabelle Olivero, L'Invention de la collection, op. cit., p.269.

[12] Ibid., p.270.

[13] Jacques Breton, Le Livre français contemporain. Manuel de bibliologie, Malakoff, Solin, t.I, 1988, p.216.

[14] Ibid.

[15] Alban Cerisier, «La collection, miroir de l'âme», art. cit., p. 29.

[16] Ibid., p. 29-30.

[17] Christian Thorel, «La collection, de l'éditeur au libraire», dossier «Le concept de collection», BBF, t.55, n°3, 2010, p.34-37, http://bbf.enssib.fr/.

[18] Sophie Montreuil, Le Livre en série: histoire et théorie de la collection littéraire, op. cit., p. 18.

[19] Voir Jean-Yves Mollier, «L'histoire de l'édition, du livre et de la lecture en France de la fin du XVIIIe siècle au début du XXIe siècle: approche bibliographique», disponible en ligne sur le site du Centre d'Histoire Culturelle des sociétés contemporaines, dans la rubrique «Séminaires», sur la page du séminaire «Histoire de l'édition, du livre et de la lecture en Europe du XVIIIe au XXIe siècle (2012-2013)», langue-fr/actualites/seminaires/seminaires-passes/histoire-de-l-edition-du-livre-et- de-la-lecture-en-europe-du-xviii-au-xxi-siecle-238575.kjsp?RH=1365085604018.

[20] Olivier Bessard-Banquy, «La révolution du poche», L'Édition française depuis 1945, sous la direction de Pascal Fouché, Éditions du Cercle de la librairie, 1998, p.168-199.

[21] Voir par exemple Du «poche» aux collections de poche. Histoire et mutations d'un genre, op. cit.

[22]La Bibliothèque de la Pléiade. Travail éditorial et valeur littéraire, sous la direction de Joëlle Gleize et Philippe Roussin, Paris, Éditions des Archives contemporaines, coll. «CEP ENS LSH», 2009.

[23] Par exemple Gérard Noiriel, «‘‘L'Univers historique''. Une collection d'histoire à travers son paratexte (1970-1993)», Genèses, no 19, janvier 1995, p.110-131.

[24] François Chaubet, «10/18 et les colloques de Cerisy. L'élitisme pour tous», Du «poche» aux collections de poche, op. cit., p. 113-124.

[25] Jean-Yves Debreuille, «Pour une poésie ininterrompue: Pierre Seghers et la collection Poètes d'aujourd'hui», Collections d'écrivains (1945-1980): actes de la journée d'études du 16 juin 2006, sous la responsabilité de Didier Alexandre, Équipe d'accueil Littératures françaises du XXe siècle, Université Paris-Sorbonne, Atelier de théorie littéraire, Fabula.

[26] On peut citer tout particulièrement les travaux de Benoit Marpeau, voir Collections éditoriales et travail du sens au XXe siècle, sous la direction de Benoit Marpeau, Les Cahiers du CRHQ, n°2.

[27] C'est également le cas, par exemple, de Jacques Michon, «La collection littéraire et son lecteur», Paratextes. Études aux bords du texte, textes réunis et présentés par Mireille Calle-Grubert et Elisabeth Zawisza, Paris, L'Harmattan, coll. «Trait d'union», 2000, p. 157-168.

[28] Sophie Montreuil, Le Livre en série: histoire et théorie de la collection littéraire, op. cit., p.237.

[29] Ibid., p.274.

[30] Irène Langlet, «La collection éditoriale dans l'expérience de lecture», Cycle et collection, sous la direction d'Anne Besson, Vincent Ferré et Christophe Pradeau, Paris, L'Harmattan, 2008, p.123-137.

[31] On peut signaler à ce propos l'analyse de la forme du «cahier» proposée par Cécile Vergez-Sans, qui nous paraît méthodologiquement exemplaire: Cécile Vergez-Sans, «Les récentes collections de Cahiers dans l'édition de jeunesse contemporaine: les fonctions d'une forme», La Collection, op. cit., p.259-279.

[32] Presses universitaires de Grenoble, coll. «Actualités-Recherches/Sociologie», 1978.

[33] Ibid., p.110. L'analyse proposée par François Chaubet de la collection «10/18» va tout à fait dans ce sens.

[34] Benoit Marpeau, «La collection, objet éditorial paradoxal», art. cit., [n. p.].

[35] C'est ce que met en évidence Laura Legros à propos notamment du Magritte de Bernard Noël, «Le poète auteur de monographies d'artistes: de l'allié substantiel au spécialiste», L'Écrivain et le spécialiste. Écrire les arts plastiques au XIXe et au XXe siècle, sous la dir. de D. Vaugeois et I. Rialland, Paris, Classiques Garnier, coll. «Rencontres», 2010, p.39-40.

[36] Marielle Macé, «Pour une bibliothèque idéale: la ‘‘Pléiade'' et les scénarios du choix littéraire», La Bibliothèque de la Pléiade. Travail éditorial et valeur littéraire, op. cit., p. 79-91.

[37] «quand [l'éditeur] n'en est pas l'instigateur, le livre imprimé lui doit, dans tous les cas, autant qu'à l'auteur du texte», Adam Biro, Laurence Golstenne et Alain Nave, «Le livre d'art», L'Édition française depuis 1945, sous la direction de Pascal Fouché, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 1998, p. 205.

[38] Voir ici même l'article de Marie Gaboriaud, p. 169.

[39] Simenon aurait été par là «pleinement consacré», selon — entre autres — Véronique Rohrbach. Voir Véronique Rohrbach, «Simenon, un auteur et ses lecteurs: une économie de la grandeur», COnTEXTES, Varia, mis en ligne le 14 décembre 2013, http://contextes.revues.org/5760 (consulté le 13 juillet 2014). L'édition de la Pléiade a été établie par Jacques Dubois et Benoît Denis.

[40] Voir notamment Álvaro Ceballos Viro, «Les collections éditoriales et la construction nationale» et Christine Rivalan Guégo, «La collection éditoriale comme entreprise d'affirmation», La Collection, op. cit., p.165-177 et p.203-218.

[41]Álvaro Ceballos Viro, art. cit., p.170.

[42] Nous reprenons là les quatre opérations principales de la critique dégagées par Pierre-Henry Frangne et Jean-Marc Poinsot, dans «Histoire de l'art et critique d'art. Pour une histoire critique de l'art», L'Invention de la critique d'art, sous la direction de Pierre-Henry Frangne et Jean-Marc Poinsot, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p.9-10.

[43] Voir Fabula LHT: «L'aventure poétique», n°10, décembre 2012, http://www.fabula.org/lht/10/.

[44] L'étude des paratextes, telle que l'a menée Gérard Noiriel pour «L'univers historique», est très significative de ces stratégies de présentation et de légitimation des auteurs et des sujets rassemblés dans la collection. Voir Gérard Noiriel, «‘‘L'Univers historique''. Une collection d'histoire à travers son paratexte (1970- 1993)», art. cit.



Ivanne Rialland

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 10 Octobre 2016 à 14h23.