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«Toute la mer va vers la ville» : imaginaires urbains/imaginaires marins (19e-20e siècles)

«Toute la mer va vers la ville» : imaginaires urbains/imaginaires marins (19e-20e siècles)

Publié le par Perrine Coudurier (Source : https://urbanature.hypotheses.org/2570)

« Toute la mer va vers la ville »

 Imaginaires urbains/imaginaires marins (19e-20e)

Journée d’étude

organisée par Juliette Azoulai (Université Gustave Eiffel)

dans le cadre du projet URBANATURE

Vendredi 14 avril 2023

Maison de l’Océan, 195 rue Saint-Jacques, 75005 Paris


 

Cette journée d’étude interdisciplinaire se propose d’interroger le lien entre les représentations de la ville et celles du monde marin du 19e au 20e siècle, afin de mieux comprendre comment l’imaginaire de l’océan a pu informer notre vision de l’univers urbain.

Imaginaire urbain et imaginaire marin ont pu apparaître parfois comme antithétiques. Dans Le Territoire du vide, Alain Corbin a ainsi montré comment, avec la révolution industrielle, le sentiment d’une dégradation des environnements urbains engendre une attirance croissante pour le rivage et le littoral : à la ville désormais vécue comme malsaine et toxique, s’oppose alors la mer, lieu de pureté, de santé et de régénération, selon les principes de la médecine néo-hippocratique. Jules Michelet dans La Mer (1861) fera de cette antithèse une opposition existentielle : à « la vie de la grande ville (frivolité, vulgarité, fausse gaieté, etc.) », nocive et mortifère, il faut préférer la vita nuova, la vie renouvelée de celles et ceux qui se conforment au modèle vital proposé par la nature marine. De même certains projets anarchistes, dans le cadre notamment du réformisme naturiste, préconisent l’abandon des villes et le « retour à la mer » (voir Arnaud Baubéraud, Histoire du naturisme : le mythe du retour à la nature). Dans un autre champ de la pensée, en philosophie, Deleuze et Guattari opposeront, dans Mille Plateaux (1980), l’océan comme archétype de l’espace lisse, ouvert et nomade, à la ville, modèle par excellence de l’espace strié, cloisonné et sédentaire.

Mais les images de la ville et celles de la mer entretiennent également des rapports d’analogie. En énonçant le désir de quitter « le noir océan de l’immonde cité pour un autre océan où la splendeur éclate », Baudelaire affirme à la fois une distinction radicale entre les deux espaces, et leur profonde gémellité. Victor Hugo qui affirmait avoir eu dans sa vie « deux passions, Paris et l’Océan », ne cesse de tracer dans ses œuvres des parallèles entre ces deux univers. Dans Notre Dame de Paris, le romancier évoque « la marée montante du pavé » ; le déchaînement des vagues sur un écueil ressemble à une émeute de rue dans Les Travailleurs de la mer ; les barricades sont présentées dans Les Misérables comme des digues naturelles construites par l’océan social. Dès la première moitié du 19e siècle, l’océanographie fournit un miroir à la sociologie des métropoles, avec l’apparition de la métaphore maritime des « bas-fonds », pour désigner l’abîme social des quartiers où règnent, dans les grandes villes, le vice, la misère et le crime. Et dans Le Père Goriot, Balzac définit la capitale comme « un véritable océan », dont la profondeur était restée jusqu’à lui inexplorée des « plongeurs littéraires ». On pourra donc interroger ce rôle de l’imaginaire océanique dans les sciences sociales, mais aussi dans la géographie : en 1895, Élisée Reclus décrit les « villes énormes » comme des « pieuvres géantes » qui étendent sur la campagne environnante leurs ventouses et Verhaeren, dans la même mouvance libertaire, évoquera quant à lui les « villes tentaculaires ». Il importerait de comprendre pourquoi l’animal marin constitue un paradigme pour penser la monstruosité du développement urbanistique moderne.

Si ville et mer fonctionnent ainsi en miroir, c’est aussi qu’à la même époque la mer pénètre dans la ville, avec notamment le développement des aquariums publics, qui rendent visible pour le grand public citadin le « dedans de la mer » (Hugo). Attraction très populaire, mise en valeur notamment lors des expositions universelles, l’aquarium d’eau de mer mêle étroitement l’expérience marine à l’expérience citadine, ce qui rejaillit sur la vision de la ville elle-même : la salle à manger du grand hôtel de Balbec ou l’opéra chez Proust apparaissent ainsi comme des mondes sous-marins ; de même chez les surréalistes qui océanisent Paris, à l’instar d’Aragon décrivant le « Passage de l’Opéra » éclairé d’« une lueur verdâtre, en quelque manière sous-marine ». En outre, le mobilier et l’architecture modern style trouvent une source d’inspiration dans les formes du monde océaniques, popularisées par les dessins d’Ernst Haeckel : Robert de la Sizeranne stigmatise ainsi le « style sous-marin » qui, selon lui, caractérise la décoration de l’art nouveau ; on peut aussi penser à la « porte monumentale » de l’exposition universelle 1900, conçue par René Binet en forme de radiolaire, ou aux architectures de Gaudi, telles que la Casa Batlló (1906). Et tout au long du 19e siècle et jusqu’au début du 20e siècle se formule le projet plus ou moins utopique de faire de Paris un port de mer en approfondissant le lit de la Seine ou en construisant des canaux : de Jules Verne (Paris au 20e siècle) à Blaise Cendrars (« Paris, port de mer » dans Bourlinguer [1948]) on pourra tenter de saisir le sens et la portée de ce rêve urbain, de même que la fascination des artistes au tournant du siècle pour une ville marine comme Venise (voir Sophie Basch, Paris-Venise).

En parallèle de ces rêves d’intégrer la mer dans la ville, certains textes imaginent des villes dans la mer, remobilisant les vieux mythes des cités englouties, comme l’Atlantide ou la ville d’Ys. Si, dans son poème « La cité en la mer », Poe y voit le lieu effrayant où « la Mort s’est élevée un trône», si Lovecraft fera de la ville sous-marine de R’lyeh l’espace d’une révélation gnostique et atroce (« L’Appel de Chtulu », 1928), d’autres auteurs, comme Gide, se représentent « la cité dans la mer engloutie » comme un havre de tranquillité où « au porche de l’église noyée – goûter l’ombre et l’humidité » (Le Voyage d’Urien, 1893). Enfin certaines fictions d’anticipation proposent des utopies ou dystopies de villes marines (qu’on pense à L’Île à Hélices ou à Une ville flottante de Verne ou à la « cité internationale et sous-marine de Central-Tube » dans Le Vingtième siècle [1893] de Robida). Or ces hypothèses littéraires trouveront un prolongement, à partir des années 1960, dans certaines expérimentations d’habitat aquatique, comme le « village sous-marin » en mer Rouge du commandant Cousteau (Un monde sans soleil, 1964) ou les recherches architecturales de Michel Ragon (Les Cités de l’avenir, 1966) ou de Jacques Rougerie, qui avec son projet Galathée (1977) crée le prototype d’une maison sous-marine. De l’idéal au réel, de la spéculation à la réalisation, le milieu marin apparaît ainsi comme un laboratoire où sont testées de nouvelles formes de vie sociale.

De la sociologie à l’architecture, en passant par la médecine, la géographie et les arts, la question des rapports entre l’imaginaire de la ville et l’imaginaire de la mer se décline dans de nombreux champs du savoir, dont il convient d’étudier les spécificités. Nous tenterons à cette occasion d’éclairer le rôle joué par la littérature (ses fables, ses images) dans cette mise en relation du monde urbain et du monde marin.

Les propositions de communication, accompagnées d’un titre, sont à envoyer à Juliette.Azoulai@univ-eiffel.fr avant le 15 septembre 2022.

Bibliographie

Basch Sophie, Rastaquarium : Marcel Proust et le « modern style », Turnhout, Brepols, 2014.

Camus Christophe, « Expérimenter les ambiances sous-marines par l’architecture ?», Ambiances 4, 2018. URL : http://journals.openedition.org/ambiances/1748

Corbin Alain, Le Territoire du vide, L’Occident et le désir du rivage 1750-1840, Paris, Aubier, 1988.

Foucrier Chantal et Guillaud Lauric (dir.), Atlantides imaginaires : réécritures d’un mythe, Paris, M. Houdiard, 2005.

Harter Ursula, Aquaria in Kunst, Literatur und Wissenschaft, Heidelberg, Kehrer Verlag, 2014.

Kalifa Dominique, Les Bas-Fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, 2013.

Le Gall Guillaume, Aquariorama. Histoire d’un dispositif, Mimésis, Milan, 2022.

Lorenzi Camille, « L’engouement pour l’aquarium en France (1855-1870) », Sociétés & Représentations, vol. 28, n° 2, 2009, p. 253-271.

Molina Géraldine, « L’influence de la littérature sur les représentations de la ville – L’exemple de la ”ville tentaculaire” ou l’instrumentalisation politique d’une matrice poétique », Bulletin de l’Association de géographes français, Association des Géographes Français, 2007, p. 287-303.

Reclus Élisée, The evolution of cities, 1895.

Illustration : René Binet, « Projet pour la Porte monumentale de l’Exposition universelle de 1900 », 1898, aquarelle sur papier, Sens, musée municipal et de l’Orangerie.