Colloque de littérature de la
Société des études supérieures du Département d’études françaises (SESDEF)
30 avril et 1er mai 2026, Université de Toronto (campus St. George)
« Voix/Voies : paroles, silences, trajectoires »
En français, « voix » et « voies » se prononcent à l'identique. Cette homophonie, loin d'être un simple accident linguistique, révèle une affinité profonde entre le sonore et le spatial, entre l'acte de parler et celui de tracer un chemin. Prendre la voix, c'est toujours aussi s'ouvrir une voie ; emprunter une voie, c'est faire entendre une voix singulière. Le colloque annuel de la SESDEF invite les chercheuses et chercheurs, aussi bien en linguistique française qu'en littérature, à explorer cette intrication.
La voix se situe au croisement du corps et du langage. Elle est d'abord matière sonore : timbre, rythme, prosodie. Paul Zumthor (1983) a montré combien l'oralité, loin d'être un simple mode de transmission, constitue une dimension poétique à part entière, où le sens se fait chair. Cette matérialité acoustique engage ce que Roland Barthes appelait « le grain de la voix » (1972), cette texture singulière qui distingue un énoncé d'un autre et qui traverse aussi bien les textes littéraires que les réflexions linguistiques sur les rapports entre phonétique et sémantique, entre parole et écriture. Or la voix est aussi un acte. Elle implique un sujet qui parle, qui prend la parole ou à qui l'on donne — ou refuse — la parole. La grammaire française distingue la voix active de la voix passive, et ce partage engage des enjeux qui dépassent la syntaxe : être sujet ou objet du verbe, agir ou subir, relève d'une distribution qui est aussi politique. Les travaux sur les rapports entre langage et pouvoir (Bourdieu, 1982 ; Spivak, 1988) ont montré que prendre la parole, c'est s'inscrire dans un espace discursif traversé par des rapports de force, tracer une voie là où il n'y en avait pas. C'est aussi se heurter parfois à des voies barrées, à la censure, à l'effacement.
Or, le silence fait partie intégrante de toute réflexion sur la voix. Il en est le revers et parfois la condition. Certains silences s’imposent par la violence ou les rapports de domination ; d'autres sont choisis, stratégiques, résistants. La littérature a développé tout un art du non-dit, de l'ellipse, du blanc. Michel Foucault (1976) rappelle que le silence n'est pas l'opposé du discours mais l'un de ses éléments constitutifs : « Il n'y a pas un silence mais des silences, et ils font partie intégrante des stratégies qui sous-tendent et traversent les discours. » Les textes portent ainsi la trace de ce qu'ils taisent autant que de ce qu'ils disent, et c'est souvent dans ces interstices que se loge l'essentiel — qu'il s'agisse du trauma indicible, du secret familial ou de la parole empêchée.
À ces deux dimensions s'ajoute celle des trajectoires. La voix se transforme au fil des parcours ; elle garde l'empreinte des chemins empruntés. Les études sur les écritures migrantes, postmodernes, sur les passages d'une langue à l'autre, sur les littératures postcoloniales ont mis en lumière cette dimension dynamique : la voix n'est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit, se cherche, se négocie. La notion de « voie » renvoie ainsi aux itinéraires qui façonnent les écritures géographiques, linguistiques et génériques. Elle invite à penser les filiations et les transmissions, mais aussi les ruptures, les bifurcations, les détours.
Ces remarques illustrent combien la double notion de voix/voies traverse les études littéraires et linguistiques. De nombreuses œuvres contemporaines explorent précisément cette intrication. Certaines mettent en scène des voix qui peinent à se faire entendre ou qui se heurtent au silence, où l'écriture de soi devient travail de deuil ou quête d'une parole impossible (W ou le souvenir d'enfance de Georges Perec ; Enfance de Nathalie Sarraute ; À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie d'Hervé Guibert). D'autres interrogent les stratégies du contournement face à la censure ou à l'indicible, faisant du témoignage différé ou de l'enquête mémorielle une forme littéraire à part entière (L'Écriture ou la Vie de Jorge Semprun ; Dora Bruder de Patrick Modiano). D'autres encore inscrivent la voix dans des trajectoires marquées par la pluralité des langues et des appartenances, où l'écriture devient lieu de négociation identitaire et de reconfiguration discursive (L'Amour, la fantasia d'Assia Djebar ; Tout-Monde d'Édouard Glissant ; Les Soleils des indépendances d'Ahmadou Kourouma). La dimension sonore et rythmique de la voix littéraire se déploie enfin dans des œuvres où l'oralité ou les dispositifs polyphoniques structurent l'écriture (Voyage au bout de la nuit de Céline ; Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau ; Pluie et vent sur Télumée Miracle de Simone Schwarz-Bart).
Ce colloque sera l'occasion d'interroger les diverses manifestations, mises en discours et figurations de la voix et de la voie dans les textes de langue française. Du côté des études littéraires, on pourra se demander : comment la littérature donne-t-elle voix à ceux qui en sont privés, et selon quelles modalités énonciatives ? Quelles stratégies scripturales permettent de contourner, de détourner ou de réinventer les chemins tracés ? Comment l'oralité façonne-t-elle l'écriture et comment l'écriture transforme-t-elle la voix ? Des récits de l'exil aux poétiques du fragment, des langues minorées aux réécritures subversives, quelles sont les modalités par lesquelles la littérature fait entendre ou taire des voix, trace ou efface des voies ?
Du côté des sciences du langage, on pourra s'interroger : quels enjeux stylistiques, énonciatifs et idéologiques engagent les choix de voix grammaticales ? Comment les marques de l'oralité s'inscrivent-elles dans le texte écrit ? Quelles traces les passages entre les langues laissent-ils dans le discours ? Comment analyser les phénomènes de polyphonie, de discours rapporté ou de mise en scène énonciative ?
Les propositions pourront s'inscrire dans les axes suivants, sans s'y limiter :
- Oralité, rythme, musicalité : la voix dans le texte
- Rapports entre voix et écriture, entre oral et écrit
- La voix grammaticale : enjeux stylistiques et énonciatifs
- Plurilinguisme littéraire, passages entre les langues, voix traduites
- Prise de parole et rapports de pouvoir
- Censure, autocensure, stratégies du contournement
- Poétiques du silence : ellipse, blanc, non-dit, indicible
- Témoignage, mémoire, transmission
- Parcours migratoires, exil, déplacement : voix en mouvement
- Filiations littéraires, intertextualité, réécriture
Modalités de soumission des propositions :
Les communications seront d’une durée maximale de 20 minutes. Les propositions (environ 250 mots) doivent être accompagnées d’une courte notice biobibliographique indiquant le nom du/de la chercheur·e, son affiliation institutionnelle et son adresse courriel.
Les propositions sont à envoyer au plus tard le 16 février 2026 à l’adresse suivante : colloquesesdef2026@gmail.com
Les réponses seront communiquées aux candidat·e·s ultérieurement.
Œuvres citées :
CÉLINE, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit. Paris : Denoël et Steele, 1932.
CHAMOISEAU, Patrick. Solibo Magnifique. Paris : Gallimard, 1988.
DELBO, Charlotte. Auschwitz et après. Paris : Minuit, 1970-1971.
DJEBAR, Assia. L'Amour, la fantasia. Paris : Jean-Claude Lattès, 1985.
GLISSANT, Édouard. Tout-Monde. Paris : Gallimard, 1993.
GUIBERT, Hervé. À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie. Paris : Gallimard, 1990.
KOUROUMA, Ahmadou. Les Soleils des indépendances. Montréal : Presses de l'Université de Montréal, 1968.
MODIANO, Patrick. Dora Bruder. Paris : Gallimard, 1997.
PEREC, Georges. W ou le souvenir d'enfance. Paris : Denoël, 1975.
SARRAUTE, Nathalie. Enfance. Paris : Gallimard, 1983.
SCHWARZ-BART, Simone. Pluie et vent sur Télumée Miracle. Paris : Seuil, 1972.
SEMPRUN, Jorge. L'Écriture ou la Vie. Paris : Gallimard, 1994.
Références :
BARTHES, Roland. « Le grain de la voix ». Musique en jeu, nº 9, 1972, p. 57-63.
BOURDIEU, Pierre. Ce que parler veut dire. L'économie des échanges linguistiques. Paris :
Fayard, 1982.
FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1976.
SPIVAK, Gayatri Chakravorty. « Can the Subaltern Speak? », dans Cary Nelson et Lawrence
Grossberg (dir.), Marxism and the Interpretation of Culture. Urbana : University of Illinois
Press, 1988, p. 271-313.
ZUMTHOR, Paul. Introduction à la poésie orale. Paris : Seuil, 1983.