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"Recycler les mots" (Séminaire de doctorants, CERC -Université Sorbonne Nouvelle Paris 3)

Publié le par Perrine Coudurier (Source : Maéva Boris et Luca Penge)

Recycler les mots

Argumentaire

Pour l’année 2021-2022, les doctorant.e.s du CERC et l’équipe de TRANS-. Revue de littérature générale et comparée s’associent pour présenter le séminaire « Recycler les mots ». On s’intéressera dans ce séminaire à la trajectoire de mots soumis aux aléas de reprises, de déplacements et de raccommodages de toutes sortes, au fil de leur histoire et de leur parcours dans les discours qui les mobilisent, littéraires ou métalittéraires (théorie, histoire, critique).
Que signifie cette image du recyclage de mots ? Si ceux-ci ne prennent de place que dans les dictionnaires, il est possible pour autant que leur destin soit soumis à la péremption. Ils ne sont techniquement pas défectueux, quoi qu’en disent les poètes1 ; pourtant on les change. Et si tel est le cas, que renouvelle-t-on de ces mots ? On touche tantôt au signifiant, tantôt au signifié, ou alors on remplace le référent, quitte à se demander, à la fin, s’il reste quelque chose de l’objet de départ, comme du navire de Thésée2.
Depuis la fin des années 2000, la notion de recyclage rencontre un succès certain dans le paysage des études littéraires. Les travaux qui s’intéressent au thème des déchets et de leur récupération dans les textes (notamment dans une perspective écocritique3) côtoient ceux qui font un usage figuré de la notion (où c’est la littérature elle-même, cette fois, que l’on jette ou que l’on récupère). Dans ce sens, le recyclage constitue une métaphore parmi d’autres, bien nombreuses, – qu’elles soient organiques4 (naissance, vie, mort) ou économiques5 (inflation, dévaluation, emprunt) – pour désigner le devenir des textes et des formes littéraires. Son champ d’application est alors très large, au point d’épouser les frontières élastiques de l’intertextualité : collage, assemblage, montage, autant de phénomènes de reprises et de renouvellements que l’on peut qualifier de recyclage6.

Si l’idée de recyclage est prolifique au point que l’on peut faire feu de tout bois, et recycler à l’envi textes, images, motifs, thèmes et traditions, il s’agira dans ce séminaire de définir un cadre précis à cette pratique protéiforme. On se propose ainsi de formaliser des situations où se présentent, à notre sens, des cas de recyclages de mots.

  • On entend par « recyclage » les opérations de réagencement qu’il est possible d’envisager entre, d’une part, le nom d’une catégorie quelle qu’elle soit (nom de genre, concept esthétique, appellations et noms propres, dans un contexte aussi bien littéraire que métalittéraire), et, d’une autre part, son sens (sa définition : ce que Frege appelle Sinn7 et Carnap intension8) ou son référent (l’ensemble des objets réels ou imaginaires auxquels l’étiquette se réfère : ce que Frege et Carnap appellent Bedeutung et extension). On considère donc qu’il y a « recyclage de mot » lorsque celui-ci change de référent ou de sens, c’est-à-dire lorsque l’on décide, en d’autres termes, de conserver une étiquette tout en modifiant son contenu. Quand et pourquoi rechigne-t-on à se séparer d’un vocable ? Quel est le but d’une telle conversion lexicale ?
  • On s’intéresse au recyclage comme geste : qu’il s’agisse d’un procédé littéraire ou d’une pratique théorique, le recyclage est une action effectuée aussi bien par un individu ou plusieurs individus isolés, que par une communauté aux contours et à l’identité plus ou moins reconnaissables. En ce sens, il s’agit de définir les modalités d’action d’une pratique largement interventionniste qui, parce qu’elle exerce une influence notable sur le devenir d’un mot, suppose ses acteur.ice.s et ses objectifs : qui sont ces recycleurs et ces recycleuses de mots ? Quelle est leur finalité (idéologique, politique, éthique ou théorique) ?
  • On délimite la pratique du recyclage à l’échelle du mot. Il s’agit en effet de prêter attention aux effets d’échos, entre continuité et discontinuité, qu’un vocable occasionne. On appréhende ainsi d’autant mieux la durabilité d’un terme et, sous cette constance terminologique, la variabilité de ses acceptions au fil de ses usages. Ainsi, l’attention portée au niveau du syntagme permettra de faire de ce mot un véritable réservoir de sens ouverts à des réinvestissements en tous genres qu’il s’agira de définir et de situer : comment le déplacement s’opère-t-il et à quel niveau (dans la langue, dans son inscription disciplinaire ou encore son ancrage culturel) ?

Enfin, si le recyclage consiste en la modification de quelque chose, il faut alors s’entendre – quelques exemples à l’appui – sur ce qui peut changer ou perdurer dans l’usage collectif des mots. L’objectif étant d’explorer les possibilités de recyclage qui s’offrent à nous, quelques cas de figure permettront d’initier la réflexion :
Recycler un mot suppose d’une première part de le déplacer, notamment d’une langue ou d’une culture à l’autre. Charles Malamoud s’intéresse à ce titre au « ré-emploi de termes sanskrits en français »9 tels que mantra ou darçana, en spécifiant notamment que la dimension interculturelle de son approche s’ancre à l’échelle du mot, et qu’elle exige « que l’on fasse l’effort mental et aussi physique d’acquérir des savoirs sur l’Inde, censés permettre […] de “comprendre” tel ou tel aspect de ce que désigne le terme “Inde” »10. Un terme circule également d’une théorie à l’autre : comment l’épopée, forme de l’écriture narrative dans la Poétique d’Aristote, en est-elle venue à désigner, sous la plume de Brecht, une forme dramatique non aristotélicienne ? Ou sur le plan de l’action politique, d’une idéologie à l’autre : comment expliquer la récente fortune du mot « sorcière »11 ? Pour quelles raisons refuserait-on de voir une actrice noire porter l’étiquette de « 007 » dans un James Bond12 ?
Ces réinvestissements montrent dans quelle mesure ce n’est pas toujours le contenu d’un mot qui change, mais davantage sa connotation et le regard qu’on porte sur celui-ci : on pense aux groupes artistiques reprenant à leur compte des appellations péjoratives (« Négritude », « Impressionnisme », « Fauves »,…), ou aux communautés se réappropriant, pour les revaloriser, des appellations stigmatisantes et insultantes.

Nous invitons nos collègues doctorant.e.s à venir présenter les cas de recyclages rencontrés dans le cadre de leurs recherches. La question que pose ce séminaire, en définitive, porte sur le statut de ces mots recyclés et les raisons de leur fortune : dépend-elle des usagers, du contexte ou des mots eux-mêmes ? Nous présupposons à des fins heuristiques – et il s’agira précisément d’en débattre – qu’on ne recycle pas n’importe quel type de mot, et qu’il existe par conséquent des critères, des conditions, et, le cas échéant, des degrés de recyclabilité lexicale.


Modalités d’organisation

Comité d’organisation : Maéva Boris, Luca Penge (CERC)

Le séminaire de doctorants “Recycler les mots” est organisé par les doctorant.e.s de l’Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, membres de l’Ecole Doctorale 120 “Littérature française et comparée” et de la revue de littérature générale et comparée TRANS-. (https://journals.openedition.org/trans/).

Les séances du séminaire auront lieu chaque mois sur l’un des sites de l’Université Paris 3. La séance d’ouverture se tiendra le jeudi 20 janvier 2022 à la Maison de la Recherche (4 rue des Irlandais, 75005, Paris), salle Mezzanine, de 17 heures à 19 heures. Les dates suivantes seront à déterminer selon les disponibilités des intervenant.e.s.

Toutes les séances seront ouvertes au public, en présentiel, dans la limite des places disponibles, avec possibilité de retransmission à distance.

Les propositions d’intervention pourront être envoyées à l’adresse suivante : recyclerlesmots@gmail.com accompagnées d’une brève présentation du sujet de thèse et des disponibilités de l’intervenant.e. Merci de nous faire parvenir vos propositions avant le 20 décembre 2021.

Les interventions feront l’objet d’une publication sur la revue en ligne TRANS-.


1 « En relisant mes poèmes / je vois des mots cassés » (Anise Koltz, « Le mot », in Somnambule du jour, Paris, Gallimard, 2016, p. 69)
2 Les Athéniens, raconte Plutarque, avaient conservé le bateau sur lequel Thésée était rentré de Crète et remplaçaient les pièces en bois au fur et à mesure qu’elles vieillissaient, jusqu’à ce qu’il ne reste rien du navire originel. « Aussi les philosophes, dans leurs disputes sur la nature des choses qui s’augmentent, citent-ils ce navire comme un exemple de doute, et soutiennent-ils, les uns qu’il reste le même, les autres qu’il ne reste pas le même. » (Plutarque, Vie des Hommes Illustres, trad. Alexis Pierron, Paris, Charpentier, 1853, t. 1, p. 23).
3 Walter Moser, « Garbage and Recycling : From Literary Theme to Mode of Production », Other Voices, [En ligne : http://www.othervoies.org/3.1/wmoser/index.php], vol. 3, n. 1, 2007 ; Florence Magnot-Ogilvy et Martial Poirson (dir.), Économies du rebut : poétique et critique du recyclage au XVIIIe siècle, Paris, Desjonquères, 2012 ; Susan Signe Morrison, The Literature of Waste. Material ecopoetics and ethical matter, New York, Palgrave Macmillan, 2015. Il est à noter que les études qui adoptent une approche écocritique croisent souvent le sens propre et le sens figuré du mot « recyclage ».
4 Jean-François Sablayrolles, « La vie des mots n’est pas un long fleuve tranquille », Linx. Revue des linguistes de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, [En ligne : https://journals.openedition.org/linx/8020], n. 82, 2021.
5 René Georgin, L’Inflation du style, Paris, Éditions sociales françaises, 1963.
6 Pour ne citer que quelques exemples : Sophia Papaioannou, Redesigning Achilles : 'Recycling' the Epic Cycle in the 'Little Iliad' (Ovid, Metamorphoses 12.1-13.622), Berlin, Boston, De Gruyter, 2007 ; Céline Hersant, L'atelier de Valère Novarina : recyclage et fabrique continue du texte, Paris, Classiques Garnier, 2015 ; Ana Raquel Fernandes, José Pedro Serra et Rui Carlos Fonseca (dir.), The power of form : recycling myths, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishings, 2015 ; Marc Escola, « De l'art de recycler les œuvres littéraires. Sur un exercice de Ferdinand Brunetière », Atelier Fabula « Critique et création », [En ligne : https://www.fabula.org/atelier.php?Sur_un_exercice_de_Ferdinand_Brunetiere].
7 Gottlob Frege, « Über Sinn und Bedutung », Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik, n. 100, 1892, p. 25-50.
8 Rudolf Carnap, Meaning and Necessity, Chicago, University of Chicago Press, 1947. Pour une discussion des nuances, voir Melvin Fitting, « Intensional Logic », Edward N. Zalta (dir.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, [En ligne : https://plato.stanford.edu/archives/spr2020/entries/logic-intensional/].
9 Charles Malamoud, « Mots, nostalgies, textures », Littérature, vol. 4, n. 184, Paris, Armand Colin, 2016, p. 14.
10 Ibid. p. 12.
11 Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, Paris, Zones, 2018.
12 La polémique, née sur les réseaux sociaux, a été relayée par la presse généraliste. Voir, par exemple, David Carzon, « Le prochain James Bond peut-il être noir, ou gay, ou une femme ? », Libération, 22 septembre 2015 ; Alexis Gourret, « Une femme noire dans le costume de 007 pour le prochain James Bond », Le Figaro, 15 juillet 2019.