Atelier



De l'art de recycler les œuvres littéraires.
Sur un exercice de Ferdinand Brunetière

par Marc Escola
(Université Paris 8 / Université de Lausanne)


Sommaire : Critique et création.





De l'art de recycler les œuvres littéraires.
Sur un exercice de Ferdinand Brunetière


S'il y a toujours dans tout roman ou toute pièce de théâtre de quoi en faire un(e) autre, et si le commentaire peut s'employer à traquer, c'est-à-dire à produire, les variantes admissibles en regard de la grammaire de l'œuvre soumise à l'analyse, est-il déraisonnable de se donner, avec le texte de départ, un texte d'arrivée pour envisager la série des transformations susceptible d'assurer la transformation du premier dans le second ? Il semble qu'on rejoigne là les classiques études de source, qui savent établir les variantes introduites par Corneille ou Rotrou dans tel ou tel sujet issu du théâtre grec et expliquer la dérivation d'une œuvre en une autre. Mais il est une tout autre manière de se livrer à l'exercice, dont Ferdinand Brunetière a donné à la fin du XIXe siècle le mode d'emploi sinon la recette[1].

Vous prenez une comédie de Molière — l'École des Femmes, par exemple — et vous commencez par l'alléger de tout ce qu'elle contenait de substance. Vous en ôtez le sérieux, s'il s'y en mêlait peut-être au comique ; vous en ôtez les idées ; vous en ôtez surtout la “thèse” ; vous en ôtez aussi l'intrigue, si vous voulez… Il vous en reste le trio classique : le “jeune éventé”, la pupille subtile, et le tuteur jaloux, Horace, Agnès, et Arnolphe. Vous les… désossez alors, si je puis ainsi dire,… vous les désarticulez, vous les réduisez à l'état de fantoches, de mannequins, de poupées, ou de chiffons bons à recevoir toutes les formes qu'il vous plaira de leur donner. Vous faites d'Arnolphe, sous le nom d'Albert, je ne sais quel barbon, plus cacochyme encore et grinçant que nature. Sous le nom d'Agathe, vous transformez Agnès en une délurée de comédie, plus vive, plus gaillarde, plus libre en ses propos qu'un capitaine de dragons. Et pour Horace, vous le laissez à son insignifiance naturelle, en ayant soin seulement de le doubler de quelque Scapin ou de quelque Sbrigani. Vous lardez votre pièce, vous la piquez enfin de lazzis à l'italienne, bourrades et coups de poings ; vous agitez… vous dressez… vous parez… vous servez : c'est du Regnard ; ce sont les Folies amoureuses, que l'on vient de jouer devant vous ; ce serait aussi bien le Légataire universel, si vous aviez pris, je suppose, pour faire votre cuisine, au lieu de l'École des Femmes, le Malade imaginaire.

[…] Autre recette… Vous prenez deux comédies de Molière : le Bourgeois gentilhomme, par exemple, et la Comtesse d'Escarbagnas. Il y a dans la première, sous le nom de Dorimène, une marquise assez suspecte, ou même fort aventurière, dont on ne sait pas bien sur quelles terres est assis le marquisat ni quels sont ses moyens d'existence. Il y a un comte que l'on appelle Dorante, et qui sent d'une lieue son chevalier d'industrie. Molière ne les a, comme vous savez, qu'esquissés l'un et l'autre, et ils n'ont presque pas servi. D'un autre côté, dans la Comtesse d'Escarbagnas — laquelle, par bonheur, n'est également qu'une ébauche — quelques conseillers, ou gens de finance, un M. Tibaudier, un M. Harpin, dont il serait amusant de mêler les ridicules avec ceux de M. Jourdain. Et pourquoi n'y ajouteriez-vous pas aussi, tandis que vous y êtes, quelques-uns de ceux d'Harpagon ? Il prêterait sur gages, et il ferait des vers […]. Il porterait un habit à fleurs, et il aimerait la trompette marine. Quant à l'intrigue, Molière encore l'a indiquée. Quelque valet à tout faire duperait le chevalier, qui duperait la marquise, qui duperait l'homme de finance, qui duperait le public, et tout cela ferait “un ricochet de fourberies les plus plaisant du monde”. C'est, messieurs, le mot de Frontin ; c'est la comédie que l'on va jouer devant vous tout à l'heure ; c'est le Turcaret de Le Sage.

On n'attendrait pas tant d'audace de la part de l'auteur d'une théorie de L'Évolution des genres dans l'histoire de la littérature (1890) restée célèbre pour avoir emprunté à Darwin l'essentiel de ses présupposés. Il est vrai que le professeur s'exprime ici non devant un public de Normaliens mais devant un parterre mondain de spectateurs de l'Odéon, entre deux représentations, et qu'il se trouve avoir à présenter une « époque du théâtre français », au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, dont les scansions de l'histoire littéraire — entre Classicisme et Lumières, dans l'intervalle qui sépare la mort de Molière des débuts de Marivaux — peinent, hier comme aujourd'hui, à rendre compte. Que vaut la petite cuisine à laquelle Brunetière nous invite ici, et que cherche-t-elle à illustrer ? La recette prétend délivrer le secret qui permet de transformer une pièce de Molière en une comédie de Regnard, ou selon un protocole à peine plus complexe, de produire le Turcaret de Lesage en contaminant deux autres comédies du même Molière ; un peu plus loin, Brunetière soumet trois autres titres au même traitement pour affabuler une pièce d'un dramaturge contemporain des deux premiers : Destouches. Il y faut peu de choses, dès lors qu'on accepte de dénier à chaque pièce de départ sa singularité : l'accentuation de quelques traits dans les caractères, la promotion de quelques personnages secondaires disponibles à un emploi mieux marqué, l'adjonction de quelques répliques et jeux de scène que l'on n'a pas à aller chercher bien loin…


La recette enseigne surtout à quel usage l'histoire littéraire prétend accommoder les chefs-d'œuvre :

Si l'on le voulait, rien ne serait plus facile que de ramener ainsi trente ou quarante années de l'histoire de la comédie française à l'unique inspiration de Molière. […] Allons plus loin, nous le pouvons, et disons qu'après cinquante ans écoulés bientôt, de même qu'un bon roman est celui qui se rapproche le plus du roman de Balzac, — d'Eugénie Grandet ou de la Cousine Bette — à la seule condition d'être un peu mieux écrit ; de même en France, une bonne comédie, fût-elle de Labiche ou d'Augier, sera toujours celle qui nous rappellera le plus la comédie de Molière ; et nous la louerons peut-être jamais mieux qu'en montrant comment, par où, par quels mérites, et au besoin par quels défauts, elle rappelle celle de Molière.

Le chef-d'œuvre fait ainsi double emploi : quarante ans d'histoire du théâtre français (disons : 1673-1713) sont à regarder comme simple recyclage des procédés de Molière, jusqu'aux innovations de Marivaux (à compter de la décennie 1720), et comme simples épigones les auteurs mineurs survenus dans l'intervalle entre ces deux génies ; au-delà, la comédie moliéresque est institué en parangon du genre comique dont le plus grand dramaturge du Grand Siècle se trouve avoir délivré la poétique définitive, comme Balzac la grammaire du roman : ce n'est pas que tous les dramaturges se soumettent au modèle, c'est que les spectateurs s'en souviennent.


La chose ne va pas sans contradictions : que fera-t-on de Marivaux justement, qui rompt délibérément avec le modèle moliéresque, si les chefs-d'œuvre de Molière doivent rester le mètre étalon ? Il y faut plus d'audace : il suffira de soutenir que Marivaux n'a pas écrit de comédies, mais que son théâtre est issu d'une transformation de… la tragédie racinienne[2].

Marivaux n'aimait pas Molière, et tout lui déplaisait dans l'auteur du Misanthrope : la nature de ses intrigues, trop imitées à son gré de l'ancienne comédie ; la franchise hardie de son langage, souvent voisine de la crudité ; la généralité même de ses caractères universels que Molière aimait à peindre. Aussi lui tourna-t-il résolument le dos, avec un courage ou plutôt une audace qui pouvait lui coûter cher […] et qui ne lui a réussi que dans la mesure où, — sans le vouloir, sans le savoir peut-être — il allait imiter Racine. La comédie de Marivaux, c'est la tragédie de Racine, transportée ou transposée, de l'ordre des choses où les événements se dénouent par la mort, dans l'ordre des choses où ils se terminent par un mariage ; et cette formule vous explique, à la fois, la nature de ses intrigues, sa conception du comique et de la comédie, et cette singularité de style qu'on lui a si souvent reprochée.

Brunetière prétend le démontrer très vite, au vu des titres mêmes des pièces de Marivaux, c'est-à-dire aussi de leurs sujets :

Elles s'appellent : La Double inconstance ou Le Jeu de l'amour et du hasard, ou Les Fausses confidences… Supposez que l'on voulût donner des sous-titres aux tragédies de Racine, est-ce que ce n'est pas là ceux-là qu'on choisirait ? Andromaque, Bérénice, Bajazet, Mithridate, Phèdre, est-ce que ce ne sont pas, s'il y en eut, des jeux, — des jeux tragiques, des jeux sanglants, des jeux mortels, — mais des jeux de “l'amour et du hasard” ? Et Andromaque, en particulier, n'est-ce pas “la double inconstance” : inconstance d'Hermione, qui trahit Oreste pour Pyrrhus ; inconstance de Pyrrhus, qui trahit Hermione pour Andromaque ? Pareillement Bérénice… Mais Bajazet, à son tour, n'est-ce pas la tragédie, s'il en fut jamais, des “fausses confidences” : fausses confidences de Bajazet, fausses confidences d'Atalide à Roxane ?

Avec quelle insolence et quelle cruauté

Ils se jouaient tous deux de ma crédulité !

Quel penchant, quel plaisir je sentais à les croire !…

Rappelez-vous encore Mithridate… Si bien, messieurs, que, sur leur titre seul, les comédies de Marivaux nous apparaissent, passez-moi l'expression, comme des “espèces particulières” dont la tragédie de Racine serait le cas général…

La comparaison est certes un peu hâtive, mais qui nierait qu'il entre en effet une « double inconstance » dans l'intrigue d'Andromaque, souvent décrite dans les termes d'une chaîne des amours contrariées ?


Chemin faisant, Brunetière s'avise toutefois que la proposition est aisément réversible : si la comédie de Marivaux est si proche de la tragédie racinienne, ne serait-ce pas parce que le tendre Racine a lui-même puisé à d'autres genres plus « galants » que le répertoire tragique ? De plus récents historiens de la littérature nous en assurent au demeurant : la chaîne des amours contrariées est issue de ce genre tendre et galant qu'était, plus tôt dans le siècle, la pastorale

À moins peut-être, si vous l'aimez mieux, que l'on ne renverse la phrase… On le peut, sans inconvénient et sans difficulté. Car, de même que la tragédie de Racine est très voisine de la comédie, de même la tragédie de Marivaux est toute proche de la tragédie.

Voyez la préface de Bérénice, et la revendication d'une « tristesse majestueuse » en lieu et place de la pitié comme émotion spécifiquement tragique ; oubliez l'onomastique, les références à l'Histoire grecque ou romaine, et demandez-vous ce qui distingue structurellement une intrigue racinienne des histoires amoureuses véhiculées par la littérature galante de l'époque… Sait-on bien où passe la frontière qui sépare le drame de la comédie sentimentale sans ridicules à la façon de Marivaux ?

On a souvent noté la ressemblance de l'intrigue de Mithridate avec celle de l'Avare ; et la situation de Pyrrhus dans Andromaque n'est pas sans quelque rapport avec celle du marquis du Legs [de Marivaux, 1736]. Mais, d'autre part, n'a-t-on pas aussi remarqué que la situation du Jeu de l'Amour et du hasard prise au sérieux, c'était Ruy Blas ? et pour faire un drame des Fausses confidences, que faudrait-il ? Tout simplement qu'Araminte, outragée de la façon dont s'y prend Dorante pour lui faire connaître son amour, préférât sa dignité de femme à son bonheur. Dans la tragédie de Racine, comme dans la comédie de Marivaux, à ne regarder encore que les seules apparences, nous sommes donc sur la limite précise qui sépare le drame de la comédie sentimentale. […]

La démonstration est déjà au-delà des « seules apparences » : elle recèle une proposition assez forte sur la frontière des genres dramatiques, leur instabilité, et la généalogie qui inscrit le drame romantique dans la continuité des genres classiques de la comédie et de la tragédie. Brunetière n'est pas loin d'affirmer qu'un même sujet est passible de différents traitements génériques, pour peu qu'on lui donne telle ou telle découpe, et d'instituer par là le plus pédagogique des exercices : après avoir soigneusement dessiné le schéma dramatique des Fausses confidences, vous imaginerez les variantes nécessaires pour donner à la pièce une couleur et un dénouement également tragiques en vous aidant si nécessaire de telle pièce de Racine (vous n'hésiterez pas à interpoler leurs scènes et contaminer leurs ressorts respectifs, sans trop tenir compte de l'intervalle historique qui les sépare).


Après avoir relevé que chez Marivaux comme chez Racine, « les rôles de femmes sont les plus importants » en regard de « l'étrange insignifiance » des personnages féminins de Molière, et observé que les Silvia, Hortense et Angélique de la comédie tendent à « affranchir leur droit d'aimer de tout ce que les préjugés y opposent d'obstacle ou de retardement » aussi bien que les Hermione, Roxane ou Phèdre de la tragédie, on doit conclure que « les comédies de Marivaux se terminent justement au point où les tragédies de Racine commencent » — la formation de l'amour fait le sujet comique, quand l'amour déjà lié « devient une matière aisément tragique » pour peu qu'il soit « déçu, dédaigné, trompé ». Marivaux n'est pas le continuateur de Racine : c'est la confrontation de leurs œuvres respectives qui vient nous révéler la filiation toute théorique des deux genres qu'ils ont pratiqués. Et il y a là encore quelques belles variantes à produire : imaginez un sixième acte à La Double inconstance qui illustre le potentiel dramatique des destins arrêtés par Marivaux pour ses personnages.


Car, à la différence des premiers exemples convoqués, le rapport n'est pas de dérivation délibérée : contrairement à Regnard ou Dufresny qui se souviennent des recettes de Molière, Marivaux n'a pas cherché à « imiter » Racine (comme Campistron selon Thibaudet), à la mémoire duquel il était plutôt hostile en partisan déclaré des Modernes dans la seconde « Querelle » qui marqua les premières décennies du XVIIIe siècle. La question n'est pas là pour Brunetière :

Marivaux a-t-il imité Racine ? A-t-il voulu seulement l'imiter ? Pour ma part, je ne le crois pas […] La question aussi bien n'est-elle presque pas indifférente ? On sait que l'on copie, on ne sait pas toujours que l'on imite. […] Marivaux n'en aurait rien su ni soupçonné, la ressemblance ou l'analogie de sa comédie avec celle de Racine n'en serait pas moins certaine pour cela ; — ni surtout plus fortuite. Il y a des courants d'idées auxquels personne ne saurait se soustraire, pour la bonne raison qu'à peine sentons-nous qu'ils nous entraînent ; il y a des influences qui sont comme diffuses dans l'atmosphère ambiante, et que nous respirons, sans nous en douter nous-mêmes, avec l'air de notre temps ; il y a des œuvres à l'imitation desquelles, sans le vouloir, l'esprit d'une génération ou d'un siècle se modèle. Balzac, dans notre siècle, a-t-il imité la vie, ou la vie a-t-elle imité Balzac ?

L'hypothèse facile d'une « influence diffuse », ou de « l'air du temps » ne doit pas masquer l'audace de la leçon : curieux exercice que celui qui a consisté à se donner deux pièces sans vrais rapports entre elles et à produire spéculativement, soit à imaginer, la série des opérations susceptibles de transformer la première en la seconde ; et travail pleinement critique qui se dispense de l'aveu de l'auteur, au sens où rien ne permet de poser entre elles un rapport authentiquement hypertextuel. C'est ici le critique ou l'historien du théâtre qui s'adonne à la récriture, sans s'autoriser d'autre chose que de ses propres postulats, en faisant bon marché des emprunts de Marivaux (comme d'ailleurs de Molière) à la commedia italienne. Dans le cas des comédies de Regnard ou de Turcaret, Brunetière a produit un hypotexte seulement possible pour y reconnaître aussitôt un chef-d'œuvre bien réel de Molière ; pour Marivaux et Racine, il est allé plus loin : penser la succession des « époques du théâtre français » a supposé ici de construire une structure-type comme un pur objet théorique auquel rapporter des réalisations aussi différentes que les comédies de Marivaux et les tragédies de Racine, voire tel drame de Hugo, pour envisager en retour chaque réalisation singulière comme exploration d'un système de possibilités dramatiques qui reste ouvert en son principe.


Où l'on voit que l'histoire littéraire s'accommode des textes possibles aussi bien que des œuvres réelles, que le savoir ne vient pas toujours juguler l'imagination créatrice pour qui est surtout soucieux des transformations, et que la succession proprement historique des chefs-d'œuvre ménage quelques intervalles où il est loisible de regarder les choses (un peu) autrement.



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[1] F. Brunetière, Les Époques du théâtre français (1636-1850), Calman-Lévy, 1892 [Conférences de l'Odéon] ; « Autour de Turcaret », 8e conférence, 1891.

[2] Les Époques du théâtre français…, éd. cit., 10e conférence, 1892 : « La comédie de Marivaux », [après une représentation de L'Épreuve].



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 18 Juin 2021 à 10h21.