Essai
Nouvelle parution
S. Smadja, Pour une grammaire endophasique, vol. 2 : Une syntaxe, une sémantique et une prosodie de la conscience

S. Smadja, Pour une grammaire endophasique, vol. 2 : Une syntaxe, une sémantique et une prosodie de la conscience

Publié le par Université de Lausanne

Pour une grammaire endophasique, volume 2 :

Une syntaxe, une sémantique et une prosodie de la conscience

Stéphanie Smadja

Hermann, 2021
35 EUR — EAN 13 : 9791037006882 — 550 p.

 


Existe-t-il une syntaxe de la conscience ? L’exploration linguistique du langage intérieur ordinaire se poursuit, entre histoire des idées, neurolinguistique, littérature et philosophie, en passant par la physique quantique et la chimie. Comment le langage intérieur se structure-t-il ? Nous parlons-nous nécessairement sous une forme abrégée, condensée, elliptique, conformément à l’hypothèse Vygotski-Egger ? Nous parlons-nous intérieurement comme nous parlons extérieurement ? Bien plus, au-delà de la seule question de la structuration syntaxique, quels rôles les mots intérieurs jouent-ils dans nos représentations, nos perceptions et nos émotions au quotidien ? Comment s’élaborent nos temporalités intérieures ? Quels sont les rythmes et les mélodies de notre langage intérieur ? Autant de questions pour lesquelles ce second volume élabore un parcours en direction d’une grammaire endophasique, de la syntaxe de la phrase, de la sémantique des noms, des adjectifs et des verbes, de la présence ou de l’absence de phrases vers la musique des mots ou des silences. Comme le premier volume, il sert de fondement aux thérapies endophasiques et à la mise en place d’une linguistique clinique centrée sur le langage intérieur.

 

Table des matières

 

Introduction

 

Chapitre un. Une syntaxe de la conscience, entre mots et phrases

1. Le langage intérieur entre le mot et la phrase

1.1. Vygotski et l’hypothèse d’un langage intérieur abrégé et prédicatif : aux origines d’une énigme linguistique

Linfluence de Humboldt, Potebnia et Iakoubinski

La littérature à lappui dune théorie psycholinguistique

Lobservation du langage égocentrique

1.2. L’unité endophasique

Des phrases intérieures ?

Saillance du mot et signification .

Egger entre mots raccourcis et phrases abrégées :

une parole idiolectale et expressive

1.3. Des phrases inachevées

Art de lellipse en monologues intérieurs et style endophasique

États de conscience, états de parole intérieure et inachèvement : vagabondage mental et perturbations syntaxiques à lendormissement

L’émergence du mot comme point de repère ?

1.4. Voies ventrales et dorsales en neurosyntaxe

Mots et constituants en voies ventrales

Des phrases en voies dorsales

2. Le « minimum syntaxial » ou une tendance à la simplicité syntaxique

2.1. Dujardin et l’hypothèse d’une modélisation minimaliste

Le minimum syntaxial de Dujardin : Joyce ou Egger comme modèle ?

Les écrits endophasiques de la vie quotidienne : journal intime

Entre style simple, poésie et musique

2.2. Des phrases plutôt brèves : comparaison entre Mon plus secret conseil et des carnets endophasiques

2.3. Variations stylistiques : un processus en mouvement

3. Des phrases longues et construites

3.1. Représentations des phrases longues en langage intérieur

Incidentes et liens logiques

La phrase longue entre écriture et parole

Un seuil endophasique : flux continu et absence de phrases

3.2. Un cas particulier : Dujardin

Entre prose impressionniste et patron endophasique

Descriptions et phrases longues

3.3. Allongement de la phrase vers la droite

Un procédé typique de la « nouvelle prose » des années 1920

Des phrases qui peuvent sallonger vers la droite dans les carnets endophasiques

3.4. La discontinuité syntaxique

Une discontinuité marquée : les mots arrachés
au silence « loin deux »

Un flux endophasique discontinu

Chapitre deux. Sentir, ressentir et se le dire : dénominations et caractérisations

1. Neurobiologie des perceptions et des émotions

1.1. Données sensorielles et aires corticales

Voir

Entendre

Sentir

Goûter

Toucher

Proprioception

Sensations conscientes et inconscientes

1.2. Neuroanatomie des émotions et des sentiments

Cartographie émotionnelle

Émotions conscientes et inconscientes

2. Conscience et construction sensorielle
et émotionnelle en langage intérieur

2.1. Conscience sensorielle et émotionnelle

Laccès à la conscience par les mots du dedans ?

Le corps dans lespace : perceptions et représentations spatiales

Grammaire des sens et rareté de lodorat

Grammaire émotionnelle transcatégorielle

2.2. Le nom et la détermination nominale : identifier, comprendre et être

Catégorisation grammaticale et localisation cérébrale ?

Identifier et catégoriser nos représentations sensorielles

Percevoir ce que lon sait nommer

Nom émotionnel dans le discours endophasique

Condensation et saturation endophasique

Néologie en endophasie

2.3. L’adjectif : caractériser, identifier et expérimenter

Des adjectifs pour identifier et percevoir

Devenir adjectival des émotions : identifier et comprendre

Chapitre trois. Temporalités intérieures

1.    Fonctions mémorielles de la parole intérieure

2.    1.1. La mémoire de travail (working memory)

Le modèle de Baddeley et Hitch

Lobe frontal et mémoire de travail

Parole intérieure et mémoire de travail

Apprentissage corporel

1.2. La mémoire autobiographique

Définition et fonctionnement

Parole intérieure et mémoire autobiographique

2. Le présent endophasique

2.1. Corrélats neuronaux et représentations métaendophasiques

Corrélats neuronaux du présent (en anglais)

Un temps prédominant ?

2.2. Une deixis endophasique ?

Ici et maintenant

Présent et énonciation multiple

Corps au présent

Présent mémoriel, deixis imaginative et récit de soi

2.3. Un hors temps endophasique 

Le présent de L’Homme qui dort

Présent omnitemporel

3. Projection et rétrospection endophasique

3.1. Les temps du passé

Corrélats neuronaux des temps du passé

Fréquence des temps du passé

Temporalités intérieures du souvenir

3.2. Le futur

Corrélats neuronaux du futur

Fréquence du futur

Projection, planification et rêveries : au futur ou au présent ?

3.3. La parole intérieure entre instant présent, projection et rétrospection

Deuil et passé dans Loin d’eux

Lucas Letheil entre souvenirs et anticipations, fictions et réalités

Le mélange des temps amoureux dans Solal

4. Des scènes intérieures hors du temps ?

4.1. L’infinitif

Fréquences de linfinitif

Hypothèse de corrélats neuronaux et infinitif dauto-injonction en monologue intérieur

Usages endophasiques de linfinitif

4.2. Phrases averbales

Fréquences des phrases averbales

Phrases averbales en monologue intérieur

Phrases averbales en prise avec lancrage énonciatif extérieur

Des mots et des images

4.3. Temporalités endophasiques dans et hors du temps : monde actuel, potentiel et contrefactuel

Lanaphore mémorielle ou atemporelle ?

Inventivité endophasique : mondes potentiels ou contrefactuels à tous les temps

Chapitre quatre. Une petite musique de l’âme

1. Une prosodie endophasique

1.1. Une « rapidité plus grande de la parole intérieure » ?

Éléments de neuroprosodie

Représentations métaendophasiques du rythme (protocoles Monologuer)

Abrégement phonétique

1.2. Langage intérieur entre poésie et musique

Chansons, musique et composantes de la vie intérieure

Des musiques intérieures

Prosodie, mémoire et création

Enjambements monologaux ?

1.3. Ponctuations endophasiques ?

La ponctuation dans les entretiens et les carnets endophasiques

Effacement partiel de la ponctuation et dilution du cadre phrastique en monologue intérieur

Disparition totale de la ponctuation : une expérimentation littéraire

2. Répétitions et patrons endophasiques

2.1. Les répétitions : un trait caractéristique du patron endophasique

2.2. Un marqueur endophasique ?

3. Silence et endophasie

3.1. Un continuum entre parole et silence ?

Du silence à la parole : états faibles et états forts

Silence et parole : représentations métaendophasiques

Silence et émotion

3.2. Un art du fragment

3.3. Le silence endophasique, entre plénitude spirituelle, discontinuité et néant

La spiritualité à travers les représentations métaendophasiques

Une parole intérieure mystique sur fond de silence

Poétique doutre-jungle chez Garcia

Poétique de lespace et poétique du silence chez Larbaud

Poétique du néant chez Beckett

Conclusion

Liste des illustrations et des schémas

Liste des tableaux

Extraits de l’introduction

Le langage adressé à soi, qu’il reste intérieur ou qu’il s’extériorise, nous est à la fois commun et singulier. Est-ce le propre de l’humain ? La question a été posée, mais tel n’est pas mon propos aujourd’hui. Après avoir exploré dans un premier volume l’énonciation et la pragmatique du langage intérieur, en l’occurrence à travers l’enjeu de la voix et des voix intérieures (ma voix propre, les voix des autres, des voix autres), après avoir posé la question du locuteur-auditeur selon la formule de Gabriel Bergounioux, des représentations de soi et des possibilités d’action sur soi-même, ou au contraire celles des entraves, j’aborde dans ce second volume la syntaxe, la sémantique et la prosodie du langage intérieur. L’un des enjeux fondamentaux pour l’hypothèse d’une grammaire endophasique et pour comprendre le fonctionnement du langage intérieur est de savoir si ce dernier correspond au modèle syntaxique rendu célèbre par Vygotski (modèle que j’appelle Vygotski-Egger, puisque Egger l’a évoqué avant Vygotski) et si fréquemment repris : la syntaxe endophasique est-elle toujours, et fondamentalement, condensée, abrégée, fragmentaire et décousue ? Le rythme endophasique est-il principalement constitué de silences et d’interruptions ?

Il est surprenant de constater à quel point le modèle Vygotski-Egger est prédominant dans le champ de l’endophasie, notamment en ce qui concerne les enquêtes de terrain. Presque tous les chercheurs, à la suite de leurs deux prédécesseurs, ont fait cette hypothèse à la fois logique et curieuse que je n’ai pas besoin de développer ce que je me dis puisque je sais de quoi je me parle. L’une des rares exceptions à cette règle est Charles Fernyhough qui évoque dès 2006 la possibilité d’un double modèle syntaxique pour penser la parole intérieure. Or, savons-nous réellement toujours de quoi nous nous parlons ? Quel rôle joue l’inconscient dans notre langage intérieur ? Bien plus, les protocoles Monologuer révèlent qu’il existe en réalité au moins trois patrons syntaxiques : les phrases courtes, parfois inachevées parfois complètes, les phrases longues et l’absence de phrases. Ainsi le langage intérieur soulève-t-il plusieurs questions : est-ce que je me parle comme je parle à d’autres ? Ma parole se caractérise-t-elle par un style endophasique et un style extériorisé communs ou dissociés ? L’importance de la phrase dans les représentations métaendophasiques tend à suggérer qu’elle peut constituer une unité d’analyse linguistique pertinente, pour l’endophasie et probablement donc pour les échanges extériorisés, oraux comme écrits. Dans un premier chapitre, j’interroge donc le mot et la phrase. Existe-t-il une syntaxe de la conscience ?

De la phrase, je propose de naviguer vers l’univers des sensations et des émotions. Le chapitre deux, à la fois syntaxique et sémantique, évoque les perceptions, les émotions et les représentations intérieures, principalement à partir des substantifs et des adjectifs. De quoi je me parle ? Comment est-ce que je me dis le monde ? Comment est-ce que je le perçois sensoriellement ? Comment se disent les émotions ? Là encore, le rôle du langage intérieur a été largement sous-évalué, même si le rôle du langage tout court a quant à lui fait l’objet de nombreux débats. Le langage intérieur n’est-il pas une des clés de l’accès à la conscience aussi bien de nos sensations que de nos émotions ? Est-ce que je ne perçois pas le monde tel que je parle ?

Le voyage se poursuit à travers le temps, dans un chapitre qui mêle à nouveau syntaxe et sémantique. Nos temporalités intérieures ne s’écoulent nullement comme le temps physique a été longtemps défini. Extensibles, elles se ralentissent ou s’accélèrent. Le passé peut tout à coup devenir, intérieurement, actuel, tout comme je peux me projeter dans des mondes potentiels ou contrefactuels. Les partisans de la bibliothérapie la définissent parfois comme le déploiement de tous nos possibles intérieurs : sans doute, mais ce déploiement se produit-il ailleurs et autrement qu’à travers notre langage intérieur ? Le chapitre trois constitue ainsi une exploration de nos temporalités intérieures, de la mémoire, de la projection, de l’être dans l’instant présent. La catégorie centrale est cette fois-ci le verbe. Quel est le rôle de la parole intérieure pour les processus mémoriels ? Le présent est-il vraiment le temps dominant comme le suggèrent les monologues intérieurs littéraires ?

Enfin, le chapitre quatre est centré sur la prosodie. Comment articuler langage et silence intérieurs ? Quel est le rythme du langage intérieur ? Notre voix intérieure possède-t-elle ses tonalités et ses mélodies propres ? Comment les analyser ? Là encore, ces questions sont indissociables d’une réflexion à la fois syntaxique et sémantique.

 

Extrait du chapitre un

 

L’ellipse constitue à la fois un point de divergence et un point de rencontre entre représentations littéraires et ordinaires du langage intérieur. En effet, elle a été stylisée en littérature comme étant caractéristique d’une syntaxe de la conscience, hachée, heurtée et condensée décrite par Egger, Dujardin et Vygotski, alors qu’en réalité, les pratiques endophasiques ne vont pas toujours nécessairement dans ce sens.

Lorsque Louis Francoeur analyse en 1976 un corpus de monologues québecois écrits les vingt années précédentes, il souligne fortement le caractère lacunaire de la phrase, qu’il relie aux définitions par Vygotski du langage égocentrique. Il commente ainsi[1] :

 

Précisons pour les besoins de notre propos que l’absence du sujet de l’énoncé n’est rendue possible que par la connaissance réciproque qu’en ont émetteur et récepteur, E’ et E’’. (p. 354)

 

De notre point de vue, nous prenons en compte que la syntaxe de l'abréviation, par son aspect de complexité, d'imprévisibilité, d'anormalité, fournit au message du monologue intérieur une part de son information connotative. (p. 354)

 

Ce matériau extra-systémique est constitué dans le monologue intérieur principalement de figures de rhétorique qui ont toutes les propriété de suggérer l’incohérence, la discontinuité ou la multiplicité des niveaux de signification : répétition, anaphore, ironie, anacoluthe, litote ou métaphore.  (p. 357)

 

Le monologue intérieur apparaît ainsi comme un art consommé de l’ellipse, qui devient un marqueur typiquement endophasique : nul besoin de développer pour moi-même ce que je me dis. L’explicitation, les règles de pertinence et de clarté sont caduques, dès lors que le langage ne revêt plus une fonction principalement communicationnelle mais se destine à d’autres fins, comme par exemple la fonction expressive et la décharge émotionnelle. De Solal à Belle du Seigneur, Albert Cohen a notamment approfondi cet aspect au fil de ses diverses tentatives de restitutions de la vie intérieure. Ainsi, après les monologues intérieurs des années 1920 principalement marqués par une tendance à la simplicité, Solal, à l’orée des années 1930 apparaît-il comme l’un des points culminants d’un art de l’ellipse. Du point de vue de l’énonciation, on l’a vu, les discours directs retraçant les pensées dans Solal ne relèvent pas du monologue intérieur. En revanche, du point de vue syntaxique et lexical, l’expérimentation stylistique est nettement de l’ordre du patron endophasique, comme le montrent ces réflexions du personnage éponyme[2] :

 

Ses yeux étaient embués de vraie douleur mais la joie d’avoir réussi la dernière phrase le fit respirer plus largement. Il baissa les franges recourbées où perlaient encore des larmes et médita. « Un : déclaration d’amour. Bon. Fait. Assez bien. Ceci pour que j’existe de nouveau à ses yeux. Maintenant voyons le deux et le trois qui restent à faire. Deux : suggérer que je suis aimé ; inventer histoire. On le fera en parlant ; j’ai plus d’idées à haute voix. Donc l’intérêt qu’elle éprouve pour moi est justifié. Bon. Trois : suggérer que la femme qui m’adore est digne d’être aimée par moi. Tout en me défendant très sincèrement d’aimer cette belle mystérieuse, en parler de telle sorte qu’Adrienne soit persuadée que je ne peux pas ne pas commencer bientôt à aimer — quel mot ! — l’extraordinaire concurrente si elle n’y prend garde. Sans le un, impossible d’obtenir jalousie avec deux et trois. Sans deux et trois, un perd valeur. Je fais tout marcher : tendresse maternelle, fierté satisfaite, orgueil en éveil, inquiétude. Ça va. Allons-y. Quels trois serpents je suis. » (p. 92)

 

Dans ce discours direct retraçant les méandres des pensées de Solal, en pleine stratégie amoureuse face à une Adrienne qu’il tente de reconquérir, non seulement les sujets grammaticaux sont régulièrement effacés, à travers l’emploi d’infinitifs d’auto-injonction, mais de surcroît les déterminants disparaissent parfois, ce qui crée une légère sensation d’agrammaticalité. Le substantif métalinguistique « phrase » est utilisé sans mise à distance. Or, comme je l’ai souligné, cet usage n’est pas seulement dû au contexte discursif littéraire mais bien plutôt à un sentiment de la langue partagé, de ce point de vue, par la plupart des locuteurs français. Si le premier groupe nominal dépourvu de déterminant fait simplement penser à une liste « un : déclaration d’amour », le suivant évoque des notes que l’on laisserait pour soi ou une liste de choses à faire « inventer histoire ». De la même façon, les deux commentaires (« Sans le un, impossible d’obtenir jalousie avec deux et trois. Sans deux et trois, un perd valeur. »), où les déterminants sont de plus en plus effacés, sonnent légèrement agrammaticaux. Le chiffre « un » est précédé d’un article défini, tandis que « deux » et « trois » en sont dépourvus, dans une structure pourtant anaphorique et similaire, commençant également par la préposition « sans ». À « inventer histoire » font écho « obtenir jalousie » et « perd valeur ». La dernière expression peut être interprétée comme une construction à verbe support, avec article zéro, mais pas les deux premières. Il s’agit bien ici d’une tentative de reconstruction de ce que pourrait être un langage pour soi seul, abrégé et prédicatif.

Les phrases se caractérisent par leur incomplétude. Au début du discours direct cité, nous n’avons que le rhème « déclaration d’amour » d’une phrase dont le thème a disparu. Les trois phrases qui suivent se composent d’un puis deux mots et forment également des propositions lacunaires. Au lieu de « fait » nous aurions pu attendre « c’est fait », ou encore « je l’ai assez bien fait », en combinant la troisième et la quatrième phrase. Les verbes conjugués et les sujets sont omis, comme s’il s’agissait de précisions inutiles pour le locuteur qui se sait à l’origine de la déclaration nommée. Si les phrases se déploient selon un cours plus habituel ensuite, ce n’est guère pour des exigences de clarté mais plutôt pour répondre à l’émotion d’un locuteur tout à la stratégie qu’il est en train d’élaborer. Le passé immédiat donne lieu à des phrases elliptiques, rapidement balayées, tandis que le futur proche et les actions à prévoir sont développés plus longuement. Se distinguent ainsi le plan d’action en lui-même, l’évocation du passé et les commentaires du je, également plus lacunaires. Tout se passe comme si Solal pour agir avait besoin d’élaborer dans une syntaxe plus ample ses propos, ce qui rejoint aussi l’hypothèse de Vygostki selon lequel le langage égocentrique sert de support au passage à l’action, non seulement chez les enfants mais aussi à l’âge adulte.

L’art de l’ellipse dans le monologue intérieur apparaît ainsi principalement comme un travail sur la prédication : rupture de construction, phrase interrompue, copule qui attire l’attention sur une information nouvelle. Le résultat obtenu ne relève pas toujours de l’agrammaticalité et peut parfois se fonder sur un effacement de la ponctuation et l’incomplétude des propositions, en début ou en fin de phrase.


Voir le livre sur le site de l'éditeur…

[1] Francœur Louis, « Le monologue intérieur narratif (sa syntaxe, sa sémantique et sa pragmatique) », Études littéraires, volume 9, n° 2, 1976, p. 341-365 [http://id.erudit.org/iderudit/500401ar].

[2] La pagination renvoie à l’édition suivante : Cohen Albert, Belle du Seigneur (1968), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », n° 331, 2011.