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Numérique et romanesque (revue Romanesques)

Numérique et romanesque (revue Romanesques)

Publié le par Vincent Ferré (Source : Gaëlle Debeaux)

Numérique et romanesque (revue Romanesques, n°13, 2021)

Appel à articles pour la revue Romanesques (Revue du Cercll / Roman & Romanesque)

Propositions attendues pour le 15 septembre, articles pour le 30 novembre 2020

 

Le terme romanesque ne recouvre pas l’appellation générique de roman : le romanesque n’est pas seulement ce qui relève du genre romanesque et même, on sait bien que des dynamiques qu’on dit anti-romanesques jalonnent l’histoire du genre, par méfiance ou rejet des effets de lecture qui jouent du plaisir et de l’immersion fictionnelle. Pourtant « [s]i le roman, ce n’est pas le romanesque, le romanesque, très certainement, c’est le roman », souligne Francis Langevin[1]. Et le roman est traditionnellement conçu comme une forme narrative longue publiée en objet livre papier. Cette précision quant aux conditions matérielles de diffusion du roman et partant du romanesque peut sembler incongrue, tant elle est commune, et dès lors peut-être impensée. Nous proposons au contraire de prendre ce point de départ pour réengager autrement l’articulation de la notion de romanesque aux formes génériques en élargissant à la question des supports et de la matérialisation des œuvres : il s’agira de mesurer la façon dont le romanesque se trouve remis en jeu à « l’ère (du) numérique » et des possibles qu’elle a ouverts depuis le xxe siècle. Le codex, perçu comme la forme naturelle de la littérature au point de s’effacer lors de la lecture (tout particulièrement lorsque l’effet romanesque est fort), a perdu une grande part de son évidence tant pour la création que pour la lecture des œuvres littéraires : naissent de nouvelles formes et de nouveaux lieux de création explorant ce que le format papier ne pouvait offrir tandis que nos pratiques de lecture se diversifient dans les outils employés et dans ses processus. Si l’on choisit désormais de ne plus définir la littérature par son incarnation dans l’objet livre, la notion de romanesque s’en trouve-t-elle différemment paramétrée ? Est-ce que l’on peut discerner une particularité numérique du romanesque contemporain ? Les effets de romanesque sont-ils réinvestis dans les œuvres numériques, renforcés ou à l’inverse désamorcés par les modalités de lecture des œuvres ?

Le terme « numérique », si souvent employé dans notre monde contemporain, est devenu une réalité quotidienne, encore renforcée ces derniers temps par la pandémie qui a conduit enseignant.e.s, élèves, chercheur.euse.s, étudiant.e.s mais aussi écrivain.e.s et artistes à un distanciel contraint. Derrière ce terme sont regroupés des formes et des contextes multiples de création qui déploient autant de rencontres possibles avec le romanesque dont nous esquisserons ici une cartographie provisoire, au sein de laquelle les articles pourront librement s’inscrire.

Une première approche de la relation entre romanesque et numérique pourrait s’interroger sur une contradiction fondamentale entre les deux termes : le numérique dans ses formes et son imaginaire ne désamorcerait-t-il pas les effets de romanesque ? En effet, le romanesque s’attache davantage aux formes longues, feuilletonnantes, qui facilitent « l’importance accordée […] au domaine des affects, des passions et des sentiments » ainsi que « la saturation événementielle et son extensibilité indéfinie[2] », tel le roman d’aventure ou sentimental avec ses multiples rebondissements. Or le numérique engage un autre régime d’attention qui favorise souvent les formes brèves[3] et des temps de lecture courts ou fragmentés : c’est en particulier le cas sur les réseaux sociaux qui reposent sur un principe de lecture rapide, rejoignant en cela un goût contemporain pour les microrécits ou microfictions[4]. Le romanesque est-il dès lors absent de ces supports ? Des exemples comme 3e droite de François Descraques, d’abord créés sur le réseau Twitter[5] avant d’être repris en format livre, nous invitent à la prudence car ils montrent bien que le romanesque est loin d’être désactivé par la limitation des caractères, n’interdisant pas les récits proliférants et invitant à un rapprochement avec la pratique du feuilleton au xixe siècle. Dans quelle mesure des œuvres ainsi situées au cœur des réseaux numériques s’attachent-elles à une réappropriation romanesque de ses usages quotidiens ? S’agit-il d’un détournement des fonctionnalités de la plateforme ? Ce questionnement prolonge les études en cours sur les liens entre littérature et réseaux sociaux qui se sont surtout concentrées jusqu’à présent sur la réappropriation poétique dont les réseaux sont l’objet[6] : or une narration aux effets de romanesque semble se reconstituer dans des œuvres comme Nouvelles de la Colonie[7] d’Alexandra Saemmer, Todo está bien de Manuel Bartual[8], ou encore le feuilleton Eté sur Instagram[9]. Comment le romanesque qui « se présente en général comme un contre-modèle de la réalité dans laquelle vit le lecteur[10] » trouve-t-il une place sur des plateformes numériques qui s’appuient sur une écriture de soi et un lien factuel au réel ? Les créations littéraires en réseaux ou le microblogging[11] n’offrent-ils pas paradoxalement une place de choix au romanesque ?

La contradiction entre les deux termes de romanesque et de numérique tient aussi à leurs imaginaires a priori opposés. D’un côté, le numérique dans ses usages quotidiens est associé à un imaginaire technologique, et peut-être froid, notamment dans la mesure où les rapports à distance, plutôt que l’interaction directe et chaleureuse, y sont favorisés. De l’autre, le romanesque évoque davantage le foisonnement et la richesse de l’écriture narrative, l’excès des affects et des représentations. On pourra alors explorer des œuvres complexes suggérant une possible mise en mouvement de ces catégorisations, comme Alienare de Chloé Delaume et Frank Dion publié au Seuil[12], œuvre nativement numérique fortement intrigante et, partant, romanesque, qui pourtant approfondit cet imaginaire froid, distant et menaçant de la machine. En prolongeant le questionnement, nous pourrons nous demander s’il existe un romanesque machinique, y compris lorsque des « machines sympathiques[13] » ou des intelligences artificielles prennent le relais voire se substitue à l’humain[14] : que reste-t-il du romanesque dans des œuvres produites mécaniquement ? En regard d’exemples plus récents de création assistée ou paramétrée par des outils numériques (réels comme le court roman créé à l’université japonaise d’Hakodate, ou imaginés comme dans Ada d’Antoine Bello, paru en 2016), nous pensons également au projet plus ancien d’Italo Calvino, L’incendie de la maison abominable[15] pour mesurer, peut-être, le chemin parcouru.

En définitive, nous invitons à penser les imaginaires associés aux dispositifs numériques et la manière dont le romanesque trouve une place dans une « dynamique d’hybridation » des créations contemporaines : la « contamination de l’œuvre littéraire sous sa forme classique de livre imprimé par certains traits définitoires d’une poétique propre aux écrits nativement numériques », une « e-poetique », comme l’étudie Gilles Bonnet dans l’article « Le livre implémenté[16] », remet en jeu différemment sans doute le romanesque du roman contemporain, en particulier dans les fictions du réseau[17] comme celles de Sandra Lucbert (La Toile), Véronique Taquin (Un Roman du réseau), Chloé Delaume (Corpus Simsi). Mais il s’agit aussi de penser cette question dans l’autre sens : un imaginaire romanesque traditionnel trouve-t-il à se déployer en ligne, à travers par exemple les plateformes de partage où fleurissent des fanfictions – nouvelles formes de récits fleuves ?

En approfondissement encore les perspectives, il semble pertinent de s’interroger sur le potentiel romanesque du medium numérique lui-même – de considérer que nos pratiques et usages numériques suscitent ou fabriquent des données pouvant alors être réinvesties de façon romanesque. C’est la démarche développée par Cécile Portier dans son projet désormais disparu Étant donnée[18], mais on peut également penser au Madeleine Project, réalisation multimodale actuellement exposée au Musée d’Histoire de la Vie Quotidienne, qui a consisté pour Clara Beaudoux à exposer sur Twitter (@clarabdx) la découverte des effets personnels de Madeleine, l’ancienne propriétaire décédée de l’appartement qu’elle habite[19]. La donnée ici n’est pas produite par un usage du numérique – il s’agit bien plutôt d’un rapport aux archives de l’intime – mais le numérique, par le prisme des réseaux sociaux, devient un espace d’exposition, de mise en scène et de mise en lumière du romanesque d’une existence, partagée à toutes et tous. De quelle façon ces pratiques, confirmant le retour en force du trope de l’enquête – une des veines traditionnelles du romanesque – en contexte numérique, tendent à brouiller la frontière entre factualité et fictionnalité ?

Si l’on tente de dépasser les contradictions ou antagonismes en postulant l’existence d’un romanesque numérique (et sans entrer dans le débat consistant à savoir si « le numérique » implique ou non un renouveau radical des pratiques), on pourra alors s’interroger sur la façon dont ce dernier favorise le ludique voire l’interactivité (bien attestée depuis les travaux de Serge Bouchardon[20]). En laissant de côté l’étude des rapports entre romanesque et jeux vidéo qui fera l’objet d’un numéro spécifique de Romanesques[21], on pourra notamment analyser la forme du romanesque dans des œuvres associant l’image animée et le texte, et poser la question de la place du romanesque au sein de ce que l’on nomme l’œuvre hypermédiatique, c’est-à-dire reposant sur un « mode de configuration en réseau faisant appel à plusieurs médias dispersés[22] » : comment caractériser ce romanesque hybride ?

Enfin, ce panorama ne serait pas complet sans une interrogation des pratiques de la lecture romanesque à l’ère numérique. Dans cette perspective, on pourra notamment se demander si l’outil numérique (la liseuse, les plateformes de lecture en ligne, l’accessibilité de formes narratives sur tablette ou smartphone…) contribue à renforcer une réception romanesque d’œuvres non nativement numériques, en permettant par exemple une lecture en continu annulant, pour certains outils, la segmentation de la page et renforçant donc « l’oubli » de la matérialité du texte au profit d’une immersion accrue ; on s’interrogera sur l’existence d’une affinité possible entre certains romans romanesques et le support numérique, et l’on se demandera ce que deviennent les page turners en contexte numérique. Le questionnement peut être prolongé autour de ce qu’on appellera « l’émotion romanesque » : le numérique remet-il en cause, ou en perspective, la nature de cette émotion ? Comment la caractériser en contexte numérique ?

On pourra aussi interroger l’émergence de pratiques de lecture romanesques propres à l’ère numérique, semblant se caractériser par une disponibilité continue du romanesque. On explorera par exemple ce que propose une plateforme comme PhoneStories[23] qui vise à déployer des fictions en épisodes écrits en temps réel, faits pour être lus au jour le jour et se manifestant au lecteur via des alertes sur le téléphone portable. On sera sensible aux effets de de continuité des pratiques, interrogeant notamment les échos entre ces activités lectrices à l’ère numérique et celles mises en œuvre au xixe siècle lors du développement de la presse et du feuilleton. De même, on prêtera attention à la variété des activités de lecture et au glissement régulier vers des activités d’écriture démultipliant le romanesque, qu’il s’agisse de prolonger un univers romanesque par la fanfiction déjà évoquée ou de dialoguer autour des œuvres par le biais du blog ou de la vidéo.

*

Les propositions (environ 500 mots) sont à envoyer conjointement à

Gaëlle Debeaux et Charline Pluvinet pour le 15 septembre.

Gaëlle Debeaux : gaelle.debeaux@univ-rennes2.fr

Charline Pluvinet : charline.pluvinet@univ-rennes2.fr

Les articles, attendus le 30 novembre, seront soumis à expertise.

 

 

[1] Francis Langevin, « Le romanesque dans les fictions contemporaines. Présentation », Temps zéro n° 8, Revue à comité de lecture en ligne, [https://tempszero.contemporain.info/document1192].

[2] Jean-Marie Schaeffer, « Le romanesque », Vox poetica.

[3] Marie-Ève Thérenty et Florence Thérond (éd.), Les formes brèves dans la littérature web, Cahiers virtuels du Laboratoire NT2, n° 9, 2017, en ligne sur le site du Laboratoire NT2, [http://nt2.uqam.ca/fr/cahiers-virtuels/les-formes-breves-dans-la-litterature-web], consulté le 2 juillet 2020.

[4] Alain Montandon, « Formes brèves et microrécits », Les Cahiers de Framespa n° 14, 2013, mis en ligne le 06 mars 2016, consulté le 29 juin 2020, [http://journals.openedition.org/framespa/2481] ; Revue Fixxion n° 1, Micro / Macro, dirigé par Dominique Rabaté et Pierre Schoentjes, 2010, [http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/issue/view/2], consulté le 2 juillet 2020.

[5] https://twitter.com/3emeDroite/status/904741467872223232

[6] Claire Chatelet et Gwendolyn Kergourlay (textes réunis par), « Usages formes et enjeux de la poésie numérique », komodo 21 n° 12, 2019, [http://komodo21.fr/category/poesie-numerique/] ; « Poétisation des réseaux sociaux », Revue Communication & langages n° 203, 2020/1, [https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages-2020-1.htm].

[7] https://www.facebook.com/anna.wegekreuz

[8] https://twitter.com/ManuelBartual/status/899719483752935426

[9] https://www.instagram.com/ete_bd/?hl=fr

[10] Jean-Marie Schaeffer, « Le romanesque », art. cit.

[11] Alexandre Gefen, « Ce que les réseaux font à la littérature », Itinéraires, 2010-2, consulté le 30 avril 2019, [http://journals.openedition.org/itineraires/2065].

[12] http://www.alienare-seuil.com/

[13] En écho au beau titre du colloque international organisé à l’université de Tours par Juliette Grange, Sylvie Humbert-Mougin et Anne Ullmo les 23-25 octobre 2019.

[14] Voir le colloque en préparation IA Fictions / AI Fictions, https://www.fabula.org/actualites/ia-fictions-ai-fictions-fictions-et-intelligence-artificielle-artificial-intelligence-and-fictions_95919.php

[15]  Paul Braffort, « L’ordre dans le crime : une expérience cybernétique avec Italo Calvino », http://www.paulbraffort.net/litterature/critique/calvino_crime.html

[16] Gilles Bonnet, « Le livre implémenté », https://www.fabula.org/colloques/document4127.php. On lira aussi avec profit, du même auteur, Pour une poétique numérique. Littérature et internet, Paris, Hermann, 2017.

[17] Nous pensons notamment à la thèse en cours de Françoise Cahen, Les réseaux romanesques à l'ère des réseaux sociaux numériques.

[18] On en retrouve une présentation sur le site du laboratoire NT2 (http://nt2.uqam.ca/fr/repertoire/etant-donnee) ainsi que dans un article dans la revue Itinéraires : Cécile Portier, « Étant donnée : une fable poétique sur le régime de notre identité numérique », Itinéraires, 2015-3, paru en 2016, en ligne : https://journals.openedition.org/itineraires/3124

[19] Voir https://madeleineproject.fr/le-projet-4/

[20] Voir Serge Bouchardon, Littérature numérique. Le récit interactif, Paris, Éditions Lavoisier, 2009.

[21] Un appel à communications est en cours ici : https://www.fabula.org/actualites/jeu-video-romanesque-amiens-colloque-avril-2021_96156.php.

[22] Renée Bourassa, Les fictions hypermédiatiques, mondes fictionnels et espaces ludiques des arts de mémoire au cyberespace, Montréal, Le Quartanier, 2010, p.10.

[23] http://phonestories.me/fr/accueil