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Des identités en récit(s) à l’ère numérique (revue Limes)

Des identités en récit(s) à l’ère numérique (revue Limes)

Publié le par Marc Escola (Source : Abderrafiî KHOUDRI )

Des identités en récit(s) à l’ère numérique

Appel à contributions pour le numéro 3 de la revue Limes (E-ISSN: 3085-4660)

L’émergence d’une culture « expressiviste » (Allard, 2007) a conduit les acteurs contemporains à s’approprier le web 2.0 pour donner davantage de visibilité et d’éclat aux potentialités du « je ». Dans ce contexte, l’accent est mis sur le relationnel, condition sine qua non à la réflexion sur l’identité de soi désirée. Les espaces de discussion en ligne nourrissent cette ambition, où « chacun ne peut dire ‘je’ qu’en disant et en pensant aussi ‘nous’ » (Mesure & Renault, 1999, p.12). Ce mouvement s'inscrit dans une dynamique plus large d’« invention de soi » (Kaufmann, 2010), rendue possible par le recours à diverses « techniques » (Coutant, 2011) d’« éditorialisation » (Merzeau, 2014), par lesquelles l’individu façonne son identité numérique. « à travers un jeu de masques, de filtres ou de sélection de facettes » (Cardon, 2008), la technologie numérique devient, sous ce rapport, à la fois observatoire et catalyseur des performances identitaires, en fournissant des cadres expressifs où s’élaborent, se négocient et se rendent visibles des formes singulières du soi. 

Les dispositifs socionumériques visent à prolonger ou à restructurer certaines formes de sociabilité, voie à en créer de nouvelles. Cette reconfiguration repose sur une logique de traçabilité, qui dépasse les simples objectifs de protection de la vie privée pour s’orienter vers sa réappropriation. La question de l’identité investit ainsi l’intime et lui insuffle un dynamisme renouvelé. Ce dynamisme est en partie lié à la logique du web 2.0, qui associe désormais l’investissement personnel à une valeur marchande, transformant les expressions de soi en ressources potentiellement exploitables. Les « e-influenceurs » donnent la mesure de cette tendance en illustrant, à travers leur présence constante en ligne, comment la mise en scène de soi peut devenir un capital économique et symbolique dans le régime de la visibilité (Bernier, 2015). 

Dans ce sens, la construction identitaire à l’ère des dispositifs socionumériques ne se réduit pas à l’usage de ces derniers comme simples supports de projection d’une image spéculaire d’un soi réel ou idéalisé ; elle s’inscrit plutôt dans une quête de validation (Tisseron, 2006), de reconnaissance (Beaudouin & Velkovska, 1999), de légitimation, de redistribution des ressources et de défenses territoriales. Les plateformes en ligne deviennent des tribunes pour affirmer une compétence et revendiquer une appartenance à une communauté professionnelle – comme l’ont montré les travaux de Qotb (2020, 2023) portant sur les enseignants de langues et les infirmiers – mais aussi pour faire valoir une opinion (Cazeaux, 2024), ou encore introduire une parole alternative (Mabi & Gruson-Daniel, 2018). 

À ce propos, un autre point mérite d’être souligné : la production de soi en ligne s’articule autour d’une dialectique de constance et de changement perpétuel, et repose sur une rhétorique d’identification autant que d’individuation. Il s’agit à la fois de répondre aux normes des communautés virtuelles tout en se distinguant suffisamment pour capter l’attention ; de savoir doter sa présentation de soi d’une cohérence, tout en maîtrisant la plasticité de sa substance. Dès lors, l’identité à l’ère numérique n’est pas réifiée et se conçoit moins dans une approche substantialiste. Elle consiste au contraire en « reconstructions narratives » (Desouches, 2019), soumises à des négociations perpétuelles entre la version la plus conforme à ses attentes, l’image projetée par autrui, et l’identité réelle pour soi.

Les constructions identitaires sur Internet peuvent ainsi subir des altérations au gré des dynamiques interactionnelles et des impératifs imposés par les plateformes. Ces transformations ne sont pas indépendantes des potentialités d’action offertes par les environnements socionumériques ou leurs « affordances » (Gibson, 1979) qui orientent et façonnent les formes que peut prendre l’identité numérique (Develotte & Paveau, 2017), donnant lieu à des productions langagières cumulatives, multimodales et plurisémiotiques (Paveau, 2019).

Une telle « technologie langagière du soi » (Paveau, 2012) s’inscrit dans un cadre de choix idiosyncrasiques et de démarches informées par des schèmes d’action et d’usage qui prévalent dans la communauté connectée. Lesquels mobilisent, (ré)activent ou neutralisent l’émergence de certains traits identitaires au détriment d’autres. Ce type de positionnement suppose un investissement conséquent, qui dépasse largement la simple transposition du soi dans le cyberspace pour s’orienter vers une refondation des principes de la présentation de soi et des logiques de valorisation. Cela s’apparente à une forme de lutte assortie de comportements réactionnels, où s’observent des structures dialogiques, des néologismes, des pratiques de « resignification » (Paveau, 2019) – sous forme de mots traversés par d’autres – ainsi que des processus de « retournement sémantique […] transformant la négativité en positivité » (Taboada-Leonetti, 1998, p. 68), en réponse, parfois, à des assignations identitaires.

De ce point de vue, l’exercice numérique de l’identité suppose une réflexivité constante quant aux modalités d’exposition de soi dans l’espace socionumérique. Pour ce faire, diverses stratégies sont mises en œuvre afin d’ajuster la visibilité de soi, notamment par un « réglage réflexif » de « la distance aux faces » (Cardon, 2008). Ces mécanismes révèlent ainsi la nature profonde de l’identité à l’ère numérique, que l’on peut envisager « comme une activité plutôt qu’un statut, un travail plus qu’une donnée » (ibid., p.100).

À cet effet, il devient clair qu’une présence en ligne ne s’improvise pas. Merzeau avance en ce sens que « savoir cultiver son identité numérique relève dès lors d'une compétence, valorisée par le marché de l'attention et de la réputation » (2009), où la bonne gestion de ses traces numériques constitue l’un « des signes de compétences professionnelles et, plus largement, de compétences sociales » (Povéda, 2019). Cette compétence permet à l’utilisateur du web 2.0 de se livrer à une créativité à même de l’ériger en designer de sa visibilité, un véritable « entrepreneur de soi » (Bernier, ibid., p. 119). 

À ces réflexions, qui croisent l’identité au tournant numérique, est consacré l’appel à contributions du numéro 3 de la revue Limes. Ces travaux pourront prendre la forme d’études de terrain netnographiques, de réflexions épistémologiques ou méthodologiques, ou d’études de cas…L’objectif visé est de réunir des contributions examinant les multiples aspects de la construction identitaire au sein des environnements numériques, en rendant compte des dynamiques, des tensions et des enjeux liés à ces pratiques médiatisées. Ces contributions pourront s’intéresser aux pratiques, représentations et discours qui élaborent, modulent, peaufinent, mais aussi falsifient, maquillent ou réinventent la représentation de soi dans le contexte digital. Elles pourront s’inscrire dans les axes suivants, sans toutefois s’y limiter : 

1. Tournant numérique et nouvelles modalités de subjectivation 

Cet axe propose d’examiner comment les individus s’affranchissent du contrôle des gatekeepers et du formatage imposé par les médias traditionnels, en investissant les dispositifs numériques pour développer de nouvelles formes de publicisation de soi. Il s’intéresse aux motivations, aux modalités et aux effets de cette émancipation. L’axe invite ainsi à interroger les formes contemporaines de sémiotisation mises en œuvre pour s’affirmer, provoquer, se distinguer, résister, défendre ses intérêts, gommer certaines différences, faire reconnaître ses performances, cultiver son utilité sociale… Dans cette veine, l’attrait pour le numérique peut aussi s’expliquer par sa capacité à mettre en suspens, voire contourner, les restrictions imposées par le système social et les contraintes physiques, offrant ainsi des marges de manœuvre inédites dans la construction de soi.

2. Intime, extime et régulation de la visibilité dans l’espace socionumérique

Ce volet analyse les modes de gestion de la visibilité qui permettent de jouer sur les seuils de dévoilement et de dissimulation dans l’exposition de soi en ligne. Il interroge, par ricochet, un ensemble de polarités conceptuelles sous-jacentes : singulier / normé ; corporel / dématérialisé ; sincère / scénarisé ; apparent / caché ; fictif / réel ; continu / fragmenté ; exposition / protection. Cette réflexion met en lumière comment le périmètre de la contention du soi se (re)dessine, ainsi que les modes de contrôle réflexif permettant de moduler la frontière entre le personnel et le montrable, façonnant ainsi une « extimité » (Tisseron, 2019) propre à l’ère numérique, marquée par de nouveaux arbitrages. Dans ce contexte, l’analyse de la production du soi peut porter sur le contenu exposé ou sur la forme dont elle est le support. Sur le versant formel, cela peut concerner, entre autres, le choix des identifiants, qui opèrent tantôt un rapprochement entre l’identité sociale et l’identité numérique, tantôt une disjonction volontaire. Le pseudonyme, par exemple, en dit long sur les composantes identitaires que l’on choisit d’activer. Dans ce sens, l’anonymat, pratique révélatrice, peut être envisagé à la fois comme un gage d’authenticité, un stimulant de l’expressivité et un levier favorisant l’exposition de l’intime.

3. Ressources langagières, discursives et sémiotiques de l’identité numérique

L’identité en ligne se tisse de pratiques langagières qui, enchâssées dans l’écosystème numérique, deviennent d’une nature complexe, mêlant le langagier au technologique. Cette multimodalité peut participer d’un récit où s’exerce cet « art de faire » (Coutant & Stenger,  2010, p.14). Il s’agit alors dans cet axe d’examiner la matérialité (techno)discursive qui contribue à la figuration du soi en ligne, en focalisant l’attention sur les stratégies discursives, les aspects linguistiques et sémiotiques des interactions numériques mis au service de la fabrique des identités dans les espaces numériques.

4. Identité, apprentissage et formation dans les environnements numériques

Cet axe s’inscrit dans les sciences de l’éducation en s’intéressant aux relations entre élaboration identitaire et processus d’apprentissage dans le contexte numérique (caractérisé notamment par de nouveaux modes d’interaction enseignant-apprenant et la transformation des rôles traditionnels). Il vise à jeter une lumière nouvelle sur la présentation de soi de l’apprenant sur les plateformes éducatives et les identités professionnelles des enseignants stagiaires ou titulaires, tout en questionnant les modalités de démonstration, d’acquisition ou de transfert des compétences numériques liées à l’identité. 

5. Reconfigurations identitaires et écritures littéraires à l’ère numérique

Cet axe s’intéresse à la manière dont les écritures littéraires – qu’elles soient numériques, transmédiatiques ou simplement influencées par l’écosystème socionumérique – participent à la fabrique, à la mise en scène ou à la critique des identités contemporaines. Il invite à interroger les dispositifs narratifs et stylistiques mobilisés dans les productions littéraires en ligne (blogs, autofictions numériques, fanfictions, etc.) et les formes de subjectivation qu’elles engagent. Comment les textes littéraires numériques, mais aussi les reconfigurations d’œuvres classiques à travers des filtres numériques (adaptations, réécritures, détournements), donnent-ils à voir des identités multiples, mouvantes, performatives ? Quel rôle jouent les plateformes, les communautés de lecteurs ou les interfaces dans cette production identitaire ? L’axe est également ouvert aux études portant sur les représentations littéraires de l’identité numérique dans les fictions contemporaines.

Les approches interdisciplinaires sont particulièrement encouragées, afin de favoriser un dialogue fécond entre les perspectives sociologiques, (socio)linguistiques, anthropologiques, communicationnelles, médiatiques ou encore technologiques. 

Modalités de soumission :

·       Date limite d’envoi des propositions : 10/09/2025

·       Format attendu : Un résumé de 250 à 500 mots, accompagné de 5 mots-clés et de la mention du numéro de la revue concerné. Les auteur·rices préciseront leur statut professionnel, leur affiliation institutionnelle, ainsi que leurs coordonnées (adresse mail).

·       Langues acceptées : Français et anglais 

Les propositions doivent être envoyées à l’adresse suivante : a.khoudri@umi.ac.ma 

Calendrier prévisionnel :

·       Retour aux auteur·rices : au plus tard le 10/09/2025 

·       Soumission des articles complets : 17/11/2025

·       Notification finale aux auteur·rices après la soumission complète : 26/12/2025

·       Parution du numéro : 31/12/2025

  

Bibliographie citée 

 Allard, L. (2009). Pragmatique de l’Internet mobile. Technologies de soi et culture du transfert. Dans F. Dervin & Y. Abbas (dir.), Technologies numériques du soi et (co-)constructions identitaires (p. 60–74). Paris : L’Harmattan. 

Beaudouin, V., & Velkovska, J. (1999). Constitution d'un espace de communication sur Internet (forums, pages personnelles, courrier électronique…). Réseaux, 97, 121–178. 

Bernier, G. (2015). La vidéo de soi sur internet : rendre visible sa différence. Au-delà de la technologie, les fondements sociaux. Paris : L’Harmattan. 

Cardon, D. (2008). Le design de la visibilité : un essai de cartographie du web 2.0. Réseaux, 152, 93–137. 

Cazeaux, G. (2024). La fabrique de l’opinion numérique : des citoyens sous influence. Cités, 100(4), 313–326. https://doi.org/10.3917/cite.100.0313  

Coutant, A. (2011). Des techniques de soi ambivalentes. Hermès, La Revue, 59(1), 53–58. https://doi.org/10.3917/herm.059.0051  

Coutant, A., & Stenger, T. (2010). Processus identitaire et ordre de l'interaction sur les réseaux socionumériques. Les Enjeux de l'information et de la communication, 2010(1), 45–64. https://doi.org/10.3917/enic.010.0300 

Develotte, C., & Paveau, M.-A. (2017). Pratiques discursives et interactionnelles en contexte numérique. Questionnements linguistiques. Langage et société, 160–161(2), 199–215. https://doi.org/10.3917/ls.160.0199  

Desouches, O. (2019). L'identité numérique entre secret, visibilité… et régulation. https://ses.ens-lyon.fr/articles/lidentite-numerique-entre-secret-visibilite-et-regulation (consulté le 27 juin 2025)  

Gibson, J. J. (2014). The theory of affordances (1979). In The people, place, and space reader (pp. 56–60). Routledge. 

Kaufmann, J.-C. (2010). L’invention de soi : une théorie de l’identité. Paris : Fayard/Pluriel.

Mabi, C., & Gruson-Daniel, C. (2018). Formes et mouvements politiques à l’ère numérique. RESET, 7. https://doi.org/10.4000/reset.1078  (consulté le 24 juin 2025) 

Merzeau, L. (2009). Présence numérique : les médiations de l'identité. Les Enjeux de l'information et de la communication, 2009(1), 79–91. https://doi.org/10.3917/enic.009.0079 

Merzeau, L. (2014). Éditorialisation collaborative d’un événement. Communication & Organisation, 43(1), 105–122. https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.4158 

Mesure, S., & Renault, A. (1999). Alter ego. Les paradoxes de l'identité démocratique. Paris : Aubier.

Paveau, M.-A. (2012, 27 août). Linguistique et numérique 4. Les écritures de Protée : identités pseudonymes. La pensée du discours. https://doi.org/10.58079/ssm3  (consulté le 25 juin 2025) 

Paveau, M.-A. (2019a). Introduction. Écrire, parler, communiquer en ligne : nos vies sociolangagières connectées. Langage et société, 167(2), 9–28. https://doi.org/10.3917/ls.167.0009  

Paveau, M.-A. (2019b). La resignification. Pratiques technodiscursives de répétition subversive sur le web relationnel. Langage et société, 167(2), 111–141. https://doi.org/10.3917/ls.167.0111  

Povéda, A. (2016). L’identité numérique des jeunes diplômés : les risques de l’absence. Études de communication, 47. https://doi.org/10.4000/edc.6687  (consulté le 30 avril 2019) 

Qotb, H. (2020). L’identité numérique du locuteur dans les échanges professionnels en ligne : le cas du forum médical infirmiers.com. Langage et société, 170(2), 129–146. https://doi.org/10.3917/ls.170.0129 

Qotb, H. (2023). L’identité professionnelle des enseignants de langues sur les réseaux sociaux : le cas du forum neoprofs. Langages, 232(4), 81–106. https://doi.org/10.3917/lang.232.0081   

Taboada-Leonetti, I. (1998). Chapitre II. Stratégies identitaires et minorités : le point de vue du sociologue. In C. Camilleri, J. Kastersztein, E. Lipiansky, H. Malewska-Peyre, I. Taboada-Leonetti & A. Vasquez-Bronfman (Eds.), Stratégies identitaires (pp. 43–83). Presses Universitaires de France. https://doi.org/10.3917/puf.marti.1998.01.0043 

Tisseron, S. (2006). Les nouveaux enjeux du narcissisme. Adolescence, 24(3), 603–612. 

Tisseron, S. (2019). Extimité. Comprendre la culture numérique (pp. 53–57). Dunod. https://shs.cairn.info/comprendre-la-culture-numerique--9782100795840-page-53?lang=fr