Colloques en ligne

Gilles Bonnet, Université Jean Moulin-Lyon 3 / Équipe MARGE

Le livre implémenté

Cartographie

1Remédiatisation : on traduit ainsi la « remediation » proposée par Jay David Bolter et Richard A. Grusin, dans leur essai paru en 2000 : Remediation : Understanding New Media. Le terme désigne la migration d’une œuvre, d’un média à l’autre. Ce fut historiquement la première province de cette alliance entre littérature et informatique, qui incita à la numérisation de classiques. C’est même dans cette pratique que l’on a coutume de déceler l’acte de baptême des Humanités numériques, délivré par le père Roberto Busa, qui tenta de repérer dans la Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin des index et des concordances, dans le cadre de son projet d’Index Thomisticus1.

2Il est aussi d’usage d’aller puiser dans l’histoire récente de la littérature, des œuvres imprimées qui pourraient paraître, a posteriori, avoir pressenti voire annoncé notamment la manipulabilité des œuvres numériques hyperliées, manipulabilité issue de la discrétisation qui soumet le contenu textuel à une fragmentation en unités distinctes. Il y aurait eu là comme une préscience d’œuvres encore à venir, une préméditation, voire, si l’on m’autorise le terme, une pré-médiatisation. Les écritures à contrainte sont souvent mobilisées, très logiquement, puisqu’elles furent produites au sein de cadres formels qui ne sont pas sans rappeler les cahiers des charges imposés à la création numérique par les « architextes », ces outils au service d’une énonciation éditoriale. La combinatoire d’un Queneau et de ses Cent mille milliards de poèmes est ainsi souvent citée, elle qui fut d’ailleurs adaptée, et donc remédiatisée en 1975 par Paul Brafford. Luc Dall’Armellina2 convoque quant à lui Composition no1, de Marc Saporta, « récit fragmentaire permutationnel »3 qui se présentait lors de sa parution en 1962 comme un lot de 150 fiches détachées, qu’il appartenait au lecteur de battre tel un jeu de cartes avant d’en amorcer la lecture. Après Jean Clément qui y décelait un « proto-hypertexte »4, Luc Dall’Armellina note qu’une telle œuvre, par sa matérialité même, et la lecture délinéarisée qu’elle induit, fait partie de ces œuvres qui auront « préparé le terrain pour la littérature hypertextuelle »5. Une telle contestation de la linéarité du récit classique rappelle à nombre de théoriciens du numérique les heures fastes du Nouveau Roman6. Mais c’est très souvent Borges que l’on convoque, bien sûr, et son fameux Jardin aux sentiers qui bifurquent, construit rétroactivement comme l’anticipation la plus aboutie de l’hypertexte en tant que contestation de la linéarité du récit, dépassement des préceptes aristotéliciens fondateurs de notre poétique occidentale. La question qui se pose consiste alors dans l’identification problématique d’un terminus a quo, tant les généalogies s’entrecroisent : pour George P. Landow, c’est à Laurence Sterne qu’il faudrait remonter le cours de ces « quasi-hypertextual fictions », pour ensuite se projeter dans les années 1980 et les œuvres de Graham Swift, telle Waterland7.

3Il nous appartient d’explorer une troisième voie, proche d’une remédiatisation à rebours: ce qu’Internet fait à la littérature non numérique, et que je propose d’identifier comme une dynamique d’hybridation et l’une des modalités de transmédiatisation, à ceci près qu’il ne s’agit pas ici d’une migration de contenus d’un support à l’autre, mais bien d’une contamination de l’œuvre littéraire sous sa forme classique de livre imprimé, par certains traits définitoires d’une poétique propre aux écrits nativement numériques. L’hypothèse originelle, qu’il faut peut-être rapidement rappeler, réside en effet dans le postulat qu’une poétique des supports peut permettre d’éclairer les productions littéraires nativement numériques, c’est-à-dire pensées et produites dans le souci des spécificités du Web, spécificités d’ordre technique, mais également liées à des usages, parmi lesquels, celui essentiel de la lecture sur écran connecté. L’ordinateur ne sera donc plus conçu comme simple « moyen de transmission pour des textes conçus pour d’autres médias », mais bien comme « force configuratrice »8 de créations littéraires. Parce qu’elles s’écrivent au moyen d’outils eux-mêmes déjà numériques, mais surtout parce qu’elles se destinent à une publication originale en ligne, ces œuvres sont en train d’inventer de nouvelles textualités. Écoutons Laurent Margantin :

Depuis 2000 où j’ai créé mon premier site (comme on disait alors, et j’aime bien ce terme géographique), d’autres espaces, le blog est pour moi premier. C’est-à-dire qu’il n’y a pas eu le livre, et ensuite une présence ou activité sur le web, car je n’avais pas publié de livres papier à l’époque. Le blog est premier veut dire aussi que les textes qui y sont donnés à lire ne sont pas destinés initialement à devenir des livres : ils sont écrits pour le web, et cela change tout en vérité puisque l’écriture ne se déploie plus et ne s’articule plus en fonction d’un objet à composer par la suite. Ce qui s’écrit en ligne s’écrit donc en fonction de l’outil web, et pas à partir de paramètres extérieurs, qui seraient ceux des éditeurs et des auteurs dits « traditionnels ».9

4Qu’ils aient écrit auparavant, ou non, une œuvre littéraire parue sous format livre, ces auteurs Web, que je nommerai écranvains10, proposent bel et bien ces nouvelles textualités qui expérimentent une poétique propre, qu’il nous appartient de tenter d’aborder avec un regard théorique et critique. Non pas tant d’ailleurs pour fétichiser tel ou tel aspect saillant et récurrent, et l’ériger en rupture radicale d’avec une éventuelle tradition par là même périmée, que pour réfléchir plus utilement en termes de retravail des formes et des genres. Appréhender ce retravail, c’est poser la nécessité d’une e-poétique, c’est-à-dire d’une poétique Web.

Problématiques

5Matérialité : Je partirai d’une agréable surprise offerte par les éditions du Seuil à François Bon à l’occasion de la parution du bien-nommé Après le livre : « Alors qu’on parle si souvent de livre homothétique (le livre numérique à l’image du livre imprimé), le Seuil me propose une très belle maquette, au format exact de l’écran iPad, et dans laquelle la proposition graphique de la version publie.net a servi de base : livre homothétique, mais dans le sens du numérique vers l’imprimé »11. Contrairement à ce qu’affirmaient certains fantasmes déclinistes, maintenant périmés, l’écrit d’écran a renouvelé l’attention portée aux préoccupations matérielles, typographiques mais pas seulement, de l’œuvre littéraire. Le Web design, notamment, autorise des pratiques de montage et dessine des formats clairement identifiables. La transmédiatisation, d’un contenu Web vers une publication papier peut ainsi faire le choix de conserver une apparence numérique. Cent quarante signes d’Alain Veinstein offre à tout amateur de twittérature des gages formels évidents : brefs paragraphes n’excédant pas les 140 signes réglementaires, datation incluant le texte dans une pratique diaristique, et mention, même, d’un horaire précis, correspondant, on l’imagine, au moment où fut envoyé le tweet originel, déterminent une « image du texte » dont le microblogging s’exhibe comme la source. On songera également ici au « twiller » de Thierry Crouzet, La Quatrième Théorie12, présenté comme « le premier roman écrit sur Twitter »13. C’est Mark Z. Danielewski, qui avec La Maison des feuilles (traduit par Claro), en a proposé une version radicale, le jeu sur les typographies, et plus généralement, la matérialité du texte devenant même un des enjeux principaux de l’œuvre, pour cette raison qualifiée de « technotexte » par N. Katherine Hayles14. Bien sûr, entre le véritable copier/coller, et l’imitation, voire le pastiche, la frontière n’est pas toujours très nette. Je pense ici aux savantes mises en page de Corpus Simsi, l’œuvre dans laquelle Chloé Delaume, « personnage de fiction sans domicile fixe »15 trouve refuge dans l’univers ludique et virtuel du célèbre jeu des Sims. C’est souvent le montage plurisémiotique qui insère le propos dans la sphère numérique, davantage même que le propos lui-même : il y aurait peut-être à déceler dans ces jeux de citation d’un matériau et d’une esthétique numériques décontextualisés comme un « effet de numérique » de l’ordre de la connotation, ou si l’on préfère, un « effet de virtuel », comme il y eut un effet de réel. Ainsi du titre même de Vies pøtentielles qui semble, à l’orée de l’ouvrage que Camille de Toledo publie au Seuil en 2011, se dégager comme d’une combinatoire proche d’un nuage de tags.

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6Auteur. Écrire Web déplace les lignes de la fonction-auteur, est-il besoin de le rappeler. Et nous impose d’interroger le statut des textes avec une nouvelle souplesse d’esprit : qu’est-ce qui dans un site Web d’écranvain relève du texte, et qu’est-ce qui relève du paratexte, par exemple ? Quel statut donner aux vidéos d’un Martin Page se filmant dans son intérieur, accompagné de son enfant et de sa compagne, si elles contribuent à l’édification de son site comme ensemble littérairement signifiant ? Ces questions de corpus, actuellement si vives qu’elles divisent la communauté des chercheurs, s’adossent donc à un questionnement nouveau de la figure de l’auteur. Quand l’aventure du Général Instin naît, elle revitalise sur le Web une écriture collective, qui vient de se traduire par deux publications papier. L’une d’entre elles, Climax, se présente ainsi – sans pagination, d’ailleurs – comme une « œuvre à sept mains »16. C’est également la frontière entre texte et péritexte qui vacille (et qui pour cela interroge également la fonction-auteur foucaldienne), frontière poreuse sur le Web où tout est déjà méta-, et poreuse ou du moins sensible, dans des œuvres qui s’en inspirent : Camille de Toledo, dans le texte déjà cité, juxtapose ainsi systématiquement un court récit fictionnel et son « exégèse » d’orientation autobiographique.

7Accessibilité. Même pour l’écrivain allergique à la publication numérique de son travail, Internet s’est imposé comme un médiateur primordial, qu’il héberge les dictionnaires et encyclopédies en ligne dont la consultation instantanée et croisée constitue et un gain de temps et peut-être une source neuve de créativité, ou plus généralement, qu’il mette à disposition une documentation si aisément accessible sous forme de flux d’informations qu’elle informe spécifiquement l’écriture. On se souvient de Michel Houellebecq jalonnant La Carte et le territoire d’extraits d’articles de Wikipédia comme pour troller son propre récit, afin de créer une polémique ? Le mage d’Olivier Cadiot, dans un autre registre, se réjouit de cette accessibilité :

 J’ai accès à tout.

C’est comme si j’avais à ma disposition des hangars gigantesques bourrés de documents, étagères en métal, petite manivelle, on rapproche et éloigne les murs d’archives à volonté.

Mais en version moderne.

Autrefois allait aller chercher tout ça à patins à roulettes, fff-fff, 1922, 1870, 1830, 1390, en remontant.

Comme ça.

Maintenant c’est à portée de main.17

8L’accessibilité peut d’ailleurs n’être qu’un pan d’une conscience plus large, qui serait celle de l’interconnexion désormais en acte, de nos démarches et pratiques, pour autant qu’elles laissent des traces numériques. Ce qui, si l’on passe de l’échelle individuelle à l’échelle collective, implique une conscience de la globalisation, à laquelle est associé Internet. Laurent Mauvignier, jusque-là plutôt adepte des fictions brèves, propose avec Autour du monde, un épais roman de 371 pages, qui narre l’expérience d’une multitude de personnages, tous saisis le même jour, ce jour de mars 2011 où un tsunami frappa le Japon : « tous les objets du monde sont reliés entre eux d’une manière ou d’une autre et […] ils se touchent les uns les autres », constate ainsi le narrateur18. La trivialité assumée du constat – que l’on retrouve d’ailleurs à l’identique, ou quasiment, à l’orée de Féerie générale d’Emmanuelle Pireyre19 – le désigne également comme mise en abyme d’un récit proprement rhizomique, dont la structure reflèterait donc un état du monde, ou mieux, une hypertextualisation du monde. L’ouvrage de Mauvignier ne s’ouvre-t-il pas sur un cliché, celui d’un réseau de transports urbains ? Pour reprendre le titre de Véronique Taquin, qui écrivit d’abord son texte pour Mediapart, puis qui le publia chez Hermann, Autour du monde est peut-être, lui aussi, à sa manière, un « roman du réseau »20. La structure de ce roman, comme celle d’Un mage en été héritent de la circulation mondiale et instantanée des informations et négocient avec l’esthétique du flux caractéristique du cyberespace. J’aimerais par exemple lire Autour du monde à la lumière d’un autre gros et beau livre, lui aussi fiction d’un jour, car tout ce qui y est relaté s’ancre dans les mêmes 24 heures (le 21 mars 1989) : L’Invention du monde21. Mais le support choisi par Olivier Rolin était alors la presse écrite, puisqu’il avait recueilli puis dépecé près de 500 quotidiens parus le même jour. N’a-t-on pas une reprise, mais désormais sous l’ère numérique, de ce protocole par des écrivains comme Mauvignier ? C’est alors en termes d’énonciation que la question de pose : d’où écrit-on, dans un réseau ? Tel semble bien être l’enjeu du roman de Philippe Vasset, Carte muette (2004) : « dépourvu de nom et d’adresse », en confesse ainsi le narrateur, j’arpente le texte comme un paysage : tout est ouvert, vacant, et ma place n’est nulle part »22. Le « nous » qui envahit littéralement les pages de Climax sourd de cette ubiquité : « Nous vivons hors de nos corps dans les espaces et nous les relions entre eux. Nous sommes nombreux. Innombrables »23. Si le ressassement de ces pages semble s’ancrer dans la filiation beckettienne de L’Innommable, peut-être est-ce dans l’intention de lui substituer son avatar contemporain, caractéristique de cette décennie 2010 massivement connectée : L’Innombrable ?

9Philippe Vasset inscrit ainsi le narrateur de Carte muette en un lieu dont « le seul principe d’organisation » est « à jamais le ressassement »24. L’ouvrage juxtapose d’ailleurs des paragraphes mêlant texte et code, qui déploient, par variations, biffures, de nouvelles modalités semble-t-il, d’épanorthose. Le texte n’apparaît plus comme partie émergée d’un travail d’élaboration dérobé à la vue, mais bien plutôt comme le fruit d’un bricolage affichant ses essais et ses erreurs, dans une sorte de writing by doing. Le ressassement, parce qu’il rouvre sans cesse le chantier de la phrase, acquiert, dans bien des œuvres papier de notre corpus, une signification qui n’est pas sans rappeler, à l’opposé d’une conception de l’œuvre-livre comme totalité, « résultante d’un processus antérieur et complété », la culture de l’écran et ses « pratiques artistiques d’abord caractérisées par le mouvement qui les engendre »25. On a pu identifier ce primat accordé au procès et au work in progress, sur l’œuvre achevée comme l’une des caractéristiques saillantes d’une littérature « contextuelle » – dans la lignée de l’art contextuel – ou « exposée », hors du livre (résidences, performances, lectures…)26.

10Ici le paradoxe réside dans l’inscription à même le livre-papier de ce mouvement d’extériorisation de la littérature, devenue événement et geste, et geste instaurateur, initié par et sur le Web, puis exposé, recontextualisé dans les pages d’un livre.

11Dès lors, l’auteur ressassant, dans sa logorrhée comme inspirée du Web liquide et de sa continuité infinie, ne se rendrait-il pas volontiers coupable d’actes de flooding , lorsqu’il vise à saturer l’espace de la page et à rendre le dispositif livresque quasi inopérant, « plantant » volontairement l’acte de lecture ainsi que le ferait un hacker par une attaque par déni de service27? Le flood ou le flooding, lit-on, désigne en effet en informatique « une action généralement malveillante qui consiste à envoyer une grande quantité de données inutiles dans un réseau afin de le rendre inutilisable, par exemple en saturant sa bande passante ou en provoquant le plantage des machines du réseau dont le déni de service est la conséquence possible. Le flood peut consister en une chaîne incohérente de lettres ou de mots par exemple »28.

12 Les recherches typographiques dans La Maison des feuilles peuvent laisser penser à une telle illisibilité, avatar imprimé de « l’esthétique du bruit » attribuant au numérique une inclination innée pour la saturation de l’espace écranique29. Voici l’exemple de « flooding » donné par Wikipédia :

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13Puis une capture d’écran du poème de Julien d’Abrigeon, « Proposition de voyage temporel dans l’infinité d’un instant », exclusivement constitué de la date et de l’heure de la consultation du site Web par l’internaute30 ; exemple de poésie numérique programmée, en l’occurrence cinétique, qui joue de la saturation de la surface-écran.

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14Enfin, voici un exemple de double page tirée du roman de Mark Z. Danielewski31, où le texte romanesque semble tout droit sorti de l’algorithme d’un générateur de textes.

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15Le lisible le cède au visible, conformément aux pratiques « illitéraires » que Bertrand Gervais identifie comme caractéristiques de notre actuelle culture de l’écran32, et le paradigmatique, cette dimension naturelle du numérique se substitue par la juxtaposition paratactique, à toute orientation syntagmatique attachée au récit classique.

16Récit & fiction. Autour du monde, L’Invention du monde : ce sont là deux gros livres. La remarque pourrait n’être qu’incongrue, s’il ne s’agissait d’une articulation essentielle entre document et fiction. L’écriture fragmentaire, dont on tend à faire une caractéristique première de l’écriture Web, autorise en effet les suites et les enchaînements, susceptibles de libérer la fiction de tout carcan : « Nous sommes tout ce que nous voulons », tous ceux que nous voulons, croit-on lire dans Corpus Simsi, « Si l’envie nous taraude de devenir un quelqu’un plus qu’un autre, nous nous y essayons »33. Alexandre Gefen propose de « lire la recrudescence contemporaine de sommes romanesques à la lumière du rapport décomplexé à la fiction, à l’actualité et à la longueur, qu’autorise internet »34. Cette fiction est d’ailleurs souvent d’ordre biographique et ouverte, potentiellement infinie. La fiction romanesque tendrait alors à rejoindre l’infinie permanence des mondes virtuels ou « métavers »35 . Peut-être apercevons-nous ici un aspect essentiel de notre questionnement : le goût des commencements, que sait cultiver l’essai, comme l’a rappelé Marielle Macé, qui parle à son sujet d’un « élan permanent de l’entrée »36. C’est cet élan, et démultiplié, car repris, que s’autorise Alain Veinstein dans Cent quarante signes : « Roman. Un homme suivrait des femmes dans la rue en faisant comme si c’était lui qu’elles aimaient. / Roman à la première personne. La femme au fauteuil rouge, aperçue par la porte entrouverte, m’inviterait à entrer et à la suivre. » Amorces suivies de ce commentaire réflexif, page suivante : « Quand je ne tweete pas, je lis. Si possible, des livres qui cultivent l’impatience des commencements. »37

17Édition. Il nous faut également prendre en considération des phénomènes éditoriaux qui contribuent à assurer la porosité des publications en ligne et des publications papier. L’éditeur à forts tirages semble en effet redevenir chasseur-cueilleur, qui à l’image des labels musicaux qui dix ans plus tôt farfouillaient dans MySpace à la recherche de la nouvelle star, n’hésite plus à errer sur la Toile en quête de l’autopublication plébiscitée par les internautes, objet trouvé dont il pourrait tirer bénéfice en le transportant dans le champ de l’édition papier. Les exemples ne manquent pas, dans le domaine anglo-saxon particulièrement, de succès de librairie, issus de publications numériques originelles. La cible de la littérature jeunesse semble d’ailleurs privilégiée, qui s’alimente à la foule de blogs précisément tenus par des adolescents, parfois expulsés à 16 ou 17 ans de leur statut d’amateurs et sacrés auteurs de romans à succès. Dans l’esprit de l’éditeur papier, il offre une reconnaissance institutionnelle et une forme de légitimation à ces internautes si souvent soupçonnés précisément de privilégier l’autopublication comme désintermédiation, par crainte des tamis de l’édition classique. N’assistons-nous pas là à une résurgence du protocole définitoire du ready-made duchampien (un « ready-written » ?), qui verrait un objet choisi dans le stock infini de la trivialité ou d’une contre-culture Web souvent considérée avec condescendance, érigé en œuvre par le geste d’un artiste désormais confondu avec toutes les figures de médiateurs, qu’ils soient curateurs ou éditeurs ? « De la littérature, les Sims ne font pas »38 rappelle la narratrice de Corpus Simsi, œuvre littéraire de Chloé Delaume, dont l’avatar dans le jeu Sims orne la couverture… Tout comme pour le ready-made artistique, qui implique l’importance du contexte institutionnel d’exposition, tout comme pour le ready-made poétique, qui comptera sur le paratexte (titre, couverture…) pour l’identifier comme littéraire – je renvoie ici au travail de Gaëlle Théval 39–, le ready-made d’origine numérique trouvera une légitimité dans la matérialité même du livre (complétée par tout l’appareil paratextuel à forte valeur de validation). Au côté de « l’image métamorphique » définie comme réagencement de matériaux préexistants, que Rancière identifiait comme caractéristique du « régime esthétique »40, figurerait donc ce texte métamorphique. Le récit de Véronique Taquin s’est ainsi choisi un titre rhématique, Un roman du réseau, qui l’inclut dans l’architexte « roman », genre constitué, emblématique de ce que nous convenons de nommer « littérature ».

18Image. Si Un mage en été, qu’Olivier Cadiot a fait paraître en 2010, ou si Autour du Monde, que Laurent Mauvignier publie en 2014, appartiennent au corpus des publications papier informées par une poétique Web, c’est aussi parce qu’ils mettent en œuvre un rapport à l’i-mage (le mage de l’ère numérique ?) qui rappelle la proximité féconde que l’on rencontre quasiment sur tous les sites d’écranvains. S’y instaure en effet un dialogue entre texte et image qui semble reproduire, voire imiter les potentialités heuristiques de ce compagnonnage définitoire d’une poétique de l’Internet. L’image n’y est pas pure illustration, mais se fait bien image-seuil, incitation à l’écriture, comme l’image numérique en général, « conversationnelle » selon André Gunthert41, est propice aux discussions. Écriture et discours qui à leur tour, ne se cantonneront pas à la pure description, mais inventeront, dans la tension entre les deux systèmes sémiotiques, caractéristique d’une « photolittérature »42 numérique, une forme neuve d’ekphrasis, tendue entre la trop évidente littéralité d’un réel brut saisi à hauteur d’iPhone, et la mise en évidence d’une étrangeté tapie au cœur du trivial43, propice à des fictions même radicales, c’est-à-dire fantastiques.C’est notamment dans son rapport aux espaces, saisis et comme expérience englobant le sujet fondu dans un paysage, et comme distanciation fournie par la carte ou le plan, voire le cadastre, que ces textes me semblent importer des traits fondamentaux d’une poétique Web – comme en témoigne cette double page d’Un mage en été44 :

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19C’est enfin toute une écriture du quotidien et de l’actualité qui s’y ressource, se proposant un nouvel accès à l’infra-ordinaire perecquien par une attention à cette littéralité d’un monde présent, perçu grâce à la photographie numérique dans l’instant de sa plus tendre banalité partageable. S’opère ici également parfois la rencontre entre une poétique intimement liée à la citation recyclant, remixant à l’envi des fragments d’énoncés calcifiés en clichés et blocs doxologiques, à l’image de celle d’Olivier Cadiot, et une culture numérique massivement vouée au partage et à la diffusion de mèmes, le plus souvent hors de toute évaluation d’ordre esthétique.

Essai de typologie

20Si l’on croise les trois voies d’abord aperçues, qui tentaient de cartographier les modalités de circulation des textes littéraires, du livre au Web et retour, et ces quelques orientations problématiques, une typologie, bien sûr rien moins que partielle et temporaire, se fait jour. Je voudrais opposer trois couples de pratiques, qui semblent structurer le champ. Chacun de ces trois couples illustre une tension antithétique entre continuité et discontinuité, entre Web et livre.

211. Il nous faut partir du cas le plus simple de transmédiatisation du Net vers le livre, c’est-à-dire des pratiques de print on demand ou de reproduction pure, à l’image du blog d’Éric Chevillard repris par les éditions de L’Arbre Vengeur. Ici, une continuité matérielle, graphique, garantit l’identité d’un contenu. En revanche, la reprise intentionnelle ou l’imitation de la matérialité des œuvres Web dans des productions nativement papier, identifiée à cet « effet de virtuel » aperçu plus tôt, instaure une continuité feinte, de l’ordre de la connotation, c’est-à-dire en fait une discontinuité matérielle.

222. Bien des textes littéraires parus sous format papier dans les années 2010 se font l’écho de l’inscription massive du numérique et d’Internet en particulier dans notre quotidien. S’en faisant l’écho, voire s’en réclamant pour esquisser une réflexion sur les interactions sociales contemporaines – je pense à Camille Laurens et au récent Celle que vous croyez45 –, ils reflètent simplement un état de fait et instaurent donc une continuité thématique. Lorsque le Web dépasse ce cadre étroit d’objet, voire d’imaginaire ou de thématique à la mode, il peut être appréhendé non plus comme chapitre d’une mythologie barthésienne revisitée, mais bien plutôt comme déterminant notre expérience commune du monde, en particulier de l’accessibilité de la documentation sur le monde. D’une continuité indicielle, où le Web se contente de laisser sa trace dans des récits soucieux d’appartenir à leur époque, nous passons alors à une discontinuité symbolique.

233. Enfin, une poétique identifiée comme appartenant aux écrits Web peut se manifester hors du Web selon au moins deux modalités. Elle peut, tout d’abord, se transposer directement et explicitement sur le papier : Cent quarante signes affiche une matérialité, qui renverrait au premier couple aperçu, et à un effet de virtuel, si le texte ne faisait de cette évidence un signal adressé au lecteur, invité à dépasser ce premier stade pour entrer dans une réflexion sur les commencements et la possibilité d’un livre fait d’embryons romanesques. Dans d’autres textes qui n’affichent pas avec la même clarté que celui de Veinstein (là encore, le titre fait du paratexte un espace de négociation crucial avec le lecteur) la proximité avec une écriture Web, nous retrouverions donc, c’est du moins l’hypothèse ici formulée, une circulation de traits poétiques issus du Web venant informer, telle la « charge utile » d’un cheval de Troie informatique46, le texte littéraire (Mauvignier, Cadiot) s’incarnant dans un livre-papier qui joue à proprement parler, parce que légitime47 mais modifié, le rôle d’un tel Cheval de Troie.

24C’est ici la notion de détourage, que j’emprunte à Nicolas Bourriaud dans son appréhension de la « postproduction » par quoi il désigne l’art contemporain, qui me semble s’imposer. « Le détourage », écrit le critique d’art, « apparaît comme la figure majeure de la culture contemporaine : incrustations de l’iconographie populaire dans le système du grand art, décontextualisation de l’objet de série […]»48. Dès lors, la troisième voie, après la remédiatisation et la prémédiatisation, identifiée à une modalité de transmédiatisation, pourrait gagner en précision à accueillir la notion d’implémentation, au sens d’installation d’une poétique numérique, une fois dénumérisée, dans un dispositif adapté : le livre.

25Livre implémenté, dès lors, et non augmenté ni enrichi, puisque cette relation transmédiatique, naît bel et bien du Web pour informer en s’y logeant une œuvre littéraire nativement non-numérique.